LE
TRAVAIL DES FEMMES
AU XIX 1 SIÈCLE
OUVRAGES DU MEME AUTEUR
La Question ouvrière au xixe siècle. 1 vol. Bibliothèque-Charpentier.
Paris, 1872.
De l'État moral et intellectuel des populations ouvrières et de
son influence sur le taux des salaires (ouvrage couronne Par 1 Aca¬
démie des sciences morales et politiques). 1 vol. in-18, I8b8. uaris.
Guillaumin et Ce, libraires-éditeurs.
Recherches économiques, historiques et statistiques sur les guerres
contemporaines (1853-1866). Paris, 1869.
De l’administration, locale en France et
ronné par l’Académie des sciences morales
laumin et Ce, libraires-éditeurs.
EN ANGLETERRE (ouvrage CGU-
et politiques). Paris. 1872. Guil-
SOUS PRE SSE
Des systèmes coloniaux des peuples modernes (ouvrage couronné par
l’Académie des sciences morales et politiques). Guillaumin et C e .
Paris. •— lmp. Yiéville et CAnouoNT, 6, rue des Poitevins.
LE
TRAVAIL DES FEMMES
AU XIX e SIÈCLE
PAUL LEROY-BEAULIEU
OUVRAGE COURONNÉ
PAR L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES
PARIS
CHARPENTIER ET G 1 », LIRRAIRES-ÉDITEURS
28, QUAI DU LOUVRE
1873
1.873 F/ US b
LE
TRAVAIL DES FEMMES
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
PREMIÈRE PARTIE
DU SALAIRE ET DE L'INSTRUCTION DES FEMMES
EMPLOYÉES DANS L’INDUSTRIE.
CHAPITRE I
Esquisse du travail des femmes avant le dix-neuvième siècle. —
Des progrès de la mécanique dans toutes les industries féminines.
Parmi les nombreuses questions que soulève notre
régime industriel il n’en est pas de plus importante que
celle du travail des femmes. Cette question touche,
en effet, non-seulement aux intérêts individuels de
l’ouvrière, mais encore aux intérêts généraux de la
nation. La constitution de la famille, l’éducation des
générations nouvelles, la conservation, l’amélioration
ou la dégénérescence de la race, en d’autres termes
l’état moral, l’état économique et même l’état phy¬
sique d’un peuple dépendent en grande partie de
l’organisation du travail des femmes dans le pays.
\
3 LE TRAVAIL DES FEMMES.
Malheureusement les difficultés de la question é & aient
son importance; et quoique, à première vue, pour
un esprit porté aux théories absolues, cette matière
puisse paraître simple et aisée, une intelligence judi¬
cieuse et réfléchie découvre dans la complication de la
vie et de l’industrie moderne mille raisons qui en
. rendent la solution extrêmement délicate.
Avant d’étudier le travail des femmes, tel qu’il se
présente de nos jours, nous voudrions en esquisser
brièvement l’histoire. La lumière du passé est néces¬
saire à l’intelligence du présent. La connaissance
exacte des rapports sociaux qui ne sont plus est in¬
dispensable au moraliste qui discute et juge les rela¬
tions existantes. Pour ne pas s’aventurer en aveugle
dans le champ du possible, qui n’est souvent que le
champ des chimères, il importe de s’être muni de
tous les renseignements que peut apporter l’expé¬
rience.
A l’homme et à la femme la nature a départi d’iné¬
gales forces et des charges inégales : mais, chose re¬
marquable, elle a fait porter la supériorité des charges
précisément du côté où elle avait mis l’infériorité des
forces. Elle a rendu l’homme vigoureux, capable de
longs efforts et d’âpres entreprises : elle a fait la
femme faible, soumise par les nécessités de sa consti¬
tution à de nombreuses et périodiques épreuves ; elle
a fait peser sur cette créature chétive le fardeau de la
gestation et de l'enfantement ; elle a confié à ses bras
débiles le soin des jeunes générations. Ainsi il s’est
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 3
trouvé que l’être le plus incapable de fournir à sa
propre existence a été chargé, en outre, de sustenter
celle d’autrui. De cette inégalité des forces et de cette
inégale répartition des charges découle, au point de
vue économique, la nécessité de la famille. La famille
stable, permanente, indissoluble — et non pas l’union
libre, le contrat passager — est une nécessité écono¬
mique, parce que la femme est un être faible que des
rapports momentanés avec l’autre sexe écraseraient
sous le poids de charges accablantes. Il semble que
ces deux créatures, l’homme et la femme, soient in¬
complètes et imparfaites dans leur isolement : la fa¬
mille seule, c’est-à-dire l’union durable de la femme
et de l’homme, est un tout et un corps équilibré.
Dans ce tout harmonique, dans ce corps en équilibre,
chaque membre a sa fonction qui lui est spéciale et
qui est proportionnée à ses forces. Chaque membre
doit être actif, mais d’une activité différente et iné¬
gale : chaque membre doit travailler à la prospérité du
corps entier, mais par des voies diverses. L’obli¬
gation du travail est donc la même pour les deux
membres de la famille, mais la nature et l’intensité
du travail peuvent être différentes pour l’un et pour
l’autre. L’homme est robuste, entreprenant : sa force
physique, son activité intellectuelle le poussent aux
rudes labeurs du dehors. La femme est sédentaire
par faiblesse constitutive, elle l’est encore par attache¬
ment à ces jeunes êtres sortis de son sein et qui ré¬
clament ses soins. Ainsi de l’organisation physique
4 le travail des femmes
de l’homme et de la femme découle une sorte de di¬
vision naturelle du travail. Tels sont « priori les
caractères de l’organisation familiale. Mais il s’en
faut que dans la pratique des siècles l’on retrouve
partout cette constitution de la famille et cette division
du travail qui semble la seule normale et la seule
régulière. A l’origine, et aujourd’hui encore chez les
sauvages, le toit domestique existe à peine : la tribu
est errante ; l’activité de la femme comme celle de
l’homme se porte au dehors. L’homme poursuit le
gibier et le frappe de ses flèches; la femme, accom¬
pagnant le hardi chasseur, rapporte la proie sur ses
épaules : à cet âge du monde, la femme, l’être faible,
est le portefaix, la bête de somme. Dans une civilisa¬
tion plus avancée, le toit domestique existe, mais il
est étroit, délabré, il ne suffit pas à occuper la jour¬
née de la femme ; l’homme se trouve, de son côté,
impuissant à sustenter la famille entière : la femme
doit se livrer à un travail plus actif, à un effort plus
long et plus soutenu. D’autre part, ce tout harmo¬
nique, ce corps en équilibre, la famille, est souvent
rompu et disjoint par la destinée. Le membre le plus
vigoureux est parfois enlevé par le sort ; le membre
le plus faible, la femme, reste seule, réduite à ses
propres ressources pour alimenter elle-même et les
siens. Il lui faut alors quitter le foyer et remplacer
l’homme dans les travaux du dehors. Ainsi cette or¬
ganisation familiale, cette naturelle division du tra¬
vail, que nous avons proclamée normale et régulière
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 5
dans l’ordre des idées, comporte dans l’ordre des
faits de nombreuses et frappantes exceptions. La
nécessité détruit brutalement l’équilibre qui semblait
être dans le plan de la nature.
Nous ne remonterons pas jusqu’à l’antiquité pour
y esquisser le travail des femmes : on le connaît sous
ses traits poétiques. La femme, enfermée dans le
gynécée grec, est livrée aux gracieux travaux des
doigts. C’est Hélène qui brode avec ses servantes les
combats des Grecs et des Troyens : c’est Omphale qui
tient la quenouille, Pénélope qui passe ses longues
journées sur un métier à tisser ; ou bien encore c’est la
reine de Macédoine qui jouit au loin de la renommée
d’une cuisinière habile. Sous de poétiques figures,
l’on découvre parfois de rudes et grossiers labeurs :
c’est Nausicaa, qui lave le linge du palais paternel sur
le bord de la mer; ce sont les jeunes filles grecques,
qui portent des fardeaux sur leur tête, d’où sont nées
les canéphores et les cariatides : ce sont les femmes
esclaves qui tournent péniblement la meule dans la
demeure d’Ulysse ; ou bien encore, dans l’antiquité
juive, c’est Rébecca, qui va chercher l’eau à la fontaine
éloignée; c’est Ruth, qui supporte la chaleur du jour
pour glaner quelques gerbes dans les champs de blé.
Si l’on pouvait ôter tous ces masques poétiques, si,
dans les littératures anciennes, la vie publique ne
tenait pas le premier rang et ne voilait pas la vie
privée, si les classes infimes de la nation et les gros¬
siers labeurs avaient eu leur place dans ces poèmes
6 LE TRAVAIL DES FEMMES
et dans ces histoires classiques, l’on découvrirait,
nous n’en doutons pas, mille travaux pénibles et vils
.exécutés par des mains de femmes. On verrait les
femmes grecques occupées aux travaux des champs
et du jardinage, comme cette bergère Chloé, quand
elle fit la rencontre du berger Daphnis, ou comme
cette paysanne, vendeuse d’herbes, dont la chronique
athénienne nous vante l’oreille et l’accent; on les
verrait, comme toutes les populations des côtes de
la mer, associées aux rudes occupations des pê¬
cheurs; on les verrait enfin, dans la vie du dehors,
employées à une multitude de travaux pour lesquels
il est aisé de dire que leur sexe n’a pas été fait. La
civilisation romaine n’a pas dû s’éloigner beaucoup
sous ce rapport de la civilisation grecque. L’on con¬
naît la belle et fière sentence de ce romain austère
vantant la femme des anciens jours : domum sedebat ,
lanam filabat. C’était à la femme aisée et riche que
s’appliquait cette maxime. Cette fileuse de haut rang,
on l’opposait comme contraste et comme modèle
aux oisives et luxueuses matrones des jours de cor¬
ruption : mais, aux meilleurs temps de la république
romaine, alors que l’esclavage n’avait pas encore
couvert l’Italie de bandes serviles, que les latifundia
n existaient pas, que la petite propriété remplissait le
Latium, croit-on que ce fut seulement aux travaux de
la fileuse qu’étaient employées les femmes latines?
Croit-on qu’elles ne prenaient pas leur part aux la¬
beurs des champs, et que, en l’absence de leurs maris
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
guerroyant contre Yéies, elles ne mettaient pas la
main à l’ouvrage du dehors? Si notre éducation clas¬
sique nous avait appris à connaître des anciens autre
chose que leur forum et leurs camps, nous verrions
assurément que leur organisation du travail différait
beaucoup moins qu’on ne croit de la nôtre avant
l’invention des machines, et que la femme prenait à
la production une part infiniment plus active et moins
sédentaire que nos préjugés ne l’admettent.
Si, pour l’antiquité, nous en sommes réduits à
n’émettre que des présomptions, nous avons pour le
moyen âge des données plus nombreuses et plus pré^
cises. Et cependant, si l’on n’avait pour guides que
les travaux des historiens, on connaîtrait détail par
détail toutes les actions militaires, mais on ignore¬
rait l’organisation intime du travail chez nos ancêtres.
Il n’est pas jusqu’aux savantes et minutieuses recher¬
ches de Monteil qui ne soient presque muettes sur le
travail des femmes au moyen âge : mais d’autres do¬
cuments viennent suppléer à ces lacunes. Notre civi¬
lisation moderne a été, dès l’origine, beaucoup
plus préoccupée des nécessités économiques que les
civilisations de l’antiquité. Tout ce qui touche le tra¬
vail, même le plus grossier, a attiré l’attention du
législateur, du poète, du chroniqueur. La chaumière
et l’atelier sont transparents et n’ont plus de mystères
à partir des derniers temps de l’empire romain. Aussi
nous est-il facile d’esquisser l’histoire du travail des
femmes pendant les longs siècles du moyen âge.
8 LE TRAVAIL DES FEMMES
Après l’invasion des barbares c’est un monde
nouveau qui naît : sur certains points il se rapproche
de l’antiquité grecque ou romaine; sous d’autres
rapports il en diffère complètement. Le travail des
femmes apparaît comme une industrie spécialement
domestique à laquelle n’échappe aucune classe de la
nation. L’empereur Charlemagne, raconte Éginard,
enseigne à ses fils à monter à cheval, à chasser, à
manier les armes; il fait apprendre à ses filles l’art
de filer, de tisser et d’apprêter les étoffes de laine. Les
filles de l’empereur Othon le Grand étaient célèbres
pour leur habileté à tisser les étoffes et à confection¬
ner les vêtements.Le fameux poëme des Niebelungen
nous offre des récits qui se pourraient insérer dans
l’Iliade ou dans l’Odyssée. Quand Siegfried prend la
résolution de partir pour Worms, il prie sa mère de
lui préparer des vêtements de voyage, et celle-ci se
met aussitôt au travail avec ses servantes. Crimhild,
aidée de trente femmes habiles de sa cour, coupe de
riches étoffes pour faire les vêtements de noce de
Gunther 1 . Changez ces noms d’hommes ou de villes,
et rien n’empêchera que ce récit ne puisse appartenir
aux poèmes d’Homère.
Les barbares avaient supprimé l’esclavage, mais ils
avaient établi la servitude. Il y avait des serfs attachés
à la glèbe, il y en avait d’autres attachés à la maison
du seigneur : c’était ce que l’on appelait les manses
1. Das Recht der Frauen auf Arbeit und die Organisation der
Frauen Arbeit von d r Karl Richter.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
tributaires et les marnes seigneuriales. Dans les
manses tributaires le serf et la serve étaient sous leurs
toits et libres de leurs actions, sauf l’obligation
d’une redevance. Cette redevance, qui consistait pour
les serfs en travaux de culture ou en fournitures de
produits agricoles, consistait pour les serves en lin
filé, pièces de toile, nappes, tuniques, chemises et
autres vêtements, qu’elles devaient remettre à, l’in¬
tendant du seigneur. A côté de cet atelier domestique,
et comme contraste, il y avait l’atelier seigneurial.
Les manses seigneuriales se composaient, non-seule¬
ment de champs et de fermes, mais d’ateliers d’hom¬
mes et de femmes. Les travaux délicats, comme la
filature et le tissage du lin ou de la laine, le blan¬
chissage, la teinture des étoffes, la confection des
vêtements étaient réservés aux femmes et aux enfants.
Ces enfants et ces femmes étaient réunis dans un
lieu appelé le gynécée. Dans le gynécée de l’abbaye
de Niederalteich l’on comptait 22 personnes, femmes
et enfants; le gynécée de Stephanswert renfermait
24 serves uniquement occupées aux travaux que
nous venons de décrire 1 . Ainsi, dès l’origine du
moyen âge, les femmes étaient employées, tantôt
dans l’atelier domestique, tantôt dans l’atelier agglo¬
méré. On trouvait à les réunir des avantages sérieux
pour la surveillance, pour le bon emploi des matières
premières et pour la rapide confection. Il existe des
1. Voir Levasseur, Histoire des classes ouvrières avant 1789,
tome I er , pages 114 et suivantes.
10 le travail des femmes
documents de l’époque, où ces avantages sont mis
au jour et où l’on fait ressortir la supériorité du tra¬
vail aggloméré sur le travail dispersé.
Non-seulement l’atelier commun existait bien avant
le dixième siècle, mais il présentait beaucoup de
points de ressemblance avec l’atelier de manufacture
que nous avons sous les yeux. Dans les manses sei¬
gneuriales peu importantes, le gynécee était sous
la direction de la femme du seigneur, qui prenait
part aux occupations des serves, leur distribuait les
tâches et surveillait le travail : mais dans les manses
plus considérables et dans celles qui dépendaient
des abbayes, c’était l’intendant [villicus) qui prési¬
dait aux travaux des femmes ; c’était lui qui four¬
nissait la laine, la garance, le vermillon, les peignes,
les cardes, le savon et qui veillait à ce que l’ouvrage
fût achevé en temps utile. Ce villicus était une sorte
de contre-maître, et on lui adressait les mêmes re¬
proches que Ton fait à beaucoup de nos contre-maîtres
actuels, celui d’abuser de leur autorité pour séduire
les femmes qui se trouvaient sous leur direction. Le
gynécée eut bientôt une détestable réputation mo¬
rale. Les femmes qui le composaient étaient accusées
de n’avoir aucun respect pour elles-mêmes, aucun
sentiment de pudeur, aucun attachement à la vertu.
Les règlements et les lois se préoccupèrent de cette
démoralisation des femmes serves occupées dans
l’atelier commun; mais leurs prescriptions ne sem¬
blent pas avoir produit grand effet : dès le neuvième
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 11
siècle, le nom de femme de gynécée {genitiaria) était
devenu synonyme de courtisane.
A la même époque le travail aggloméré prenait une
autre forme, qu’il n’a pas encore perdue, en s’intro¬
duisant dans les couvents. Les hommes éminents et
pratiques qui fondèrent les grands ordres de l’Occi¬
dent recommandèrent le travail manuel. Saint Benoît,
saint Colomban, saint Isidore de Séville, saint Maur,
prescrivirent aux moines les occupations des artisans.
Dans les couvents de femmes non-seulement les reli¬
gieuses faisaient de leurs mains tout ce qui était néces¬
saire à leur subsistance et à leur vêtement, depuis le
pain jusqu’à la chaussure et aux étoffes de laine, mais
elles fabriquaient encore pour le dehors. La filature, la
teinture de la laine prenaient une notable part de leur
vie. Une règle antérieure au neuvième siècle ordonne
aux sœurs de rester à l’ouvrage de la deuxième à la
neuvième heure et permet à l’abbesse, dans certains
cas, de faire durer le travail jusqu’au soir. La règle de
Saint-Césaire d’Arles, donnée par la reine Radegonde
au monastère de Poitiers et publiée par M. Augustin
Thierry dans ses Récits des temps mérovingiens , con¬
tient de semblables prescriptions. Ainsi la question,
si débattue de nos jours, de la concurrence faite par
les couvents au travail libre existait dès les premiers
siècles du monde moderne.
Tel était l’état des choses pendant la première
moitié du moyen âge, alors que la servitude était fré¬
quente et que le travail n’était pas enfermé dans les
1: 2 LE TRAVAIL DES FEMMES
cadres immuables des corporations. Il importe de
voir ce que le nouveau régime de réglementation du
travail fit de la main-d’œuvre des femmes. C’est une
opinion répandue et trop légèrement acceptée que
l’institution des corps de métiers porta un coup mortel
au travail des femmes et les exclut de l’industrie. Un
écrivain allemand, qui a traité cette question avec
érudition, a voulu établir cette proposition erronée :
« Comme la corporation ( die zünft ) n’admettait que
la main-d’œuvre masculine, le travail des femmes,
dit ce publiciste étranger, fut exclu de l’industrie
proprement dite. Il ne put se maintenir que dans
l’agriculture et dans les occupations ayant pour but
l’entretien du foyer domestique. La situation indus¬
trielle des femmes fut anéantie par les corporations 1 . »
C’est là une opinion beaucoup trop absolue et qui est
contredite par les faits. Il suffit de parcourir les
Registres des métiers et marchandises de Depping,
pour voir que le régime des corporations faisait,
une part notable au travail des femmes. On y trouve
mentionnées les ouvrières de draps de soie, les fi-
leresses de soie à grands fuseaux et à petits fuseaux,
les tisserandes de couvrechefs , les brouderesses, les
crespinières, les barqueresses, les cérenceresses (pei-
gneuses de laine), les chapelier es de soie , les fese*
resscs de chapiaux d’orfrois, les lacières, les j oigne-
resses (cardeuses de laine) et bien d’autres profes-
[. D l Karl Richter, Das Redit der Frauen atif Arbeit, page 43.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 13
sions encore, où les femmes non-seulement étaient
admises comme aides, mais pouvaient avoir la maî¬
trise. Bien plus encore, dans certains métiers, les
femmes avaient accès aux dignités de la corporation.
On sait que chaque corporation avait des chefs portant
le nom tantôt de maîtres de métier, tantôt de prud'¬
hommes , tantôt d 'élus. Il y avait des professions où
ces fonctions pouvaient être données à des femmes.
Les artisans de tissus de soie, par exemple, avaient
trois maîtres et trois maîtresses : les tisserandes de
couvrechefs avaient trois preudefemmes'.
Un illustre historien, dans d’ardentes invectives
sur la condition actuelle des femmes, s’est écrié :
« Vouvrière, mot impie, sordide, qu’aucune langue
n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant
cet âge de fer et qui balancerait à lui seul tous nos
prétendus progrès. » Assurément, en écrivant ces
lignes, M. Michelet suivait aveuglément l’impulsion
irréfléchie de son cœur, plutôt qu’il ne consultait ses
souvenirs d’érudit. L 'ouvrière, dirons-nous, mot glo¬
rieux, que tous les peuples connurent, dès qu’ils
eurent supprimé l’esclavage et la servitude. Le mot
d’ouvrière, en effet, revient souvent sous la plume
des législateurs des corps de métiers : « Nulle mes-.
resse ne ouvrière de cest mestier (tissus de soie),
puis qu’elle aura fet son terme, ne se pueent ne se
doivent alouer à persone nulle queleque ele soit, se
ele n’est mestresse du mestier 1 . » Le mot aprentice
1. Registres des métiers , XXXVIII, 88.
2
14 LE TRAVAIL DES FEMMES
(apprentie) se rencontre encore plus souvent dans ce
code de l’industrie au moyen âge. Il en est de même
en Allemagne. On y trouve la même hiérarchie de
maîtresse, d’ouvrière et d’apprentie dès les premiers
temps du moyen âge 1 .
Le travail de ces ouvrières se faisait, comme au¬
jourd’hui encore, tantôt à domicile, tantôt dans l’ate¬
lier du patron. Les mêmes désordres que l’on remar¬
que de nos jours existaient alors aussi. La corruption,
dès ce temps-là, semble avoir été très-grande parmi
les ouvrières des villes; elles avaient recours, comme
il arrive sous nos yeux, à des moyens vicieux ou cri¬
minels pour augmenter leurs faibles salaires. Les ou¬
vrières en chambre, auxquelles les merciers confiaient
de la soie à travailler, ne résistaient pas toujours à la
tentation de s’en approprier une partie ; elles la ven¬
daient à des juifs et la remplaçaient par de la bourre
filée. Il existe deux règlements du prévôt de Paris,
en date de 1275 et de 1283, contre ces pratiques cou¬
pables. Ainsi, au treizième siècle, le 'piquage d’once
était en vigueur à Paris et sur une grande échelle. Ce
que 1 on appelle à proprement parler les mœurs ne
valait guere mieux que la probité. Les dévideuses,
spécialement, avaient une mauvaise réputation : « Les
dévideuses, dit un bel esprit du onzième siècle, sont
1. Das Alemannenrecht enthalt eine fôrmliche gesellenordnung
ffir die Spinnerinnen und Weberinnen in dem Frauenhaüsern, und
spricht von Obennagden , Mügden und anderen Arbeiterinnen, wie
w heute von Altgesellen, Gesellen und Lehrlingen sprechen.
(Richter, page 35.j
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 15
celles qui dévident les fils ; elles vident de plus toute
la substance de leurs corps par une débauche fré¬
quente et vident aussi parfois la bourse des écoliers
parisiens h » Le respect de la famille ne semble pas
non plus avoir été dans ce temps une vertu aussi gé¬
nérale qu’on le pense. On voyait fréquemment les
filles de maître user du droit qu’elles avaient de s’éta¬
blir quand elles savaient le métier et quitter leurs pa¬
rents sous prétexte de prendre un apprenti, tandis
qu’elles prenaient, en réalité, un amant avec lequel
elles dépensaient leur argent. Le mal était si répandu
que quelques corps de métiers, les corroyeurs, par
exemple, cherchèrent à y mettre obstacle par leurs
statuts 2 . Ce que l’on retrouve encore, même dans ce
temps éloigné, ce sont les plaintes contre la concur¬
rence que les hommes faisaient aux femmes dans cer¬
tains métiers. Sous Édouard III on fit une loi, en An¬
gleterre, pour défendre aux hommes l’usage de la
quenouille et du fuseau, afin que les femmes pussent
avoir un moyen de vivre 3 . On le voit, la condition
d ouvrière n’est donc pas nouvelle. A toutes les épo¬
ques de l’âge moderne on vit un nombre considéra -
1. Levasseur, Histoire des classes ouvrières , I, 3 74.
2. « Ce establirent II preudome anciènement par' ce que les
garces lésoient leur pères et leur mères, et commençoient leur
mestier et prendoient aprentis et ne fesoient se ribauderies non ; et
quant eles avoient ribaudé et guillé ce poi que eles avoient enblé à
leur pères et à leur mères, elles revenoient avec leur pères et leur
mères, qui ne les poient faillir à moins d’avoir et à plus de péchie. »
(Levasseur, tome I, page 375 )
3. Transactions of tbe national association forthe promotion of
social science, 1863,
lg le travail des femmes
ble de femmes s’employer à d’autres travaux que les
travaux domestiques, et beaucoup d’entre elles faire
leur ouvrage au dehors dans les ateliers du patron.
Tous le,s inconvénients que l’on constate de nos
jours par suite de cette situation] étaient connus de
nos ancêtres. Il est vrai que ce mal, dont les racines
sont si éloignées dans la série des siècles, était à cette
époque moins étendu, si ce n’est moins intense. Le
nombre des ouvrières qui travaillaient au dehors se
trouvait infiniment moins considérable qu’il ne l’est
aujourd’hui. Les ateliers communs étaient beaucoup
plus restreints et employaient un personnel plus ré¬
duit. Le foyer domestique retenait un plus grand
nombre d’ouvrières des villes. Mais si l’on tient compte
de l’indigence qui frappait alors cinq ou six fois plus
de victimes que de nos jours, et qui comme aujour¬
d’hui s’appesantissait surtout sur les femmes, il n’est
pas téméraire de dire que, atout considérer, la femme
n’était alors ni plus heureuse, ni plus vertueuse, et que
la famille, dans les basses classes, n’était guère
mieux constituée qu’au dix-neuvième siècle.
La population des villes était bien moins grande
qu’elle ne Test à présent : mais dans la population des
campagnes le sort des femmes, au point de vue ma¬
tériel, était Join d’être digne d’envie. Non-seulement
elles se trouvaient associées à tous les travaux de la cul¬
ture, mais si Ton veut se rappeler que pour une même
quantité de travail la terre rendait alors moins quelle
ne rend de nos jours par suite des progrès de Tin-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
17
dustrie agricole, et que, sur une même quantité de
produite, le fisc, le seigneur, le pillage prélevaient
une part supérieure à celle que perçoivent aujourd’hui
les impôts et la rente du propriétaire, on concevra
combien triste et vile était alors la condition des
femmes de la campagne, obligées de se livrer, avec
de grossiers instruments, à un incessant labeur pour
une chétive et dérisoire rémunération. Cette dégrada¬
tion des ouvriers des campagnes, hommes et femmes,
un moraliste ingénieux du dix-septième siècle, qui a
su dans ce passage rencontrer l’éloquence, l’a décrite
en termes que l’on ne peut oublier : « L’on voit cer¬
tains animaux farouches, des mâles et des femelles,
répandus dans la campagne, dit La Bruyère, noirs,
livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre
qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté
invincible; ils ont comme une voix articulée, et,
quand ils se lèvent sur leurs deux pieds, ils montrent
comme une face humaine : et, en effet, ils sont des
hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où
ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épar¬
gnent aux autres hommes la peine de semer, de la¬
bourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de
ne, pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » Ce que
pouvaient être dans'ces tanières la vie domestique, l’é¬
ducation des enfants, alors surtout que manquait l’é¬
cole, nous le laissons à deviner ; si ce genre de vie
était conforme à la destination normale et aux devoirs
naturels de la femme, nous n’entreprenons pas de le
18
LE TRAVAIL DES FEMMES
discuter. Ce qu’il nous suffit d’avoir établi, c’est que,
dans tous les temps, les rudes nécessités de la vie ont
empêché la femme de se consacrer tout entière aux
gracieuses et nobles occupations du foyer domestique,
et que, soit aux champs, soit à la ville, le besoin d’un
morceau de pain l’a contrainte à un incessant labeur,
et a forcé l’épouse et la mère à s’amoindrir et à dis¬
paraître quelquefois derrière l’ouvrière.
L’histoire du travail des femmes dans les siècles
plus rapprochés de nous serait l’histoire même de l’in¬
dustrie. On verrait que plus la civilisation se déve¬
loppe et se raffine, plus le bien-être s’étend, plus les
femmes participent à la production ; et cette partici¬
pation, sans’ cesse plus grande et plus active, de la
main-d œuvre féminine à l’industrie, est regardée par
les femmes elles-mêmes comme un bienfait. Des dif¬
férentes branches de la production, ce sont les indus¬
tries textiles qui, chez tous les peuples et dans tous les
temps, ont fait la plus large part aux femmes ; mais,
à, 1 origine, ces industries sont réduites et ont peu
d extension. A la chute de l’empire romain, une belle
chemise de lin coûtait autant qu’un esclave*. En 830,
trente belles chemises de lin valaient trois livres, alors
qu’un cheval valait six sous, un bœuf deux sous et le
modius (52 litres) de blé quatre deniers 2 : c’est dire
qu on fabriquait bien peu d’étoffes de lin et que la fa¬
brication en était bien longue; c’est dire aussi que
5: ut ses 9Uvrièr “' “i-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. .. 19
l’industrie linière n’employait que bien peu de bras :
jusqu’à une époque très-avancée de l’âge moderne,
les plus grandes dames couchaient nues et sans linge.
Ce sont les croisades d’abord, puis la renaissance,
qui commencèrent à raffiner les mœurs, à multiplier
les besoins, à éveiller le luxe et, avec le luxe, le soin
de la personne, à élever en un mot, selon l’expression
que la langue économique moderne a empruntée aux
Anglais, le standard of life, l’étalon de la vie ou le
niveau des habitudes. Alors l’on vit naître et se répan¬
dre une multitude d’industries secondaires jusque-là
inconnues, qui firent une grande demande de main-
d’œuvre féminine. L’on vit le travail se diviser à l’in¬
fini.'Les principales de ces industries modernes, qui
donnèrent un si grand élan au travail des femmes,
sont la dentelle, la broderie, la bonneterie, la fabrica¬
tion de ces étoffes légères, la batiste et la mousse¬
line, enfin les tissus de soie. De ces deux industries
élégantes et aristocratiques, la broderie et la dentelle,
la dentelle est celle qui prit le plus tôt un grand essor.
Connue dès les temps anciens, florissante à Venise
pendant le moyen âge, elle émigra au seizième siècle
vers le Nord, se perfectionna en substituant le fuseau
à l’aiguille et ne tarda pas à employer une main-
d’œuvre considérable. Pour lutter avec le point de
Venise on eut le point de France et le point de Flan¬
dre. Des édits somptuaires voulurent arrêter cette
nouvelle et luxueuse marchandise. Après s’être efforcé
de décourager cette fabrication délicate et toute fé-
20 LE TRAVAIL DES FEMMES
minine, on en vint à l’aider par de royales faveurs.
Colbert donna un privilège à une madame Gilbert,
d’Alençon, pour l’introduction en France du point de
Venise; il mit à sa disposition le château de Lonray et
150,000 livres pour frais de premier établissement:
à cette tentative d’imitation est due cette fabrication
originale, vivace et toute française qui s’appelle le
point d’Alençon. Toute la Normandie prit part au tra¬
vail de la dentelle qui modifia selon les villes ses
procédés et ses dessins. La Lorraine, les Vosges, les
Flandres adoptèrent aussi ce précieux travail en le
variant selon leur propre génie. Chose remarquable,
c’est précisément dans les contrées où trône actuelle¬
ment la grande industrie que cette fabrication élé¬
gante prit racine et s’étendit. Elle exerça, dès 1 ori¬
gine, une influence considérable sur le sort des fem¬
mes ; elle éveilla même les scrupules de cette classe
d’esprits absolus qui, séduits par un idéal trop élevé
et peu pratique du rôle de la femme en ce monde,
voudraient abolir non-seulement la fonction, mais
jusqu’au nom d’ouvrière. Un arrêt du parlement de
Toulouse, en 1640, sous prétexte que la dentelle enle¬
vait trop de femmes aux occupations domestiques,
défendit le travail du carreau dans l’étendue de ce
ressort. Les vrais intérêts de la femme, de l’industrie
et de la civilisation eurent pour défenseur à cette
époque un religieux, qui fut un saint. Le père Fran¬
çois Régis, dont le nom est encore bien connu par
l’œuvre utile placée sous son patronage, non content
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 21
de consoler les milliers d’ouvrières qui se voyaient
privées de leur pain, plaida leur cause à Toulouse et
]a gagna. La prospérité put revivre dans les monta¬
gnes duVelayet l’aisance revint aux chaumières par le
travail méritoire et précieux des ouvrières en den¬
telle. Tels furent les commencements de cette indus¬
trie, qui occupait à la fin de la vieille monarchie, non
^ pas seulement des milliers, mais plus de cent mille
ouvrières.
Legs de l’antiquité, la broderie s’était aussi conser¬
vée pendant le moyen âge, où elle ornait les nappes
d’autel, les dalmatiques, les chasubles et les vête¬
ments des princes du sang. Au début du dix-septième
siècle, ce ne sont-plus seulement les sanctuaires et
les palais, ce sont les hôtels des riches personnages et
les garde-robes des financiers qui sont ouverts aux
produits de ce patient travail : mais c’est seulement
vers le dix-huitième siècle que la fabrication s’étend,
se raffine et devient une véritable industrie. Alors la
broderie blanche, si ce n’est d’invention, du moins de
propagation moderne, envahit à la fois tous les États
de l’Europe. La Saxe, la Suisse, l’Écosse, les Vosges
tirent de précieuses ressources de ce travail tout fé¬
minin. Le tambour à broder, que connaissaient la
Chine et l’Inde, fait vers 1750 son apparition dans nos
contrées. Les montagnes du Beaujolais et du Forez
sont dotées du travail au crochet parles soins de trois
sœurs industrieuses qui dérobent à la Suisse ses pro¬
cédés. Bientôt la broderie occupe des milliers de
22 LE TRAVAIL DES FEMMES
femmes et répand l’aisance dans autant de familles.
Telles étaient les occupations des femmes sous
l’ancien régime : les unes, asservies aux rudes labeurs
des champs, comme La Bruyère nous les a décrites;
d’autres, adonnées à ces industries luxueuses d’intro¬
duction nouvelle ; un grand nombre tirant un mince
revenu delà quenouille et du rouet; aucune, sauf dans
les classes les plus élevées, n’était oisive ou ne se livrait
exclusivement aux soins du foyer et de la famille. On
aurait fort étonné nos laborieuses mères si l’on eût
voulu leur apprendre que de leur mari seul elles de¬
vaient attendre leur nourriture ou leur entretien, si
l’on eût voulu leur représenter le nom d’ouvrière
comme « un mot sordide et impie » (Michelet). Si
elles avaient à se plaindre, ce n’était pas des labeurs
auquel le besoin les contraignait, c’était de la trop
grande rareté du travail industriel et des chômages
auxquels leurs bras étaient trop souvent réduits. Quoi¬
que les occupations des femmes sous l’ancien régime
aient été beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit
d’ordinaire, elles l’étaient trop peu, cependant, pour
les nécessités des femmes et ne se trouvaient propor¬
tionnées ni à leur nombre ni à leurs besoins. Aussi
quand, en 1789, une révolution se préparait, qui al¬
lait rompre avec les règlements économiques comme
avec les institutions politiques de l’ancien temps,
avant même la réunion des états généraux, l’on voyait
paraître la Pétition des femmes du tiers état au roi ,
dans laquelle elles réclamaient pour leur sexe le droit
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 23
de travailler sans entrave et, dépassant la mesure,
demandaient que tous les métiers qui consistent à
coudre, filer, tricoter, leur fussent exclusivement ré¬
servés. Ainsi, devant le monde nouveau qui allait
s’ouvrir, le premier cri des femmes était, non pas
pour répudier, mais pour invoquer du travail, non
pour décliner et repousser le nom d’ouvrière, mais
pour le revendiquer et s’en faire un titre d’honneur.
Nous nous sommes arrêtés trop longuement, peut-
être, sur le travail des femmes avant le dix-neuvième
siècle. Il nous semblait important d’exposer les ori¬
gines de la question et de prouver par les faits son
ancienneté. Nous avions à cœur de démontrer que
l’ouvrière a pris naissance le jour où l’esclave a dis¬
paru; que, dans aucun temps, dans aucun pays, les
occupations du foyer n’ont absorbé l’existence de la
femme du peuple ; que cette société idéale où l’homme
pourrait suffire aux besoins de la famille et où la
femme n’aurait qu’à vaquer aux soins de la maison et
à l’éducation des enfants n’a nulle part existé dans
le passé; que toutes les fois qu’une branche de travail
rémunératrice a été ouverte aux femmes, elles s’y
sont avidement précipitées, et qu’en l’absence de tra¬
vaux industriels efies se sont rejetées sur des labeurs
plus rudes, plus grossiers et moins productifs,
La fin du dernier siècle, qui inaugura une ère nou¬
velle dans le monde politique, produisit une révolu¬
tion non moins grande dans le monde industriel. La
transformation de la production par les progrès des
le travail des femmes
U
arts mécaniques accompagna la transformation de la
société par le progrès des institutions. Il n’est pas
sans intérêt pour l’étude que nous entreprenons d’ex¬
poser en quelques pages les développements de la fa¬
brication automatique et la constitution graduelle de
la grande industrie.
Le travail des femmes prenait, sous l’ancien ré¬
gime, une part active à la production des tissus. Les
seules matières textiles qui fussent alors employées
sur une grande échelle étaient le lin, la laine et la
soie. La matière première qui joue le plus grand rôle
dans la production moderne, le coton, ne servait qu’à
des usages restreints et n’était fabriquée qu’en petite
quantité. L’histoire de la fabrication du coton est l’his¬
toire même de la naissance et des progrès de la
grande industrie. Des lettres patentes, que François I er
délivra en 1324 aux passementiers de Rouen, par¬
lent du coton comme d’un lainage d’introduction ré¬
cente et qui entrait dans la confection des futaines
frangées et velues 1 . Le coton, cependant, ne jouait à
cette époque, et bien longtemps encore après, qu’un
rôle fort médiocre dans l’industrie rouennaise qui
se livrait de préférence au travail de la laine et du
lin. Ce ne fut que dans les dernières années du dix-
huitième siecle, sous l’impulsion des progrès de la
mécanique que le coton prit une réelle importance.
A Manchester, qui fut le berceau de l’industrie
cotonnière, la fabrication de ce textile n’atteignait
1. L. Reybaud, le Coton, page 245.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
25
pas, en 1760, plus de 5 millions de francs : mais, en
1767, un charpentier de Blackburn, dans leLancas-
hire, James Hargreaves, inventa la spinning jenny ,
mécanisme ingénieux qui filait huit fils. Les perfec¬
tionnements se succédèrent rapidement. En 1769,
Arkwright, dont le nom est éternellement lié à l’his¬
toire de la grande industrie, imagina la mulljenny de
vingt broches. Samuel Crompton et d’aulres vinrent
ensuite, qui portèrent la machine à filer à cent, deux
cents, puis mille broches. Dès lors naquit la manu¬
facture, dont on n’avait eu auparavant que de rares
et imparfaits embryons. Ces mécanismes, que l’on
faisait marcher par des manèges, furent bientôt aidés
par la vapeur. Ces puissants engins nécessitèrent un
puissant outillage et un personnel nombreux. Le tra¬
vail aggloméré commença à surgir, aux côtés et aux
dépens du travail dispersé. La fileuse dut disparaître
devant la mulljenny ; mais la femme, qui se voyait en¬
lever son modeste gagne-pain par ces ingénieux mé¬
canismes, trouva bientôt une compensation dans les
emplois divers que lui fournit la manufacture. Les
progrès ne s’arrêtèrent pas à l’invention du banc à
broches ; on découvrit d’autres procédés aussi efficaces
pour le battage, le cardage, l’étirage et le peignage.
Un dernier pas fut fait par l’invention du métier au¬
tomate ou renvideur [selfacting) ; dès lors trois ou¬
vriers purent faire la besogne de plus de 500 fileu-
ses à' la main. La production s’était tellement déve¬
loppée que, bien loin de diminuer, le nombre des
26 LE TRAVAIL DES FEMMES
ouvriers décupla en moins d’un demi-siècle, pour
doubler encore quelques années ensuite. C étaient
surtout des femmes et des enfants que la manufacture
appelait dans son sein. La force matérielle de la va¬
peur et des machines n’avait besoin que d’intelligence
pour la guider, et les femmes, dans beaucoup d opé¬
rations, étaient aussi aptes au travail que les hommes.
Les progrès dans la filature furent suivis, à peu de
distance, par des progrès analogues dans le tissage.
Dès le dix-septième siècle, en 1678, un officier de la
marine française, M. de Gennes, présentait à l’Acadé¬
mie des sciences une nouvelle machine 'pour faire de
la toile sans laide d’aucun ouvrier. Trois quarts de
siècle plus tard, l’illustre mécanicien Yaucanson
imaginait, en 1745, un métier à tisser dont le modèle
est conservé au Conservatoire et qui, destiné aux étoffes
unies, pouvait cependant, avec quelques modifications
légères, s’appliquer aux étoffes façonnées. Vingt ans
après, en 1765, selon Baines, l’historien des manu¬
factures anglaises, on trouvait déjà à Manchester des
métiers à tisser mécaniques. Mais ce fut seulement
vers 1785 que le révérend Edmond Cartwright perfec¬
tionna le métier à tisser mécanique, au point de le
rendre réellement indispensable à la grande indus¬
trie; il le fit marcher à raison de 100 à 150 coups
par minute et obtint qu’il s’arrêtât d’une manière in¬
stantanée, au gré de l’ouvrier chargé de le conduire.
Le tissage automatique était dès lors créé; d’autres
perfectionnements le développèrent encore. Il devint
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 27
une branche d’industrie presque complètement fémi¬
nine. Le blanchiment des tissus, l’impression sur
étoffes furent aussi améliorés par des découvertes in¬
génieuses; et l’on vit la main-d’œuvre des femmes
jouer aussi un rôle notable dans ces opérations se¬
condaires dont elles étaient auparavant éloignées.
Ce ne fut pas seulement l’industrie du coton quuse
trouva ainsi arrachée aux chaumières et transportée
dans de vastes usines. A pas plus ou moins inégaux,
toutes les industries textiles suivirent cet irrésistible
mouvement : le lin d’abord, puis la laine, et enfin la
soie. Les tisserands de soie de Spitalfieds durent, eux
aussi, se soumettre aux métiers à la vapeur. Ainsi, en
un demi-siècle, dans la Grande-Bretagne toutes les
industries textiles se sont trouvées transformées. Le
travail à la main y est devenu pour ainsi dire impos¬
sible. Ces vastes machines à vapeur ont fait le vide
dans les chaumières, où se filaient et se tissaient mo¬
destement les étoffes, et ont aspiré dans le sein des
manufactures toute cette population [de fileuses et de
tisserands. Ce n’a pas été sans résistance que ce chan¬
gement s’est opéré ; on a vu de pauvres femmes per¬
sister à recourir à leur rouet ou à leur quenouille pour
gagner un penny ou un demi penny par jour. L’An¬
gleterre a retenti des cris de détresse des handloom-
weavers (tisserands à la main), et une enquête parle¬
mentaire mit au jour leurs souffrances. Mais l’industrie
a passé par-dessus ces misères et ces rüines, conti¬
nuant à perfectionner ces mécanismes ingénieux et à
3 g le travail des femmes
Rendre de jour en jour plus inégale la lutte de la main
de l’homme contre les métiers automatiques. Chaque
perfectionnement a été un développement de la main-
d’œuvre féminine. Cette production sur une grande
échelle a amené l’établissement de vastes entrepôts
ou magasins. Là aussi, il y a eu des tâches pour les
femmes. Le finissage, le pliage des étoffes,, 1 empa¬
quetage en ont occupé des milliers. Il y a des ivare-
houses où l’on trouve autant de femmes que dans les
factories.
D’après les documents officiels, communiqués en
1861 au parlement, les industries textiles de la Grande-
Bretagne et de l’Irlande occupaient, à cette époque,
dans les manufactures, 775,334 ouvriers des deux
sexes, dont 467,261 femmes et 308,273 hommes,
soit un peu plus de trois femmes pour 2 hommes.
D’après les mêmes documents, voici quelle aurait été,
en dix ans, la progression du nombre des femmes
employées dans les manufactures de l’Angleterre pro¬
prement dite et du pays de Galles. Les manufactures
de coton, de lin, de soie, de laine, d’étoffes mélangées,
de chanvre, de jute et de bonneterie, occupaient, eu
1850, 18,865 filles au-dessous de treize ans et
260,378 femmes et filles au-dessus de cet âge; eu
1856, le nombre des ouvrières au-dessous de treize ans
atteignait 25,068, et celui des ouvrières plus âgées
montaità 305,700; en 1861, l’on comptait32,667 filles
ayant moins de seize ans et 338,500 ouvrières ayant
plus. Ainsi en dix ans le nombre des petites filles'occu-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 29
pées par les manufactures de tissus a presque doublé,
s’élevant de 18,000 à 32,000; celui des ouvrières plus
âgées a augmenté au moins d’un tiers. La proportion
exacte de cette progression est de 80 p. 100 d’aug¬
mentation pour les jeunes filles de moins de treize ans
et de 30 p. 100 pour les ouvrières plus âgées; cette
progression, il a suffi de dix années pour l’opérer 1 .
Le mouvement qui se fit avec tant de rapidité en
Angleterre subit en France plus de lenteurs et de re¬
tards. La France était dans de mauvaises conditions au
début du siècle pour se prêter à une transformation
industrielle aussi radicale. Où Arkwright avait réussi,
l’on vit échouer Richard Lenoir. Cependant, dès l’an IY
de la République, l’on avait vu figurer à la première ex¬
position de l’industrie, ouverte au Champ de Mars, les
produits d’une filature mécanique de coton, mue par
un moteur hydraulique, établie à Lépine, près d’Ar-
pajon, par M. de Laitre qui fut plus tard préfet d’Eure-
et-Loir. Le rapport de l’Exposition de l’an IX con¬
state que, dans cette filature, qui produisait, dès cette
époque, des cotons filés du n° 160, cent jeunes filles
1. Nous renvoyons aux tableaux que contiennent les documents
anglais, pour se rendre compte de la progression par indus¬
trie du nombre des femmes et des filles employées. L’on verra que,
de 1850 à 1860, le nombre des filles au-dessous de treize ans
a plus que triplé dans les manufactures de coton, qu’il a plus que
doublé dans les manufactures de lin, qu’il est resté stationnaire dans
les manufactures de soie, qu’il a légèrement diminué dans celles de
laine. On verra que, pour les femmes au-dessus de treize ans, c’est
encore dans les manufactures de coton que l’augmentation a été la
plus grande, puis dans celles de soie ; qu’enfin la fabrication de la
bonneterie dans les manufactures est de date récente.
30 LE TRAVAIL DES FEMMES
des hospices de Paris étaient élevées et formées au
travail. C’est ce que l’on a appelé l’école de Lépine.
La première grande filature, construite dans le Haut-
Rhin, à Wesserling, date de 1803; l’année suivante
l’on comptait dans le même département cinq fila¬
tures. C’est en 1812 que le premier moteur à vapeur
pour la filature apparut à Mulhouse. C’est seulement
en 1823 que fut ouvert en Alsace le premier tissage
mécanique faisant marcher 240 métiers; ce n’est que
dans les dernières années du gouvernement de juillet
que le tissage mécanique prit racine et consistance à
Sainte-Marie-aux-Mines. LaNormandie, qui avait de¬
vancé l’Est pour la création des ateliers communs, en
établissant dès le dix-huitième siècle un tissage à
Saint-Sever, fut plus lente et moins radicale dans la
transformation de ses procédés. Elle conserva long¬
temps, elle conserve encore, à côté de la main-d’œuvre
des manufactures, la main-d’œuvre à domicile. Mais
la proportion de l’une à l’autre s’altère d’année en
année, et 1 usine gagne autant que la chaumière perd.
En quelques années, de 7,794 le nombre des métiers
mécaniques de la Seine-Inférieure pour le tissage du
coton s’est élevé à 9,188, à la date de 1861. Dans le
Nord, à Saint-Quentin, Amiens, Lille, Roubaix, le tis¬
sage mécanique prend chaque jour de plus grandes
proportions.Non-seulement les tissus communs, mais
les façonnés commencent à y être travaillés dans les
usines. Des calculs qui offrent toutes les garanties
d exactitude prouvent que dans le tissage l’emploi des
31
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
moteurs mécaniques assure de £0 à25 p. 100 de bé¬
néfice suri emploi direct desbras. C’est assez pour que
le travail à la main succombe dans un délai difficile à
préciser, mais qui ne saurait être fort long. L’emploi
des cartons à la Jacquard avec les métiers mécaniques
se perfectionne et s’étend. Ainsi les familles qui, par
centaines de mille, vivent encore dans la Normandie,
dans le Nord et dans l’Est, de la fabrication des tissus
à domicile, seront inévitablement contraintes, pour la
plupart, à se soumettre au travail aggloméré. Certaines
opérations accessoires, qui fournissaient de la main-
d’œuvre aux femmes, aux vieillards, aux enfants dans
leurs chaumières, l’épluchage, par exemple, et le bo¬
binage, s’opèrent avec une si grande prestesse et à si
peu de frais au moyen des machines, qu’elles ne four¬
nissent plus qu’un morceau de pain à ceux qui les
veulent entreprendre à domicile. Telle est la marche
irrésistible de l’industrie, qui se concentre pour pro¬
duire mieux et à meilleur compte. La distance déjà
parcourue dans cette voie est bien inférieure à celle
qui reste ■ encore à parcourir : mais il en est de
ces transformations économiques comme de tous les
grands changements individuels ou collectifs ; le pre¬
mier pas est plus lent que les mille pas qui suivent.
Nous voudrions pouvoir préciser, comme pour l’An¬
gleterre, le nombre d’ouvrières employées en France
pour cette grande industrie, dont la naissance est si
près de nous ; mais les documents nous manquent.
M. Louis Reybaud, dans son bel ouvrage sur le coton,
LE TRAVAIL DES FEMMES
32
cite, d’après des statistiques déjà anciennes,le nombre
d’ouvriers occupés par les manufactures de la Seine-
Inférieure. Ce nombre était de 40,134, dont 14,071
femmes et 9,850 garçons outilles. Il n’est pas témé¬
raire de dire que ce nombre a dû notablement aug¬
menter. Quand on pense que l’Alsace avait, en 1862,
1,250,000 broches de filature et 25,000 métiers mé¬
caniques 1 , que le Nord se mettait de plus en plus à la
hauteur de l’Alsace et de la Normandie, on peut juger
de l’extension qu’a prise partout la main-d’œuvre fé¬
minine.
Ce n’est pas seulement l’industrie du coton, c’est
celle de la laine et celle du lin, qui ont de plus en
plus recours, en France comme en Angleterre, à la
vapeur et aux machines. Pour la filature la partie est
gagnée ; pour le tissage la lutte dure encore, mais avec
un progrès constant du métier automatique. Les toiles
cretonnes, que produit depuis des siècles la basse
Normandie, se fabriquent actuellement, depuis le bat¬
tage du lin jusqu’au blanchiment, dans de vastes et
puissantes usines de création récente, dont quelques-
unes occupent un personnel permanent de plus de
mille ouvriers, en majeure partie femmes. 11 en est de
même des étoffes de laine de toutes les qualités, depuis
les frocs les plus grossiers jusqu’aux nouveautés les
plus fines. Tous les progrès, et ils sont nombreux, que
V N ° U o r ne donnons P as ici les Chiffres présentés dans les rap-
ports sur j Exposition de 1807, parce que ces chiffres ont été con-
c.mtnpnfï U* ? briCa, ' tS dans la campagne qu’ils ont entreprise
contre le traité de commerce.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 33
la fabrication de la laine a faits depuis vingt ans ont
eu pour conséquences nécessaires le développement
de la production manufacturière et l’affaiblissement
de la production domestique. Tous les procédés se
sont améliorés, depuis le traitement élémentaire des
laines brutes jusqu’à la teinture. Le perfectionnement
du dégraissage et du lavage, l'invention des nouvelles
batteries et des égloutonneuses, ont singulièrement
simplifié le triage des laines, qui se faisait pour la plus
grande partie par des femmes à domicile. Les pei-
gneuses mécaniques Heilmann et Hubneront tué le
peignage à la main, qui employait à la fois des
hommes, des femmes et des enfants, et se faisait princi¬
palement en chambre. Des dix mille peigneurs à la main
que contenaient la ville de Reims et ses faubourgs
il n’en reste plus un seul. La métamorphose s’accen¬
tue pour le tissage. A Reims, comme en Normandie,
les métiers automatiques se multiplient. Ce sont sur¬
tout les femmes qui les conduisent, et l’on voit de très-
jeunes filles surveiller deux métiers. Ainsi, dans foute
la série des opérations industrielles qui concernent
les matières textiles, la mécanique s’introduit et
chasse le travail à la main. Si les femmes envahissent
les manufactures, ce n’est pas seulement parce que la
production à la vapeur exige moins de force que d’a¬
dresse et que, d’ailleurs, les femmes coûtent moins
cher que les hommes : c’est surtout parce que les per¬
fectionnements mécaniques ont enlevé à la femme la
possibilité de faire à domicile les opérations élémen-
34 LE TRAVAIL DES FEMMES
taires qui jusque-là avaient été son domaine exclusif.
On ne peut plus vivre en épluchant le coton, en triant
la laine, en bobinant au coin de son foyer. La machine
a accaparé ces travaux faciles, ou, si elle ne les a pas
complètement accaparés, elle les a avilis au point qu’il
faut être bien destitué de toute ressource pour y con¬
sacrer encore ses bras et ses veilles. Les opérations du
finissage n’ont pas entièrement disparu, bien que là
encore la machine joue un rôle, mais il faut les faire
sur les lieux, dans l’usine même ; quel moyen d’em¬
porter chez soi des pièces entières de drap ou de toile
pour en rechercher et en effacer les défauts, pour en
arracher les ordures, les fils peigneux restés dans l’é¬
toffe, pour en faire disparaître les saillies qui les dépa¬
rent? Les épinceteuses et les finisseuses doivent faire
leur tâche dans l’atelier et non plus à domicile.
Après la laine et le lin, la soie aussi, même en
France, vient de se soumettre au régime manufactu¬
rier. Elle le fait avec hésitation et répugnance, mais
on ne peut nier qu’elle ne le fasse. Il y a dix ans,
M. Louis Reybaud, dans ses intéressantes études sur
la fabrication de la soie, indiquait déjà la métamor¬
phose à ses débuts. Il montrait dans les pays voisins
les tissages mécaniques de l’Angleterre et ceux d'El-
berfeld en Prusse. En France, il nous faisait assister
au premier essor des métiers mécaniques et des ma¬
nufactures de tissus de soie : à Avignon, dès 1834;
quelque temps après dans la contrée de Lyon, Saint-
Étienne et Tarare. Il nous décrivait ces vastes établis-
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.
35
sements : Jujurieux, la Séauve, à la fois usines et
pensionnats, où les jeunes filles tissaient la soie à la
vapeur, fabriquaient le taffetas ou la peluche par des
procédés automatiques et, en même temps, étaient
soumises à un régime claustral, travaillant comme
des ouvrières, logées et nourries comme des pension¬
naires, gagées comme des servantes, vivant d’ailleurs
comme des religieuses. Depuis que le livre de M. Rey-
baud a été écrit, ces sortes d’établissements se sont
multipliés ; on ferait une longue liste de leurs noms.
Un écrivain récent bien informé, qui a étudié cette
matière en détail et avec un soin consciencieux,
a pu affirmer, il y a trois ans, qu’environ 40,000
jeunes filles grandissent dans les manufactures de soie
du midi de la France, internes de ces établissements U
Ainsi, les grandes industries textiles ont définitive¬
ment, et pour ne plus le quitter, adopté le régime
manufacturier. Elles ont posé aux femmes cette alter¬
native de renoncer aux travaux qui faisaient vivre un
grand nombre d'entre elles ou de s’acquitter de ces
travaux dans l’atelier commun. Les femmes n’ont pas
hésité : elles se sont précipitées dans la manufacture et
leur nombre s’y accroît chaque.jour. En l’absence de
toute statistique officielle, nous pouvons conjecturer
qu’environ 400,000 ou 450,000 femmes sont em¬
ployées actuellement en France dans les manufac-
1. De l’organisation du travail manuel des jeunes filles. — Les
internats industriels, par M. F. Monnier, maître des requêtes au
conseil d’état, page 39.
3 g le travail des femmes
tares de coton, de laine, de lin et de soie. Si au¬
cun fait ne survient qui modifie puissamment le
courant actuel, on peut prévoir que dans un temps
rapproché ce nombre sera à peu près doublé par le
développement de plus en plus grand du travail mé¬
canique.
Ce serait se faire une idée inexacte du travail des
femmes dans les manufactures que de croire qu’elles
soient uniquement occupées dans les filatures ou les
tissages. L’emploi de la main-d’œuvre féminine dans
les ateliers industriels a pris de bien plus vastes propor¬
tions. La tendance de notre siècle est de concentrer
toutes les opérations de la production dans des usines,
qui permettent de mieux diviser le travail, d’y appliquer
des mécanismes plus ingénieux et plus puissants, et
de produire, à la fois, de plus grandes quantités, à
meilleur marché et en moins de temps. Il n’est guère
d’industrie domestique qui ne soit gravement com¬
promise par les progrès de la mécanique et de la va¬
peur. Il y a trente ans la grande industrie jouait déjà
un rôle important dans la fabrication des étoffes,
c’est-à-dire de la matière première des vêtements de
l’homme ; mais on pouvait croire que son domaine
s’arrêterait là ; aujourd’hui, la grande industrie pour¬
suit sa tâche beaucoup plus loin; elle ne se contente
pas de filer, de tisser, d’apprêter les étoffes; elle les
coupe, les coud, les confectionne, si bien qu’elles
sortent de 1 usine toutes prêtes à servir aux besoins
de la vie. Nous avons déjà signalé les progrès récents
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 37
de la bonneterie en Angleterre. L’on a inventé à
Nottingham des machines circulaires marchant à la
vapeur et produisant le tricot par larges pièces, dans
lesquelles on taille des morceaux pour les adapter à
leur destination particulière. La bonneterie est ainsi
passée sous le régime de la manufacture, et des mil¬
liers d'ouvriers y consacrent leur vie dans de vastes
ateliers communs. Le même mouvement est com¬
mencé en France. Nos départements de l’Aube et du
Calvados, dans lesquels la bonneterie est spécialement
florissante, n’ont pas, il est vrai, installé cette fabri¬
cation sur le pied où on la voit à Nottingham : c’est
encore, en grande partie, un travail de chaumière;
mais déjà le métier mécanique a fait, sur quelques
points, une apparition victorieuse. Dans le Calvados,
qui occupe près de dix mille femmes et enfants a
cette industrie, l’on a vu s’élever plusieurs usines
mues par l’eau ou par la vapeur. Or, rien n’est conta¬
gieux comme le régime manufacturier. Jamais on ne
l’a vu perdre du terrain : partout où il s’est établi,
il a grandi au point de tout absorber.
Nous avons vu la machine soumettre à son domaine
jusqu’à ces opérations délicates et compliquées, qui
semblaient réservées, pour l’éternité, à l’adroite main
de la femme. C’est ainsi que les tulles et lesjimita-
tions de dentelles ont constitué en Angleterre une
importante fabrication manufacturière. Après beau¬
coup de tentatives et de tâtonnements, un simple ou¬
vrier anglais, Heathcoat, découvrit les engins et les
4
LE TRAVAIL DES FEMMES
procédés mécaniques pour faire le tulle Bobin, qui eut
à partir de 1809, et surtout depuis 1823, une vogue
si extraordinaire et compromit si gravement le tra¬
vail de la dentelle à la main : ainsi, l’on fabriqua à
la vapeur, dans de vastes ateliers, ces tissus si légers
qui réclamaient auparavant des soins si laborieux et
si patients. La machine d’Heathcoat, subissant la loi
de l’industrie, ne cessa de se perfectionner. Elle exi¬
geait 60 mouvements pour faire une maille, on réussit
à faire la même maille avec 6 mouvements. Une
bonne ouvrière ne fait, avec le fuseau, que 5 mailles
à la minute : certains métiers circulaires font 30,000
mailles dans le même temps. Cette fabrication de
tulle sembla un njoment suspendre le travail de nos
dentelières. Alençon qui, en 1788, comptait 9,000 ou¬
vrières et produisait pour 4 millions de francs de den¬
telles, n’avait plus que 200 ouvrières en 1840 et ne
faisait plus que 30,000 francs d’affaires. Alençon s’est
relevé depuis : l’extrême bon marché du tulle a rendu
1 essor à la dentelle à la main ; mais les métiers et les
procédés mécaniques ont fait de nouveaux progrès.
On s’est efforcé d’appliquer au métier à tulle le jeu
des cartons a la Jacquard et de couvrir le réseau uni
de dessins variés : on a réussi dans cette tâche. Saint-
Pierre-lès-Calais a développé l’œuvre de Nottingham.
L’on est parvenu à imiter, avec une perfection rela¬
tive, les dentelles vulgaires. De grandes maisons de
Paiis ont obtenu de la dentelle courante traitée mé¬
caniquement et qui ne diffère pas de la dentelle à la
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
main. A cette marche si rapide de la mécanique qui
oserait fixer des bornes? Sans doute la dentelle riche,
élégante, variée, appartiendra toujours aux doigts
délicats et légers de l’ouvrière : mais les dentelles
communes, les guipures surtout, tous ces articles
qui emploient près de 100,000 femmes dans le centre
de la France et en Belgique, qui peut dire que la ma¬
chine ne s’en emparerera pas? Il ne faut pas oublier
que, dans notre temps, le luxe, si fastueux qu’il pa¬
raisse, vise beaucoup nqoins à l’art qu’à l’effet. Or, ce
luxe bourgeois et banal, les machines sont parfaite¬
ment aptes à le satisfaire.
Les plus récents et les plus importants progrès de
la mécanique dans le domaine des industries fémi¬
nines, ce sont ceux qui s’appliquent à la couture.
Nous consacrons- plus loin un chapitre spécial à la
machine à coudre et à son influence probable sur le
sort des femmes. Ici nous ne voulons qu’exposer
brièvement la transformation déjà accomplie ; elle est
considérable. La machine à coudre a été l’origine de
la substitution, dans une assez large mesure, du tra¬
vail en atelier au travail à domicile pour la confection
des vêtements, pour la passementerie, pour beau¬
coup d’autres industries encore. C’était peu de coudre
à la mécanique : il fallut que la mécanique marchât
à la vapeur. Il ne serait pas étonnant que la couture à
la vapeur, dans de grands ateliers, dût faire son che¬
min comme le tissage mécanique. Les deux opéra¬
tions présentent de l’analogie et les perfectionnements
40 LE TRAVAIL DES FEMMES
obtenus dans l’une et dans l’autre sont du même
ordre. Les transactions de la société anglaise pour
l’avancement des sciences sociales nous apprennent
qu’à Dublin il y avait, dès 1862, un assez grand
nombre d’ateliers de couture mécanique, occupant
de 200 à 300 femmes. A Paris, nous avons visité,
il y a deux ans, la manufacture Godillot, où 1,200
femmes environ sont occupées aux machines à coudre
à la vapeur, soit qu’elles les dirigent, soit qu’elles
préparent ou achèvent l’ouvrage. D’autres maisons
parisiennes se servent aussi de la vapeur pour la
couture. L’ouvroir Demidoff (rue aux Ours) a des
machines marchant à l’électricité. Bien d’autres per¬
fectionnements mécaniques tendent à faire de la con¬
fection des vêtements une industrie manufacturière.
Dans la maison Godillot, l’on voit une coupeuse
métallique tailler automatiquement, en un clin d’œil,
un énorme tas d’étoffes. La cordonnerie subit une
révolution du même genre par l’invention des chaus¬
sures à vis. Il y a, à Dublin, 8 grands établissements
de cordonnerie, qui emploient, dans les ateliers, près
de 500 femmes, soit aux machines à vis, soit à la
couture mécanique. Il en est de même de la sellerie,
des équipements militaires, des fabriques de cas¬
quettes et de corsets. Il n’est pas jusqu’aux articles
de Paris qui n’aient une tendance, par suite de l’ex¬
tension de la machine à coudre, à se soumettre au
régime du travail à l’atelier. L’on a signalé, à Dijon,
1 usine de M. Maître, qui occupe 200 hommes et
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 41
100 femmes à fabriquer des albums photographiques,
des portefeuilles, des porte-monnaie.
Il ne faut pas croire que les industries textiles, les
travaux légers de la niain soient les seules branches
ouvertes à l’activité des femmes dans notre siècle. A
la faveur des progrès mécaniques, les femmes ont
envahi beaucoup d’autres industries. Une enquête
anglaise de 1843 nous fournit de très-intéressants
détails sur l’emploi des femmes dans les usines où
l’on travaille le fer. Les femmes y sont occupées en
très-grand nombre, parfois à des travaux qui de¬
mandent une certaine force. Dans les manufactures de
vis et d’écrous les femmes sont en majorité. L’enquête
cite une manufacture de vis qui occupait 300 fem¬
mes contre 60 hommes. Le rapporteur va jusqu’à af¬
firmer que les femmes figurent ordinairement dans
ces usines pour 80 ou 90 pour 100 du personnel ou¬
vrier. Elles y entrent quelquefois à l’âge de treize ans,
plus généralement à seize. Les manufactures de
boutons métalliques ne font pas une moindre part
aux femmes. A Wolverhampton les femmes et les
filles sont très-employées dans les manufactures de
clous. Un industriel, déposant dans l’enquête de 1843,
disait que les femmes font les clous tout aussi bien
. que les hommes et que quelques-unes sont merveil¬
leusement douées pour ce travail [some of them hâve
a remarquable gift ihis way). A Warrington, dans la
manufacture d’épingles, l’on trouve plus de jeunes
filles que de jeunes hommes, soit 180 filles contre
LE TRAVAIL DES FEMMES
141 garçons au-dessous de treize ans et 130 jeunes
femmes contre 50 jeunes garçons de treize à dix-
huit ans. En général, la fabrication des épingles dans
l’ouest de l’Angleterre se fait principalement par des
jeunes femmes de quatorze à dix-huit ans. Ces ren¬
seignements de l’enquête de 1843 sont confirmés par
de récentes communications faites à l’Association pour
l’avancement des sciences sociales. L’état des choses
n’a pas changé : les ateliers de Birmingham occupent
toujours la même proportion de femmes pour les ou¬
vrages métalliques. L’on nous représente les ouvrières
du Staffordshire, adonnées à la fabrication des clous,
noires de suie, musculeuses, charnues, repoussantes
(extraordinary figures, black with soot , muscular ,
brawny , undelightful to the last degree). Dans beau¬
coup de poteries et de manufactures de porcelaine,
dans les briqueteries, l’on compte parfois plus de
femmes que d’hommes et l’on nous fait une saisis¬
sante peinture de leur aspect physique. Dans les pa¬
peteries, le nombre de femmes est souvent égal,
quelquefois supérieur à celui des hommes. Il ne faut
pas oublier non plus que les femmes étaient occupées
naguère dans les travaux souterrains des mines,
qu elles sont encore employées aux travaux de sur¬
face, qu en Belgique on les rencontre au fond des
houillères, qu il en était de même en Silésie avant un
récent arreté. En France, les femmes prêtent aussi
leurs bras à beaucoup d’industries diverses, en dehors
de celles sur lesquelles nous nous sommes spéciale-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 43
ment arrêtés, et, parmi ces industries, il en est qui
semblent peu faites pour elles, celle des produits
chimiques, par exemple, où nous les trouverons en
grand nombre. Il est curieux de remarquer que nos
manufactures de tabac occupent des milliers de
femmes pour la préparation des cigares et des ciga¬
rettes, tandis que, d’après l'enquête de 1843, les ma¬
nufactures de tabac, dans tous les districts, n’em¬
ployaient en Angleterre que des hommes.
Nous avons esquissé à grands traits le champ de
la main-d’œuvre féminine dans les manufactures.
Yeut-on se rendre compte, par des chiffres, du
nombre de vies de femmes employées à ces travaux
d’ateliers? Nous ne pourrons, sans doute, être aussi
catégoriques et précis que pour les seules industries
textiles; cependant, nous avons sur ce point des ren¬
seignements qui, moins minutieux, il est vrai, sont
encore dignes de foi. Un inspecteur des manufactures
anglaises, M. Baker, a déterminé, pour la Grande-
Bretagne et l’Irlande, le nombre d’ouvrières em¬
ployées dans les usines et dans les ateliers communs :
Aux termes du recensement
quinquennal de 1861, il y avait
dans les manufactures de coton,
bn, laine, mélanges, chanvre,
jute, bonneterie. 467,261 femmes.
En 1864, l’on comptait, dans
les poteries et les établissements
analogues. 20,000 »
44
le travail des' femmes
Dans les industries soumises
plus récemment au régime de
l’acte sur les manufactures {fac-
tor y act ). 130,000 femmes.
Dans tous les autres ateliers. . 130,000 »
C’est un total de. 747,261 femmes.
Lord Brougham, dans un discours qu’il prononça
à la session de 1862 de l’Association pour le dévelop¬
pement des sciences sociales, affirmait que « les trois
quarts des femmes adultes non mariées, les deux tiers
des veuves et un septième des femmes mariées sont
Occupées, dans la Grande-Bretagne, à des travaux
indépendants ou isolés (independent or insulated la¬
bours ), sans compter la multitude des épouses, des
filles et des sœurs, qui participent soit au comptoir,
soit dans les fermes, soit dans les ateliers domestiques,
aux industries de la famille » [beside the multitude
of wives, daughters and sisters who share in the
works of their relatives ai the counter , in the
dairy or by the needlé). De cette organisation du
travail des femmes en Angleterre résultent des faits
sociaux qui se traduisent par des chiffres et qui méri¬
tent d’être signalés. L’on sait que dans tous les pays
d’Europe le nombre des femmes est très-légèrement
supérieur au nombre des hommes, quoiqu’il naisse
plus de garçons que de filles, la mortalité étant
plus grande pour le sexe masculin : mais cette
différence entre les deux sexes, quoique constante,
est excessivement minime, puisque la France comp-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 45
tait, en 1866, une population masculine de
19,014,079 individus contre une population fémi¬
nine de 19,052,983 Elle devient, au contraire,
très-considérable dans certaines localités de la Grande-
Bretagne. Il y a des villes, en Angleterre, où l’iné¬
galité dans le nombre d'habitants des deux sexes
saute aux yeux. Les villes manufacturières où se fa¬
briquent la bonneterie et la dentelle comptent no¬
tablement plus de femmes que d’hommes. Au con¬
traire, les villes adonnées aux travaux métallurgiques
ont une population masculine qui dépasse de beau¬
coup la population féminine. Nottingham, par exem¬
ple, qui compte 100,000 habitants, a 10,000 femmes
de plus que d’hommes, soit 55,000 habitants du sexe
féminin contre 43,000 du sexe masculin. La propor¬
tion est renversée à Dudley, où l’on travaille le fer et
où les hommes dépassent de beaucoup les femmes.
L’inégalité est moins grande à Birmingham qui se
livre principalement à la fabrication des métaux, et
cependant l’on y compte encore 105 hommes contre
100 femmes 1 2 . Il y a des districts agricoles où l’on a
pris l’habitude d’employer, en grandes masses, les
femmes et les enfants aux travaux des champs, dans
le système connu sous le nom d 'açjricultural gangs:
la population féminine de ces districts l’emporte no¬
tablement sur la population masculine 3 . Telle est
1. Annuaire de la statistique pour 1869, page 29.
2. Transactions of the association for the promotion of social
science, année 1868.
3. Voir l’enquête sur l’organisation du travail agricole, connue
46 LE TRAVAIL DES FEMMES
l’une des importantes conséquences de cette organisa¬
tion du travail des femmes.
Dans le petit royaume de Belgique le nombre des
femmes travaillant aux usines et aux mines est aussi
fort considérable. Le recensement de 1846 constatait
qu’il y avait 7,066 femmes, filles adultes et enfants
du sexe féminin occupées aux travaux des houillères,
et 63,636 employées dans les manufactures, soit en
tout 71,000 ouvrières de la grande industrie. Depuis
lors ce nombre s’est considérablement accru par suite
du développement de l’industrie et de l’emploi de
plus en plus ordinaire des femmes dans les filatures.
En 1868, d’après les renseignements communiqués
au parlement belge, l’on comptait 13,524 femmes et
filles occupées à l’exploitation des houillères, tant
aux travaux de surface qu’aux travaux d’intérieur;
c’est à peu près le double du nombre des femmes
employées en 1846. Il n’est pas téméraire de dire
que le nombre des femmes et des filles travaillant
dans les manufactures a dû suivre la même progres¬
sion : et alors le nombre des ouvrières occupées, en
Belgique, dans les manufactures et les mines serait
porté à 140,000 environ. Encore n’avons-nous pas
tenu compte des industries diverses qui se sont sou¬
mises depuis peu au*régime du travail aggloméré.
Nous n’essayerons pas de faire de semblables calculs
pour la France, où l’absence de toute enquête géné-
' rifr* d ’ a r™ ltural 9angs ‘ Nous av °™ consacré à ce régime
une étude dans la Revue des Deux Mondes du 1 er septembre 1869.
Aü DIX-NEUVIEME SIECLE.
47
raie sur l’industrie manufacturière laisse trop de
place aux conjectures, ni pour l’Allemagne où les ren¬
seignements précis font également défaut. Nous avons
voulu nous rendre compte de l’état des choses aux
États-Unis. Ne pouvant nous transporter nous-même
dans cette contrée, nous avons prié un juriste distin¬
gué, qui y faisait un voyage pour recueillir des do¬
cuments législatifs et se mettre en rapport avec la
Société américaine des sciences sociales, de vouloir
bien prendre et nous transmettre quelques informa¬
tions au sujet du travail des femmes. Nous copions ici
textuellement un passage de sa réponse qui ne
manque pas d’intérêt : « J’ai parlé aux différentes
personnes que j’ai vues du travail des femmes dans la
classe ouvrière. Tout le monde m’a répondu que les
femmes ne travaillent pas. Madame X.... (la femme
d’un des principaux membres de la Société améri¬
caine pour le progrès des sciences sociales), à qui je
me suis adressé aussi, a beaucoup ri quand je lui ai
posé cette question. Elle m’a dit que, heureusement,
jusqu’ici les femmes de l’Etat de New-York ne tra¬
vaillent que dans leur ménage; qu’il y en a bien
quelques-unes qui, à New-York, sont employées
comme ouvrières hors de chez elles, mais que c’est
tout à fait exceptionnel et qu’on ne peut dire quelle
est leur condition, parce qu’il n’y a pas de classe ou¬
vrière féminine ayant des habitudes régulières. Elle
m’a dit que dans le Massachussets, il y a des manufac¬
tures où l’on emploie des femmes, mais que généra-
48 LE travail des femmes
lemenfc ce sont, des jeunes filles qui viennent amasser
une dot. Elle a ajouté qu’elle ne connaît aucun ou¬
vrage ayant rapport à cette question, qui ne fait que
naître dans deux ou trois États du nord-est et qui est
inconnue dans les autres. » Cette réponse, émanant
d’un homme aussi consciencieux que distingué, nous
surprit légèrement et nous déconcerta. Le tableau
nous paraissait trop riant pour être d’une parfaite
vérité. Nous savions, du reste, à combien d’illusions
sont sujettes les personnes, même les plus éminentes,
quand il s’agit du sort et de la condition de ces vies
obscures sur lesquelles rien n’attire les yeux. D’autres
informations ont légitimé nos doutes.
La question du travail des femmes existe en Amé¬
rique tout aussi bien qu’ailleurs. Ce n’est pas seule¬
ment dans la Nouvelle-Angleterre que les manufac¬
tures sont très-nombreuses, c’est aussi dans certains
États du centre, comme l’Ohio et la Pensylvanie.
Quant à l’État de New-York, s’il ne s’y trouve guère
de filatures, il y a beaucoup de grands ateliers pour la
confection, la fabrication des corsets, etc., qui y oc¬
cupent en dehors de leur domicile des milliers d’ou¬
vrières. Il existe aussi une littérature sur le travail des
femmes en Amérique. En 1863 parut, à Boston, un
livre intitulé : The employment of loornen , par Vir-
giny Penny. Ce livre, comme tous ceux qui ont été
publiés en Europe sur la même matière, est plein de lu¬
gubres peintures et de tristes révélations. Un ouvrage
allemand plus récent, die Frauen A rbeit , parM. Daul,
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. <49
nous donne aussi les plus grands details sur les occu¬
pations des femmes en Amérique. Enfin, dans son
rapport de 1869, M. Welles, ministre des finances des
États-Unis, constatait que l’emploi des femmes dans
les manufactures avait notablement augmenté depuis
quelques années. Nous verrons plus loin, d’après des
statistiques dignes de foi, qu’il doit y avoir actuelle¬
ment plus de 100,000 femmes occupées aux États-
Unis dans les manufactures de matières textiles.
On voit combien est universelle la question qui nous
occupe : partout elle s’est posée ; en Australie même,
paraît-il, d’après des communications faites à l’Asso¬
ciation anglaise pour l’avancement des sciences so¬
ciales, cette question existe. Il est donc d’un grand
et général intérêt d’étudier avec impartialité la situa¬
tion des femmes occupées par l’industrie et les moyens
d’améliorer cette situation.
5
LE TRAVAIL DES FEMMES
50
CHAPITRE II
Des salaires des femmes employées par la grande industrie.
Nous venons d’exposer d’une façon sommaire la
transformation fyui s’accomplit depuis le commence¬
ment du siècle dans l’industrie et qui, incomplète en¬
core, continue à s’achever sous nos yeux : c’était une
entrée en matière indispensable pour la connaissance
du sujet que nous traitons dans cet ouvrage. Après
avoir ainsi circonscrit à grands traits le domaine in¬
dustriel des femmes au dix-neuvième siècle, nous
avons à étudier le sort que leur fait la nouvelle orga¬
nisation du travail. Quelle est, au point de vue matériel
et intellectuel, la condition de l’ouvrière de nos jours?
En quoi les changements opérés dans les moyens de
fabrication ont-ils affecté la nature et la destinée des
femmes laborieuses? Tels sont les graves problèmes
que nous devons soumettre à une impartiale investi¬
gation.
Le premier élément et le principal même de la des¬
tinée de l’ouvrière, c’est le salaire. C’est lui qui influe
sur toute l’existence de la femme comme de l’homme
du peuple, qui, lui mesurant lesmoyens de subsistance,
lui mesure aussi l’indépendance,'les loisirs, les jouis¬
sances intellectuelles, et affecte sa nature morale
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
51
presque autant que sa nature physique. La connais¬
sance précise du salaire des ouvrières à notre époque,
c’est donc à la fois le point de départ et le point d’ap¬
pui de toute considération et de toute théorie sérieuses
sur le rôle etle sort des femmes au dix-neuvième siècle :
mais il n’est rien de si multiple, de si varié et de si
complexe que les questions de salaire. Rien n’est si
local et si relatif que la rétribution de la main-d’œuvre.
Entreprendre de fixer, ne serait-ce que d’une manière
approximative, les taux des salaires à une époque
donnée, dans un pays de quelque étendue, c’est vou¬
loir saisir et graver un tableau, non-seulement d’une
complication extrême et qui touche à la confusion,
mais encore dont les nuances sont mouvantes, chan¬
geantes et qui, au second coup d’œil, n’est déjà plus
ce qu’il était au premier regard.
Dans notre temps, que dominent l’esprit scienti¬
fique et les préoccupations positives, l’on croit avoir
tout dit quand, sur des informations généralement
bornées, l’on a dressé une statistique et enfermé dans
la rigueur de quelques chiffres des phénomènes élas¬
tiques et variables : l’on croit avoir recueilli tous les
éléments nécessaires à la solution d’une question so¬
ciale, quand, par des combinaisons plus élémentaires
qu’ingénieuses, on a obtenu des moyennes , c’est-à-
dire des entités qui n’ont qu’une existence idéale et
auxquelles rien ne répond dans la vie réelle. C’est
une des grandes difficultés des sciences morales que
cette complexité et surtout cette variabilité despbé-
LE TRAVAIL LES FEMMES
52
nomènes sociaux. Tandis que dans le monde physique,
c’est-à-dire dans la nature inerte et passive, toutestré-
gulier, universel et permanent, il semble que dans le
monde moral, c’est-à-dire dans la nature vivante,
spontanée et jouissant du libre arbitre, tout soit indi¬
viduel et transitoire. Le salaire varie selon les lieux,
les professions, les individus. Le temps et l’espace le
modifient. Comment pouvoir saisir d’une main sûre
des faits aussi dépourvus du caractère de généralité
et de permanence ?
Une autre' difficulté inhérente à ces questions,
c’est que le salaire nominal fixé en argent, le seul
qui figure dans les statistiques, n’est que le premier
terme d’un rapport qui ne peut être bien compris que
par la connaissance du second terme. Ce second terme,
c’est le prix des subsistances qui le constitue principa¬
lement. Ce mot de subsistances, nous le prenons ici
dans le sens le plus large, où il signifie tout ce qui
est nécessaire, utile ou agréable à la vie matérielle de
l’homme. Ainsi, pour connaître les salaires réels dans
les différentes provinces, il faudrait avoir, non-seule¬
ment le prix de la main-d’œuvre fixé en argent, mais,
à côté, le prix des denrées et des marchandises à l’u¬
sage des classes ouvrières. Or il ne fautpas oublier que
les différences dans les prix des denrées, si amoindries
qu’elles soient par le développement de la viabilité et
1 abaissement des prix de transport, sont encore con¬
sidérables. Il y a en France des contrées où la vie
est chère et d’autres où elle est à bon marché, et par-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 53
fois il n’y a pas beaucoup de distance entre les unes
et les autres. Quoique le prix du blé soit à peu près
nivelé dans nos différentes provinces, le prix du pain
ne laisse pas que de subir d’assez notables écarts. La
viande, les légumes, le vin, le combustible, le loge¬
ment varient encore davantage suivant les localités.
Ce ne sont pas seulement les prix des subsistan¬
ces, qui constituent le second terme de ce rapport, dont
le taux nominal du salaire est le premier terme, ce
sont encore les besoins, les habitudes, le niveau de la
vie dans les différents milieux. L’aisance et l’indigence
ne sont pas des quantités constantes : ce sont, au con¬
traire, des quantités excessivement variables. Tel
homme ou telle femme passe pour indigent et est se¬
couru par la charité publique, qui à une autre époque
ou dans un autre pays aurait été regardé comme aisé
et recevrait peut-être des demandes de secours. Il y
a des provinces de France où l’ouvrier mange de la
viande deux fois par jour ; il en est d’autres où il n’en
mange que les jours fériés, et se contente de pain le
reste du temps; il en est enfin, dont le nombre dimi¬
nue, grâce au ciel, où la population vit principalement
de galettes de sarrasin, de pommes de terre, de châ¬
taignes et de substances analogues. N’est-il pas évi¬
dent que le salaire qui sera regardé comme considé¬
rable dans ces derniers pays sera jugé insuffisant dans
les premiers? Ainsi la mesure de l'aisance est variable,
comme la mesure de l’indigence. De même qu’un
poids fixe de mercure ou d’alcool se dilate ou se res-
54 LE TRAVAIL DES FEMMES
serre sous l’influence de la température extérieure et,
s’abaissant ou s’élevant, marque dans les diverses lo¬
calités et aux diverses époques différents degrés sur
l’échelle thermométrique, ainsi une rétribution fixe
semble susceptible de se dilater et de se rétrécir dans
les différents milieux, de manière à marquer, en s’éle¬
vant ou en s’abaissant sous ces influences extérieures,
différents degrés dans les divers pays sur l’échelle de
la fortune et de la misère.
Une organisation propre à notre temps complique
encore les questions de salaire. Autrefois, le salaire
était presque partout à la journée; aujourd’hui,
presque partout il est aux pièces. C’est qu’autrefois
l’ouvrier ne fournissait que ses bras et qu’il les em¬
ployait avec apathie. Aujourd’hui, c’est son intelli¬
gence, c’est sa volonté qu’il loue. La substitution du
salaire à la tâche au salaire à la journée, c’est un
hommage rendu à la nature humaine, c’est un témoi¬
gnage de l’importance de ce principe intérieur qui
dirige les organes de l’homme et qui peut, en dou¬
blant ses efforts ou en les appliquant mieux, aug¬
menter dans une proportion considérable la quantité
des produits : mais le système du travail aux pièces,
si salutaire à 1 industrie, est pour les statisticiens une
cause de grandes incertitudes ; il ôte au salaire toute
espèce de fixité; dans une même industrie le gain
de la journée diffère pour les divers ouvriers ; il est
souvent pour l’un le double de ce qu’il est pour
1 autre : les écarts deviennent énormes.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
55
Telles sont les difficultés qui sont inhérentes à l’es-
'sence même de la question des salaires; il en est
d’autres plus contingentes et propres au pays dans
lequel nous écrivons. La France n’offre que très-peu
de documents précis et officiels sur la situation de
l’industrie et des ouvriers quelle emploie. Il s’en faut
qu’elle soit aussi riche que l’Angleterre en statistiques
et en enquêtes. Les renseignements où peut puiser le
publiciste sont dans notre pays incomplets et insuf¬
fisants. Il est obligé de recourir aux informations
particulières, c’est-à-dire à des données morcelées,
approximatives, qui manquent à la fois de généralité
et de précision. Grâce à l’initiative de l’Academie des
sciences morales et politiques, trois enquêtes succes¬
sives à différentes époques ont jeté du jour sur les
questions de salaires ; mais, de ces trois enquêtes, la
plus récente, celle de M. Louis Reybaud, a déjà près
de dix ans de date. Il s’est fondé à Paris, il y a quelques
années, une société ayant pour but d’étudier par la
méthode de l’observation analytique la situation des
classes laborieuses et de rassembler dans des mono¬
graphies d’une scrupuleuse exactitude l’ensemble des
faits qui affectent Ja condition matérielle, intellec¬
tuelle et morale des ouvriers. Un grand nombre de ces
monographies ont jeté une vive clarté sur quelques
détails de la vie et du sort des travailleurs de certains
métiers et de certaines localités : mais il faudrait que le
nombre de ces opuscules fût multiplié à l’infini et que,
au lieu de les compter par dizaines, on les comptât par
56
LE TRAVAIL LES FEMMES
milliers pour être autorisé à fonder des raisonnements
généraux sur des faits aussi individuels. Quelques
chambres de commerce, au premier rang celle de
Paris, ont pris l’initiative de recherches plus générales
et plus approfondies. Il serait à désirer que cet exemple
fût universellement suivi, de manière à composer un
tableau d’ensemble de l’état des salaires en France.
L’on voit combien l’évaluation du taux des salaires
dans nos différentes industries et nos diflérentes pro¬
vinces est sujette à incertitude. Aussi, quoiqu’ayant
consulté, croyons-nous, tous les documents que la
science ou l’administration ont rassemblés sur cette
intéressante question, nous ferons provision de ré¬
serve et de prudence et ne nous aventurerons qu’avec
précaution sur ce terrain qu’il est difficile de sonder.
Les chiffres, en pareille matière, contiennent toujours
une part irréductible d’erreur. Nous allons d’abord
porter notre attention sur les salaires des femmes em¬
ployées dans la grande industrie et, spécialement
dans les industries textiles, la soie, le coton, la laine,
le lin.
M. Jules Simon rapporte qu’une de ces ouvrières
lyonnaises, que l’on appelle canuses, disait, il y a
quelques années, devant une commission d’enquête,
que la soie est le domaine des femmes et qu’elles y
trouvent du travail depuis la feuille du mûrier, sur
laquelle on élève le ver, j usqu’à l’atelier où 1 ’on façonne
la robe et le chapeau. Rien n’est plus juste que cette
observation et elle l’est encore plus aujourd’hui qu’au
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 57
jour où elle fut faite pour la première fois, et qu’à l’é¬
poque ou M. Jules Simon la recueillit. Depuis ce temps,
en effet, la main-d’œuvre des femmes s’est montrée
envahissante dans la préparation de la soie. L’inter¬
vention plus fréquente et plus perfectionnée des ma¬
chines dans diverses opérations de la fabrication a
tendu à remplacer les bras des hommes par les bras
des femmes, et même les bras des femmes par ceux
de toutes jeunes filles. Il y a plusieurs opérations in¬
dustrielles dans le travail de la soie, qui n’emploient
guère que des adolescentes depuis l’âge de dix ans
jusqu’à celui de vingt, et où l’on ne rencontre qu’ex-
ceptionnellement des femmes ayant passé vingt-
cinq ans.
Dans son bel ouvrage sur la condition des ouvrières
en soie, M. Louis Reybaud déclare ne s’être occupé
que du tissage; la production de la matière, c’est-à-
dire l’élevage des vers, le dé vidage des cocons, le mou¬
linage et la filature appartenant plutôt à l’agriculture
qu’à l’industrie proprement dite, et relevant des cam¬
pagnes plus que des villes. 11 ne faudrait pas prendre
trop à la lettre cette distinction, qui avait autrefois
plus de raison d’être qu’aujourd’hui. Plus nous mar¬
chons, plus ces diverses opérations se disposent sur
un même plan et tendent à présenter une physionomie
analogue. M. Louis Reybaud reconnaissait déjà, il y a
dix ans, l’existence de ce mouvement et de cette ten¬
dance, quand il constatait pour les vers à soie « la
transformation des éducations domestiques en cham-
58
LE TRAVAIL DES FEMMES
brées industrielles 1 . » Quelle que soit la production
que l’on considère et à quelque échelon qu’on l’étudie,
on est toujours sûr de voir à notre époque le travail
manufacturier empiéter sur le travail domestique.
La fabrication de la soie est une de celles qui se sont
le plus modifiées depuis dix ans, spécialement parle
développement qu’a pris le régime des manufac¬
tures internats , à l’image des établissements de Ju-
jurieux, de la Séauve et de Tarare, sur lesquels
MM. Reybaud et Jules Simon ont déjà attiré l’atten¬
tion. Ce système a reçu une extension inattendue.
M. F. Monnier, maître des requêtes au conseil d’État,
ancien secrétaire de la commission de l’Exposition
universelle de 1867, nous donne dans un très-atta¬
chant travail les documents les plus précis sur la
situation de ces établissements et des ouvrières qu’ils
emploient 2 . Il paraîtrait que près de 40,000 jeunes
filles sont occupées par nos départements du Midi
dans cette nouvelle sorte de manufactures. Nous
réservons pour une autre partie de cet ouvrage l’exa¬
men de ce système au point de vue économique,
moral et social. Nous nous contentons ici de recueillir
les chiffres relatifs aux salaires.
D après M. Monnier les salaires des ouvrières en
soie auraient éprouvé depuis dix ans une hausse con¬
sidérable, qu on ne pourrait pas évaluer à moins
1. Reybaud, La Soie, page 8.
2. De l’organisation du travail manuel des jeunes filles , par
F. Monnier, 1869.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 59
de 25 p. 0/0. A comparer, en effet, les chiffres donnés
par MM. L. Reybaud et Jules Simon et ceux que nous
fournit la brochure de M. Monnier, il est indubitable
qu’une amélioration s’est effectuée dans la rétribution,
jusqu’alors si chétive, des femmes employées dans le
dé vidage et le moulinage. M. Jules Simon fixait de la
manière suivante les salaires des ouvrières en soie :
pour lesovalistes oumoulinières un maximum de 8 fr.
par semaine, qui tombait parfois au-dessous de 5 fr.,
c’est-à-dire 80 centimes' par jour; pour les dévi-
deuses 1 fr. 25 cent. ; le même salaire à peu près pour
les ourdisseuses ; 2 fr. par jour, au moins, pour les
metteuses en main; 1 fr. 75 pour les liseuses; 3 fr.
pour les bonnes tordeuses; 4 fr. pour les remetteuses
habiles 1 . Le même auteur déclarait que «les sup¬
putations les plus favorables ne permettent pas d’éva¬
luer la journée d’une tisseuse à plus de 1 fr. 50 2 . »
Il ajoutait que plusieurs de ces corps d’état, spéciale¬
ment les liseuses, les tordeuses, les remetteuses,
étaient sujets à de fréquents chômages et que ces der¬
nières n’ont de l’ouvrage, en général, que trois ou
quatre jours par semaine. L’introduction de plus en
plus active de la mécanique dans l’industrie de la soie
a modifié, pour beaucoup d’ateliers, cette division du
travail et cette répartition des tâches. M. Louis Reybaud
fixait entre 80 et 150 fr. par an, suivant la nature du
travail et les degrés de l’apprentissage, les gages an-
1. L’ouvrière, pages 42 et 44.
2. ld., page 40.
LE TRAVAIL DES FEMMES
60
nuels accordés aux ouvrières de Jujurieux, qui en
outre étaient logées, nourries et entretenues par l’éta¬
blissement. Dans le moulinage internat de Tarare, les
gages, d'après le même auteur, variaient de 40 à
100 fr. A la Séauve la moyenne des gages était de 140
à 150 fr.; ils pouvaient s’élever jusqu’à 220, outre
la nourriture et l’entretien. Faisant des calculs
plus détaillés sur l’un de ces internats, M. Reybaud
estimait à 40 centimes par jour les frais de la nourri¬
ture que supportait l’établissement, à 10 centimes l’en¬
tretien et les frais généraux, à 16 centimes les gages,
ce qui donnait un total de 66 centimes pour chacun
des 365 jours de l’année, soit 230 fr. 90 centimes par
an, c’est-à-dire un salaire quotidien de 75 ou 80 cen¬
times par journée de travail effectif. En dehors de
ces internats, M. Reybaud fixait à 1 fr. 50 ou 2 fr. la
rémunération de l’ouvrière employée à la manufacture
de peluche de Tarare, qu’il ne faut pas confondre avec
le moulinage de la même ville.
Ces chiffres sont maintenant dépassés, mais d’une
manière inégale pour les divers corps d’état. Ce sont
surtout les ouvrières et les apprenties soumises au
régime des internats et du travail mécanique qui ont
le plus gagné en rémunération ; les autres, bien que
leur salaire ne soit pas resté stationnaire, ont fait de
moindres progrès. La grève des ouvrières ovalistes
il V a trois ans nous a appris que le salaire de ces
ouvrières était, depuis quelque temps, de 1 fr. 50 à
1 fr, 60 par jour en moyenne, soit de 9 fr. à 9 fr. 60
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 61
par semaine : c’est une amélioration sur l’état des
choses que décrivait M. Jules Simon, puisque
la rétribution de l’ovaliste était alors au maximum
de 8 fr. par semaine et qu’elle s’abaissait parfois à
80 cent, par jour. Ce n’est pas encore cependant un
salaire bien élevé, et l’on conçoit que les ouvrières qui
le reçoivent ne soient pas dans une condition fort heu¬
reuse, surtout habitant, pour la plupart, une grande
ville comme Lyon où les loyers et la vie sont assez
chers. Les ovalistes réclamaient 2 fr. par jour et une
diminution des heures de travail; c’était peut-être
beaucoup d’exigences à la fois. Les fabricants objec¬
taient la concurrence de l’Italie et de la Suisse ; ils fini¬
rent par consentir à une diminution de deux heures
dans la journée de travail, mais non à une augmenta¬
tion de salaire : ces conditions ont été acceptées. Les
patrons qui voudront désormais faire travailler comme
autrefois devront payer des heures supplémentaires.
L’établissement de la Séauve, étudié déjà par
M.L. Reybaud, est le meilleur exemple de l’élévation
des salaires depuis dix ans dans l’industrie mécanique
delà soie. Quand M. Reybaud visita cet établissement,
les ouvrières y étaient non-seulement logées, mais
nourries et entretenues, et elles touchaient des gages
annuels qui étaient, en moyenne, de 140 à ISO fr.,
et atteignaient très-exceptionnellement 2S0 fr. Par
une réforme utile, que nous voudrions voir s’accom¬
plir dans tous ces internats, on a supprimé à la Séauve
les gages annuels et l’on a mis les jeunes filles au
6
62 LE TRAVAIL DES FEMMES
travail aux pièces. D’un autre côté, par une inspiration
non moins heureuse, on s’est contenté de loger les
ouvrières en leur laissant le soin de se nourrir et de
s’entretenir à leurs frais. Dans ces conditions nou¬
velles les ouvrières gagnent, en moyenne, 15 à 18 fr.
par semaine, sans compter le logement et le chauf¬
fage. Ce sont là de fort beaux salaires pour des jeunes
filles généralement mineures ; il y a place à des éco¬
nomies notables; aussi a-t-on vu trois sœurs amasser
entre elles, en trois ans, 4,767 fr. 85 centimes 1 .
Dans la manufacture de rubans de velours fondée par
M. Sarda aux Mazeaux, le travail est également à la
tâche ; l’ouvrière reçoit, en moyenne, 12 fr. par se¬
maine pendant les six premiers mois et 14 fr., outre le
logement, pendant les mois qui suivent : la journée de
travail-n’est que de dix heures. Il est, sans doute, des
établissements moins bien partagés; mais ils ont, eux
aussi, éprouvé dans une mesure incontestable une
hausse des salaires. Telle est la rubanerie de Bourg-
Argentai, où les bonnes ouvrières gagnent des sa¬
laires de 2 fr. par jour et les débutantes 1 fr., avec
possibilité d’être nourries et logées dans l’établisse¬
ment moyennant une retenue de 50 centimes par
jour 2 . Le même progrès dans le taux des salaires
semble s’être effectué en Allemagne. Dans la fabrique
de soie à coudre de M. Metz, à Fribourg en Brisgau,
1. Monnier, Les Internats industriels, page 48.
2 ', En U uêle du groupe X. Recueil analytique de Mémoires, etc.,
sur I amélioration de la condition physique et morale de la popula¬
tion, page 122.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 63
l’ouvrière est logée, chauffée, nourrie moyennant une
retenue de 9 kreutzers par jour sur un salaire qui, à
l’entrée et sans, apprentissage, se trouve être de
26 kreutzers pour de toutes jeunes filles ou plutôt des
enfants et s’élève au bout de trois mois à 28 kr. (1 fr.),
à 29 kr. au bout d’un an, continuant à augmenter
d’un kreutzer par année 1 . Si l’on tient compte du
bon marché des vivres dans le pays, de l’absence de
tout apprentissage, de l’extrême jeunesse de ces
ouvrières, ce sont aussi là des salaires élevés et qui
laissent à l’épargne une assez forte marge, d’autant
plus que cette rémunération quotidienne n’exclut pas
des primes annuelles.
Ainsi dans l’industrie de la soie les salaires des
femmes ont notablement haussé depuis le temps où
écrivaient MM. Reybaud et Jules Simon; l’on peut,
sans crainte d’erreurj augmenter de lo à 25 p. 0/0
les chiffres donnés par ces deux économistes. Le pro¬
grès a été surtout sensible pour les jeunes filles sou¬
mises au régime des internats industriels; pour ces
dernières il esthors de doute que la vie purement ma¬
térielle est satisfaisante, et que presque toutes ont la
faculté de faire quelques épargnes.
Il est vrai de dire que l’élévation des salaires a été
accompagnée par la hausse des subsistances; mais
nous ne croyons pas que l’une et l’autre se corres¬
pondent exactement au point de se compenser et de
se détruire. D’ailleurs il est une observation qu’il ne
1. Monnier, page GO.
LE TRAVAIL DES FEMMES
U
faut pas perdre de vue : c’est qu'il est plus avan¬
tageux pour l’ouvrier de payer cher ses subsistances
en ayant des salaires élevés que d’avoir des salaires
médiocres avec une vie à bon marché. Dans le pre¬
mier cas, en effet, l’ouvrier, qui a le goût de l’éco¬
nomie et qui sait s’imposer des privations, arrive
beaucoup plus facilement à se constituer une épargne
et à améliorer sa position; le célibataire, jeune homme
ou jeune fille, est alors bien plus à même de s'a¬
masser une dot, moyennant quelques légers et pas¬
sagers sacrifices sur son bien-être.
Le coton joue dans le Nord le rôle qui appartient à
la soie dans le Midi : il a même une importance plus
grande encore par le nombre de bras qu’il occupe et
la valeur des produits que l’on en tire. D’après les do¬
cuments officiels les plus récents, ceux de l’Exposition
de 1867, les manufactures de coton occupent en France
environ 600,000 personnes, dont 200,000 seulement
travaillent à domicile. L’on peut conjecturer que, sur
ce nombre, les femmes forment plus de la moitié :
elles entrent pour les trois cinquièmes ou les deux
tiers dans le tissage mécanique, pour un quart dans
les indiennages, pour près de la moitié dans la fila¬
ture et le tissage à bras. Il est à présumer que la pro¬
portion des ouvrières continuera à s’accroître par les
perfectionnements qui réduisent chaque jour les ou¬
vrages de force, et qui ont permis, dans ces dernières
années, d’augmenter notablement le nombre des
femmes occupées dans les filatures.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 65
Vers le milieu du règne de Louis-Philippe, M. Vil-
lermé fixait, par les chiffres suivants, la rétribution
moyenne des ouvrières occupées dans l’industrie du
coton : pour les ouvrières des filatures, 0 fr. 75 à
1 fr. 75 à Lille ; f fr. 20 à 1 fr. 50 à Rouen; un peu
moins à Mulhouse, où les dévideuses, par exemple,
n’obtenaient que 0 fr. 75 à 1 fr. 10; pour le tissage,
les tisseuses de calicot ne gagnaient que 0 fr. 40 à
0 fr. 60 à Lille; dans les indiennages, les rentreuses
obtenaient à Lille jusqu’à 2 fr. M. Villermé émettait
l’opinion que le salaire des femmes, dans l’industrie
du coton, variait ordinairement de 12 à 20 sous,
exceptionnellement de 20 à 40 sous.
En 1861 et 1862 M. Louis Reybaud constatait une
amélioration notable. A Saint-Quentin et à Lille, par
exemple, les femmes des filatures gagnaient 1 fr. 25
ou 1 fr. 50 ; dans le tissage, elles obtenaient aussi
1 fr. 50 en moyenne. C'était encore 1 fr. 50 qui re¬
présentait la rétribution ordinaire des ouvrières de
Mulhouse : et cependant, à examiner en détail le ta¬
bleau des salaires par branches d’industrie et catégo¬
ries de travail de la maison Dollfus-Mieg, à Dornach,
l’on voit qu’une grande partie des ouvrières de cette
importante maison gagnaient alors moins de 1 fr. 2ô.
L’on trouve bien, en effet, dans ce tableau, des soi¬
gneuses de bancs à broches gagnant 1 fr. 55, des
soigneuses de peigneuses gagnant 1 fr. 50, des our-
disseuses à '1 fr. 60, des tisseuses à 1 fr. 65, quel¬
ques-unes même, en petit nombre, à 2 fr., des au-
66
LE TRAVAIL DES FEMMES
neuses à 1 fr. 55, des imprimeuses à la planche
gagnant 1 fr. 75; mais c’étaient là les hauts salaires,
et les ouvrières qui les obtenaient formaient l’aristo¬
cratie de la fabrique. Au-dessous de cette élite, l’on
découvre des batteuses à 1 fr. 16, des soigneuses de
Garderie à 1 fr. 16 et 1 fr. 20, et même, de 1 fr. 05 à
1 fr. 10 ; des bobineuses à 0 fr. 60, des dévideuses à
1 fr. 25, des canettières à 1 fr., des éplucheuses à
1 fr. 25, des imprimeuses au rouleau à 1 fr. 05, des
apprêteuses et des blanchisseuses à 1 fr., des plieuses
à 1 fr. 06 1 ; encore n’avons-nous tenu compte que
des femmes et des filles au-dessus de seize ans. L'on
voit qu’un très-grand nombre de ces ouvrières avaient
une rétribution de 1 fr. à 1 fr. 25, quelquefois même
un peu moindre. Il en est toujours ainsi avec les
moyennes : il faut en rabattre quand on descend au
détail. La rétribution était encore inférieure dans les
Yosges, où la vie, il est vrai, est à la fois plus simple
et moins chère. Les salaires étaient plus élevés en
Normandie, notamment dans le tissage automatique,
où les ouvrières de la Seine-Inférieure gagnaient des
journées qui s’élevaient à 2 fr. 50 et 2 fr. 75, et tom¬
baient rarement à 1 fr. 50 ou 1 fr. 25. Et cependant,
1 on voyait encore, dans les fabriques d’indiennes
et les filatures de la Seine-Inférieure, beaucoup de
salaires de femmes adultes gagnantmoins de 1 fr. 50
et même de 1 fr. 25. Si l’on eût voulu résumer le
1. Voir Louis Reybaud, Le Colon , pièces justificatives; tableau
des salaires dans la maison Dolfus-Mieg.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. - 67
taux des salaires des femmes dans l’industrie du co¬
ton, à l’époque où M. Louis Reybaud fit son enquête,
c’est-à-dire vers 1860, l’on eût pu dire qu’il variait
ordinairement de 20 à 35 sous, et exceptionnellement
de 35 à 55 sous : cette dernière rémunération n’était
guère obtenue que dans le tissage mécanique.
Nous sommes heureux de pouvoir affirmer qu’un
progrès sensible s’est accompli et que l’on ne peut
guère l’évaluer à moins de 15 ou 20 p. 100. D’après
des renseignements dus à M. Dollfus, par exemple, le
tissage mécanique, qui ne donnait à l’ouvrière que
1 fr. 65, en général, vers 1860, donne aujourd’hui
de 2 fr. à 2 fr. 25 aux tisseuses ordinaires et plus
encore aux tisseuses habiles. Les salaires inférieurs
qui variaient de 0 fr. 80 à 1 fr. 10 restent aujourd’hui
toujours au-dessus de 1 fr. 25. Une amélioration sem¬
blable s’est effectuée dans le Nord, et l’on peut dire
qu’actuellement, dans les manufactures de coton du
Nord et de l’Ouest, le salaire des femmes varie, pour
les ouvrières médiocres, de 1 fr. 25 à 2 fr., et pour
les ouvrières habiles, de 2 à 3 fr., limite qu’il ne
dépasse que dans des cas exceptionnels h
Dans les manufactures de laine, les salaires des
1. L’augmentation des salaires s’étend à toutes les branches de
la fabrication du coton. Il y a trois ans les apprèteurs de Tarare se
mirent en grève ; le comité des patrons, parmi lesquels M. Macculoch,
a proposé, en date du 15 août, de donner aux ouvrières 50 centimes
de plus et de réduire la journée de douze heures à onze. Les
propositions furent longtemps sans être acceptées, les ouvriers récla¬
mant la réduction de la journée à dix heures ; mais on finit par se
mettre d’accord.
LE TRAVAIL LES FEMMES
68
femmes ont, depuis trente ans et depuis dix ans sur¬
tout, éprouvé un mouvement de hausse analogue,
mais encore plus caractérisé. C’est que la laine admet
chaque jour davantage la main-d’œuvre féminine, et
qu’à tous les degrés du travail elle relève de plus
en plus de la fabrication mécanique. Le peignage, le
tissage, le bobinage, se font presque partout aujour¬
d’hui par des procédés automatiques. Ces perfection¬
nements dans la production ont été, au point de vue
matériel, un incontestable bienfait pour les ouvrières:
ils ont permis d’en augmenter le nombre et la rému¬
nération. Quand M. Villermé fit, il y a trente ans,
son enquête sur le sort des ouvriers, les manufactures
de laine n’employaient qu’un nombre restreint de
femmes, toutes les opérations que nous avons indi¬
quées plus haut se faisant à la main et à domicile.
M. Villermé fixait les salaires suivants pour les femmes
employées au travail de fabrique : à Lodève, les
trieuses et les épinceteuses, 0 fr. 75 àl fr. ; les fîleuses
en fin, 1 fr. à 1 fr. 50; à Reims, les ourdisseuses,
1 fr. 50 à 1 fr. 75. Il n’y a que quelques années,
M. L. Reybaud, dans son ouvrage sur l’industrie de
la laine, constatait que les fabricants de Lodève dé¬
claraient un salaire moyen de 2 fr. pour la femme;
mais le même auleur, avec une prudence bien justi¬
fiée, faisait des réserves sur ce chiffre, qu’il considé¬
rait comme exceptionnel, et admettait le taux de
1 fr. 25 pour le salaire habituel des ouvrières de cette
ville. A Reims, d’après M. Reybaud, le salaire des
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 69
femmes, dans le tissage mécanique, s’élevait à
2 fr. 25 et 2 fr. 51); dans les autres emplois, la ré¬
munération des femmes n’était plus que de 1 fr. 25 à
I fr. 70. A Sedan, la moyenne du salaire n’était,
pour les femmes, que de 1 fr. 20. A Roubaix, les
femmes obtenaient, dans le peignage de la laine,
1 fr. 80, dans la filature, 1 fr. 60, et dans le tissage,
2 fr. A Elbeuf, le salaire des femmes ne descendait
qu’exceptionnellement au-dessous de 1 fr. 75; dans
le tissage mécanique, alors d’installation récente, il
s’élevait jusqu’à 2 fr. ; il variait de 1 fr. 75 à 2 fr. 25
pour les épinceteuses de tissus en soie. Nos informa¬
tions nous permettent d’établir que les salaires ont
haussé depuis lors. Yoici des chiffres relevés sur les
livres d’une importante maison de Normandie, qui
contient à la fois une filature, un tissage et des ate¬
liers d’apprêts : le salaire moyen des cardières y est
de 2 fr. 50 ; celui des bobineuses à la mécanique, de
2 fr. 50 à 2 fr. 75 ; celui des ourdisseuses, de 3 fr. à
3 fr. 25; celui des noueuses, les aristocrates de la
manufacture, de 4 fr.; celui des tisseuses au métier
automatique, de 2 fr. 25 à 2 fr. 50 pour les ouvrières
ordinaires; la rémunération peut s’élever beaucoup
plus pour les ouvrières d’élite, surtout pour celles qui
surveillent plusieurs métiers. Ces salaires constituent
un progrès considérable sur les chiffres donnés par
M. Reybaud pour la fabrique d’Elbeuf. ïl faut ajouter,
il est vrai, que les livres de la maison dont nous ve¬
nons de parler nous apprennent qu’un certain nombre
70 LE TRAVAIL DES FEMMES
d’ouvrières payées à la journée, occupées au triage
des laines, ne gagnent que 1 fr. 25 : mais ce sont
toutes de vieilles femmes, en petit nombre, qui ont
un régime beaucoup moins strict et disciplinaire que
les autres ouvrières employées à des occupations su¬
périeures et payées à la tâche ; ces femmes âgées et
médiocrement rémunérées sont aussi l’objet de tolé¬
rances sous le rapport de la présence aux ateliers.
L’industrie du lin nous offre des résultats ana¬
logues à ceux de l’industrie de la laine : c’est aussi le
tissage mécanique, dont le développement est de date
récente, qui y a le plus favorisé la main-d’œuvre des
femmes. De toute la série des opérations manufactu¬
rières, le tissage est celle où la volonté de l’ouvrier a
le plus d’influence sur la quantité et la qualité des
produits. Une ouvrière habile et surtout zélée peut
faire, dans le même temps, deux ou trois fois plus
d’ouvrage qu’une ouvrière indolente. Yoici le chiffre
des salaires dans une grande manufacture de Nor¬
mandie, l’une des plus importantes de l’industrie
linière en France. Ce tableau a été fait expressément
pour nous au mois d’octobre 1869. Les ouvrières y
sont divisées en trois catégories : dans la première
sont les mauvaises ouvrières peu habiles et faisant
souvent des absences ; dans la seconde, les bonnes
ouvrières, veillant sur leur travail, mais faisant quel¬
ques absences; dans la troisième, les très-bonnes
ouvrières, veillant sur leurs métiers et ne faisant
jamais d absences, quelques-unes au tissage méca-
AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 71
nique conduisant deux métiers. La première caté¬
gorie, c’est-à-dire les mauvaises ouvrières, ga¬
gnent au dévidage mécanique, 1 fr. 72 ; au bobi¬
nage, 1 fr. 75 ; au tissage, 1 fr. 94; à l’épluchage,
1 fr. 10. La seconde catégorie, c’est-à-dire les bonnes
ouvrières, gagnent 2 fr. 15 comme étaleuses ou comme
bancbrocheuses, 2 fr. 50 comme fileuses, 2 fr. à la fila¬
ture sèche, 2 fr. 05 au dévidage mécanique, 2 fr. 36
au bobinage, 2 fr. 50 au cannetage, 2 fr. 50 au
nouage ; au tissage, 2 fr. 87, et à l’épluchage, 1 fr. 30.
Les ouvrières de la troisième catégorie, c’est-à-dire
l’élite de la manufacture, obtiennent 2 fr. 40 comme
étaleuses et 2 fr. 50 comme bancbrocheuses ; 3 fr. 07
à la filature mouillée, 2 fr. 86 à la filature sèche,
2 fr. 30 au dévidage mécanique, 2 fr. 69 au bobinage,
3 fr. 25 à l’ourdissage, 3 fr. 75 au tissage et .l fr. 87
à l’épluchagë. Si l’on veut se rendre compte de la ré¬
partition du nombre des ouvrières dans les trois caté¬
gories, on nous apprend que dans la filature mouillée
la moitié des ouvrières appartient à la deuxième ca¬
tégorie (bonnes), et la moitié à la troisième (très-
bonnes ouvrières); à la filature sèche, un sixième
seulement des femmes compte dans la catégorie des
bonnes ouvrières, les cinq sixièmes sont réputées
très-bonnes et gagnent en conséquence ; au tissage,
un dixième des femmes appartient à la catégorie des
mauvaises ouvrières, cinq dixièmes à la catégorie des
bonnes et trois dixièmes à celle des excellentes. En
tenant compte de ces informations, l’on voit que, dé-
72 LE TRAVAIL DES FEMMES
dtiction faite de l’épluchage, tâche très-facile, aban¬
donnée à de vieilles femmes ou à des infirmes, toute
ouvrière assidue gagne de 2 fr. 50 à 3 fr. 75. Quant
aux filles de douze à quinze ans, dans la même ma¬
nufacture, elles gagnent : au cannetage, 1 fr. 25 ; au
nouage, 1 fr. 40 ; comme leveuses, 1 fr. 40 égale¬
ment; comme pucelières, 1 fr. 85; elles gagnent 2 fr.
à l’ourdissage, et, quand elles sont assez bonnes ou¬
vrières, 2 fr. 10 au tissage : elles forment d’ailleurs
le dixième du nombre des femmes employées au tis¬
sage mécanique.
Le grand industriel qui a bien voulu nous commu¬
niquer ces données nous affirme que les salaires de
son établissement sont supérieurs d’un cinquième
environ à ceux des manufactures linières du Nord. La
cause de cette différence serait l’installation toute
nouvelle de la manufacture dont nous venons d’indi¬
quer les salaires. L'usine que nous avons examinée
présente aussi certaines institutions heureuses. C’est,
par exemple, un système de primes fixes qui, se
combinant avec le travail à la tâche, a les meilleurs
effets. L’ouvrière qui, en un temps donné, a tissé une
pièce de toile en plus d’une quantité déterminée, a
droit, outre le salaire ordinaire pour chaque pièce de
toile, à une prime de 2 fr. ; si, au lieu d’une pièce de
toile, elle en fait deux, elle a droit alors, non-seule¬
ment à deux primes de 2 fr., mais à une prime sup¬
plémentaire de 1 fr. Ce système accroît le salaire des
bonnes ouvrières et stimule leur zèle. Aussi voit-on
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 73
des femmes gagner au tissage mécanique jusqu’à
6 fr. par jour.
En résumé, l’on peut considérer qu’actuellement les
salaires des femmes employées dans les manufactures
de matières textiles ne descendent que très exception¬
nellement au-dessous de 1 fr. 50 pour la soie et de
2 fr. pour le coton, la laine et le lin, et que les bonnes
ouvrières gagnent aisément 2 fr. 50 et 3 fr., et même
dans le tissage mécanique 3 fr. 50 ou 4 fr., quel¬
quefois plus. Or, 2 fr. par jour, c’est la moyenne des
gains des ouvrières parisiennes d’après la dernière en¬
quête de la chambre de commerce de Paris. Si l’on
pense que les grandes manufactures ne chôment
pas, tandis que les chômages sont très-fréquents et
très-longs dans la plupart des industries de Paris, l’on
verra que l’ouvrière de province, employée dans les
manufactures, gagne un salaire annuel qui est, en
moyenne, supérieur d’un quart ou d’un tiers à celui
de l’ouvrière parisienne ; et si l’on tient compte de la
différence dans le prix de la vie, dans les loyers, dans
la nourriture, dans les servitudes de tenue pour cer¬
tains métiers, l’on verra que l’écart, déjà si notable,
s’élargit encore d’une manière incommensurable.
Plus triste est la destinée des ouvrières à domicile.
Leur situation, qui fut toujours médiocre, tend à de¬
venir déplorable. La manufacture ne tolère pas la
concurrence de la chaumière. La lutte du travail à la
main avec le travail automatique devient chaque jour
plus inégale par les progrès constants de la méca-
7
74
LE TRAVAIL LES FEMMES
nique. Hier encore cette lutte était possible; aujour¬
d’hui elle l’est à grand’peine ; demain elle ne le sera
certainement plus. La manufacture perfectionne sans
cesse son outillage et ses procédés, tandis que la
main de l’homme est stationnaire. La manufacture
est une accapareuse ; toutes les façons industrielles
qu’elle touche, elle les prend pour elle seule, à l’ex¬
clusion des chaumières. Elle est en outre envahis¬
sante et tend à absorber dans son sein toute la série
des opérations industrielles, depuis le moment où la
matière première est sortie de la ferme jusqu’à celui
où, transformée par des élaborations successives, elle
apparaît à l’étalage du marchand. Tous les travaux
de préparation, comme tous les travaux de finissage,
échappent peu à peu à l’atelier domestique. Le bat¬
tage des matières textiles, le peignage, le bobinage
se font maintenant avec un grand succès et une
grande économie à la mécanique. Il en est de même
du dévidage. Les opérations élémentaires se con¬
centrent ainsi dans 1 usine ou, comme en Angleterre,
dans ces vastes magasins ( workhouses ), qui sont,
eux aussi, des fabriques. Sous le régime du travail
des matières textiles a domicile, tel qu’il s’est main¬
tenu jusqu’à ces dernières années, les femmes ne se
livraient guère qu à 1 épluchage des matières, au bo¬
binage et à l’ourdissage des chaînes. Le tissage, sauf
celui de la soie, réclamait trop de force pour que la
généralité des femmes pût y réussir. Or, que ga¬
gnaient les ouvrières à domicile dans ces modestes
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 75
et uniformes travaux? M. Louis Reybaud estimait
qu’à Eibeuf les bobineuses hors de l’atelier commun
atteignaient des salaires de 1 fr. par jour. Des calculs
faits par la municipalité de Reims établissent que les
ouvrières en chambre ne gagnaient jamais dans cette
ville, il y a peu d’années, plus de 1 fr. Les salaires de
cette catégorie de femmes étaient un peu plus élevés
à Amiens et flottaient entre 1 fr. 25 et 1 fr. 50. En
Allemagne on était arrivé à un rabais bien plus consi¬
dérable. Dans ce pays la chaumière est une obstinée,
elle ne veut pas lâcher ses travaux traditionnels;*elle
fait à la manufacture une résistance désespérée : elle
a réussi à conserver, jusqu’à ces dernières années, la
fabrication de la laine dans toute la série de ses opé¬
rations. Elle a repoussé, non-seulement le tissage au¬
tomatique, mais même le 'peignage mécanique. Pour
prix de cette opiniâtreté et de ce courage, la chau¬
mière allemande reçoit des salaires de 0 fr. 75 par
journée d’homme et de 0 fr. 30 par journée de femme.
Dans le coton, le travail des ouvrières à domicile est
encore moins rétribué. Les cinquante mille bobineuses
et trameuses ne gagnaient que 0 fr. 25 par jour il y
a quelques années. Leur sort ne s’est pas relevé
depuis. Nous voyons poindre le jour où il sera aussi
insensé de faire avec la main concurrence au bobi¬
nage mécanique qu’il l’est, aujourd’hui, de lutter
avec le rouet contre la mulljenny.
On se ferait une idée fort inexacte du taux des sa¬
laires, si l’on n’y joignait la connaissance du nombre
76 LE TRAVAIL DES_ FEMMES
d’heures que comprend la journée de travail. Dans
les grandes manufactures l’on va, d’ordinaire, jus¬
qu’à la limite légale : un travail effectif de douze
heures, entrecoupé par deux heures de repos, est la
règle qui ne subit que de rares exceptions. Dans l’in¬
dustrie de la soie, il y a eu de grands progrès, sous
ce rapport, depuis le temps où écrivaient M. Reybaud
et M. Jules Simon. Alors la journée était presque
partout de treize heures au moins. C’est à un incon¬
testable progrès des mœurs êt du bon sens public
qu’est due la réduction de ces journées excessives.
Souvent l’initiative des patrons a réformé de pareils
abus ; d’autres ois il a allu des coalitions d’ouvriers
et d’ouvrières pour ramener à une durée plus nor¬
male le temps de travail. Les ovalistes ou moulinières,
qui travaillaient treize heures, quand M. Jules Simon
écrivit son livre, ne travaillaient déjà plus que douze
heures au moment où elles se sont mises en grève
(été 1869). Le résultat de la grève a été de diminuer
encore de deux heures la journée, ce qui la réduit à
dix. 11 semble que, dans toute l’industrie de la soie,il
y ait une tendance à s’acheminer vers la journée de
dix heures. M. Monnier, dans l’intéressant opuscule,
auquel nous avons déjà fait des emprunts, sur les in¬
ternats industriels, cite un certain nombre d’établis¬
sements où le travail de dix heures est la règle et où
les ouvrières gagnent cependant des salaires élevés,
comme la manufacture des rubans de velours des
Mazeaux dans la Haute-Loire.
AU DIX-NEUVIEME SIÈCLE. 77
Le travail de l’atelier domestique, au contraire, a
des exigences qui ne se peuvent réduire ; l’exiguïté
de la rétribution pousse aux journées excessives ; une
tâche, naturellement ingrate, demande des efforts qui
épuisent. Au point de vue de la durée du travail,
comme au point de vue du salaire, l’atelier domes¬
tique ne peut espérer aucun progrès, aucun adoucis¬
sement. La meilleure fortune que lui puisse réserver
l’avenir, à moins qu’il ne parvienne à employer à son
usage les métiers automatiques, c’est le maintien du
statu quo. Encore voyons-nous chaque jour le statu
quo s’altérer, non en faveur, mais au détriment de
l’atelier domestique. Telle est la force des choses, la
nécessité industrielle et scientifique.
Ainsi, dans les grandes industries textiles, le tra¬
vail de l’ouvrière des manufactures a depuis dix ans
acquis une plus grande yaleur et une rémunération
plus élevée : c’est au progrès de la mécanique et spé¬
cialement au tissage automatique qu’il en faut attri¬
buer le mérite. En outre, dans celles de nos industries
textiles où la durée de travail était particulièrement
excessive, il y a eu, sur presque tous les points, une
réduction de la journée. Quelles que soient les misères
que puisse encore présenter la vie de l’ouvrière, on ne
doit pas oublier que depuis le temps où M. Jules Simon
écrivit son éloquent ouvrage, il s’est opéré une amé¬
lioration, que les salaires ont haussé dans une pro¬
portion moyenne de 15 ou 20 p. 100, et que l’on ne
rencontre plus qu’à l’état de rare exception, même
78
LE TRAVAIL DES FEMMES
dans le Midi et dans le domaine de la soie, ces ef¬
frayantes journées de treize heures et plus, qui indi¬
gnaient à juste titre le moraliste et l’économiste. Une
large part de ce progrès revient sans doute à l’écri¬
vain qui dénonça avec une éloquence pénétrante les
douleurs d’un pareil état de choses. Mais c’est justice
de constater ces améliorations récentes, et d’éclairer le
sombre tableau de la vie de la femme du peuple par ce
rayon de lumière qui semble indiquer l’avénement de
meilleurs jours et d’une destinée plus heureuse.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
70
CHAPITRE III
Des salaires des femmes. — Suite. — La broderie et la dentelle.
Quelle est la démarcation de la grande et de la pe¬
tite industrie? Il devient chaque jour plus difficile de
le dire. Autrefois, l’on pouvait affirmer que la grande
industrie était celle qui avait recours à la vapeur ou
aux moteurs hydrauliques. Mais quelle industrie
aujourd’hui n’est pas dans ce cas? L’enquête de la
chambre de commerce sur l’industrie de Paris, en
1860, nous apprend qu’un très-grand nombre de mé¬
tiers, considérés jusqu’ici comme secondaires, em¬
ploient les machines à vapeur. La législation anglaise,
qui voulut régler le travail des femmes dans la
grande industrie, se vit peu à peu contrainte de multi¬
plier ses factor y extension acts, tellement il lui parut
que dans la pratique les frontières de la grande in¬
dustrie reculaient chaque jour et le domaine des vastes
ateliers se dilatait. Les papeteries, les verreries, les
manufactures de tabac, celles d’horlogerie, parfois
les fabriques de cordonnerie et de vêtements confec¬
tionnés sont de vastes et puissants établissements. Il
serait donc téméraire de vouloir déterminer un point
80 LE TRAVAIL DES FEMMES
fixe où la grande industrie finit et où la petite com¬
mence. Il y a peu de branches de travail qui n’ad¬
mettent l’un et l’autre régime. Il est cependant d’un
certain intérêt de savoir sous lequel des deux régimes
les ouvrières se trouvent placées ; car la grande in¬
dustrie, au point de vue purement matériel, a ce
double mérite d’assurer à l’ouvrière médiocre un sa¬
laire plus élevé et plus régulier. Nous avons vu que
dans les grandes industries textiles la plupart des,
femmes travaillant à l’atelier commun gagnent un
salaire quotidien de 2 fr. L’on pourrait, croyons-nous,
considérer ce chiffre comme la moyenne des salaires
des ouvrières occupées par les manufactures en
France. Les tabacs, par exemple, fournissent aux ci-
garières un salaire qui n’est que par exception infé¬
rieur à 2 fr. 25 et qui, pour les bonnes ouvrières,
monte à 3 fr. Tels sont les faits qui ressortent des
renseignements recueillis lors de la grève de la manu¬
facture des tabacs de Marseille en janvier 1869 : cette
seule manufacture occupe mille ouvrières. L’enquête
delà cfiambre de commerce de Paris, en 1860, fixait,
il est vrai, à un chiffre moins élevé la rémunération
des ouvrières employées dans les manufactures de
Reuilly et du Gros-Caillou : cette rémunération n’était
alors que de 1 fr. 86 ; mais elle a dû s’élever depuis.^
Dans les fabriques d’horlogerie de l’est de la France,
c est aussi aux environs de 2 fr. que se tient le sa¬
laire moyen des femmes travaillant dans l’usine.
Daqs le travail à domicile la rétribution est tou-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 81
jours inférieure d’un tiers au moins, souvent de moi¬
tié, et parfois des trois quarts pour les ouvrières mé¬
diocres. Dans la bonneterie, par exemple, le métier
circulaire à platine, très-facile à conduire, ne rend
guère plus de 1 fr. §0 entre les mains des femmes.
La rétribution tend même à devenir inférieure encore
par l'introduction en France des métiers automa¬
tiques. Les Anglais se servent en effet, depuis près de
vingt ans, de grands métiers mécaniques, circulaires
et rectilignes, qui ont l’avantage de produire beau¬
coup plus et à meilleur marché que les métiers em¬
ployés en France. Un métier rectiligne rotatif fait
l’ouvrage de cinq métiers à la main ; douze métiers,
mis en mouvement par la même machine, n'exigent
la surveillance que d’une seule femme, tandis qu’un
métier circulaire, en France, occupe actuellement
cinq hommes 1 . Il suffit de cette observation pour
faire comprendre que la bonneterie à la main est des¬
tinée, si ce n’est à disparaître, du moins à s’amoin¬
drir, et que les salaires dans cette branche de pro¬
duction ont plus de chances de baisse que de hausse.
Ne pouvant nous arrêter sur toutes les industries,
qui animent telle ou telle localité de la France,
nous étudierons principalement les deux principales
branches de travail qui portent des ressources dans
nos chaumières : la broderie et la dentelle. D’après
M. Jules Simon, les très-habiles brodeuses gagne¬
raient 3 ou 4 fr. par jour; mais c’est là un salaire si
1. Voir enquête de 1861, 3 me groupe, Industrie, 67.
82 LE TRAVAIL DES FEMMES
exceptionnel, qu’il n’y a pas une ouvrière sqr mille
qui l’atteigne : les ouvrières les plus habiles de la cam¬
pagne n’ont que 1 fr. 75 ou 2 fr.-, la plupart n’obtien¬
nent que 75 centimes; dans la broderie commune le
salaire descend même à 5 centimes par heure. D’après
d’autres informations, la rétribution habituelle serait
de 1 fr. 25 pour treize heures de travail ; mais il arri¬
verait souvent aux intermédiaires ou facteurs d’en
prélever abusivement à leur profit, sous divers pré¬
textes, le tiers ou le quart : ce qui réduirait le gain
de l’ouvrière à 80 centimes pour une journée de tra¬
vail plein. M. Augustin Cochin, dans sa Monographie
de l'ouvrière des Vosges , fixe à 1 fr. 10 cent, le salaire
d’une brodeuse ordinaire, et à 50 cent, celui d’une
brodeuse de quatorze ans faisant au plumetis des ou¬
vrages communs et faciles. Ces derniers chiffres sont
ceux qui se rapprochent le plus de l’état actuel des
choses. Une bonne ouvrière de la campagne, travail¬
lant toute la journée, gagne V fr. ou 1 fr. 25; une
ouvrière inhabile n’atteint guère, dans les ouvrages
grossiers, que 60 centimes environ; la moyenne
des gains, pour une journée de travail plein, est de
85 ou 90 centimes. Telle est l’exiguïté des salaires
dans une industrie qui emploie plus de 150,000
ouvrières.
Plus importante encore que la broderie est la den¬
telle, et plus mal rémunérée. C’est par centaines de
mille que se comptent, dans le Nord, en Normandie,
en Auvergne, les femmes qui vivent modestement et
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 83
laborieusement de cette somptueuse industrie h Dans
la plupart des cas treize heures d’un travail épuisant
donnent seulement un morceau de pain. Les dentelles
riches d’Alençon qui, soumises à la division du tra¬
vail le plus extrême, passent dans les mains de neuf
ouvrières différentes avant d’offrir ce point résistant
et délicat à la fois qui atteint un si haut prix ; les pro¬
duits plus grossiers et les guipures communes de
l’Auvergne, les articles intermédiaires de Chantilly et
de Bayeux ne valent presque jamais à l’ouvrière la
: plus habile un salaire supérieur à 1 fr. ou 1 fr. 25 ;
dans l’immense majorité des cas, la rémunération
est beaucoup moindre. Il faut lire le savant et remar¬
quable rapport de M. Félix Aubry à l’Exposition de
Londres de 1851, pour sentir les poignantes angoisses
de ces élégantes et habiles ouvrières, qui ornent avec
tant de délicatesse ces précieux et élégants tissus.
Avant 1849, une femme travaillant à la dentelle du
i; matin au soir ne gagnait, en Auvergne, que 30, 35,
r 40, 45, rarement 50 centimes par jour 2 . Larétribu-
, tion sé releva vers 1852, grâce à la transformation
qui s’opéra dans l’industrie du Puy par la création
; d’écoles professionnelles et à la substitution de gui-
I pures fleuries de laine et de soie aux dentelles de fil à
bon marché. Cette réforme, habilement et prompte¬
ment exécutée, porta momentanément à des taux
5- 1. D’après M. Reybaud l’on évaluerait à 220,000 les dentellières
de France, dont 120,000 dans la seule Auvergne, le reste de l’Eu-
$ rope n’en compterait que 295,000.
jri 2. Ouvriers des deux mondes, III, page 60.
84
LE TRAVAIL DES FEMMES
élevés le salaire des bonnes ouvrières. Il atteignit
quelque temps 3 fr. et même 4 fr. par jour. Il faut
assurément rabattre de ces chiffres exceptionnels
pour arriver à l’exacte et commune vérité. Quoi qü’il
en soit, l’amélioration fut éphémère : les salaires
tombèrent bientôt lourdement à 1 fr. et 1 fr. 50 pour
les ouvrières habiles ; pour les dentellières ordinaires,
ils étaient encore, d’après M. Reybaud, de 40 cent,
par jour vers 1862. Tout prouve qu’ils n’ont pas
haussé depuis. Ainsi, dans le centre de la France,
120,000 ouvrières environ gagnent par un travail
acharné une rétribution qui est souvent inférieure à
un demi-franc. Telle est aussi, d’après M. Jules Si¬
mon, la situation des ouvrières belges, qui sont au
nombre de 125,000. La destinée de nos dentellières
normandes, sans'être digne d’envie, est cependant
légèrement supérieur. C’est à 10 centimes par heure
que M. Jules Simon, il y a dix ans, fixait le salaire
des dentellières de Normandie. Nos renseignements,
aussi récents que sûrs, nous permettent d’affirmer
que, loin d’avoir haussé, ces salaires ont plutôt une
tendance à décroître. 11 nous suffit, pour le prouver)
de citer ici quelques passages d’une lettre datée du
mois de novembre 1868 et provenant d’un des fabri¬
cants de dentelle les plus importants de Normandie.
« A la suite des brillants succès obtenus dans les di¬
verses expositions par les belles dentelles de nos fa¬
briques du Calvados, on doit naturellement supposer,
dit-il, un état de prospérité dont le premier résultat
AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 85
aurait dû amener une augmentation notable sur le
prix de la main-d’œuvre. D’ailleurs, depuis quelque
temps déjà, la dentelle est favorisée par le goût du
jour, et cependant c’est à peine si la journée de l’ou¬
vrière est payée par jour 1 fr. à 1 fr. 25. Je ne parle
pas de quelques mains d’élite qui obtiennent une ré¬
munération plus élevée pour des travaux d’une beauté
exceptionnelle; mais la masse des ouvrières, toutes
celles qui font un travail ordinaire, c’est-à-dire les sept
huitièmes assurément gagnent rarement au-dessus
de 1 fr., et souvent moins. Aussi, les voyons-nous
déserter les métiers, braver les intempéries et les ri¬
gueurs de la saison pour courir aux rudes travaux de
la campagne chaque fois qu’une occasion se présente.
Là, au moins, les ouvrières sont nourries par ceux
qui les emploient, et si elles ne gagnent que 75 cent,
par jour, elles n’ont pas à se préoccuper du plus im¬
périeux des besoins, de l’existence. Cette tendance à
délaisser une occupation facile et agréable accuse un
malaise dont il faut se préoccuper. Si cette antipathie
de l’ouvrière pour le métier devait augmenter et se
propager, il faudrait redouter pour l’avenir un amoin-
dissement considérable dans la production. Déjà,
j’entends dire de divers côtés que l’on renonce à for¬
mer les jeunes filles; les mères cherchent pour les
enfants un travail plus lucratif : on essaye, dans cer¬
tains endroits, à implanter une industrie nouvelle ;
en un mot, le travail à la dentelle répugne parce qu’il
est souvent insuffisant à faire vivre. C’est que, en
gg LE TRAVAIL DES FEMMES
effet, partout le prix des denrées s’est sensiblement
accru, les exigences de la vie actuelle se sont élevées
et les salaires n’ont pas augmenté. A l’heure qu’il
est, l’équilibre est rompu : il n’y a plus pour l’ou¬
vrière de proportion raisonnable entre les bénéfices
possibles et les dépenses indispensables *. » Telle est
la rétribution dans la province de France ou, de
l’aveu de tous, le sort des dentellières est le moins
misérable. Et ce n’est pas dans un moment de crise
que ces renseignements nous arrivent. L’auteur de
ces informations reconnaît lui-même que, « depuis
quelque temps la dentelle es*t favorisée par le goût
du jour. » Nous trouvons là une démonstration pra¬
tique d’une vérité scientifique que nous développe¬
rons plus loin, à savoir que les industries de luxe, qui
se font à domicile et n’admettent ni la division du
travail ni l’intervention de la mécanique, sont diffici¬
lement progressives et ne se prêtent qu’à grand-
peine à une augmentation des salaires. Quant aux
causes de ce bas prix de la main-d’œuvre dans le
travail de la dentelle, elles sont variées ; mais voici la
principale : « Nous avons vu, dit l’industriel dont
nous invoquons le témoignage, les dentelles produites
par les machines faire de tels progrès, sous tous les
rapports, que bien des' gens se sont demandé si la
vraie dentelle ne finirait pas par être anéantie. Tel
objet, qui vaut 2,000 fr. en vraie dentelle, est repro-
1. Voir dans le Moniteur du Calvados du 5 janvier 1869 la lettre
de M. Arthur Lecornu, fabricant de dentelles.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 87.
duit en imitation presque textuellement et peut se
livrer à 200 ou 250 fr. » Il importe de prendre acte de
cette importante constatation. La mécanique, comme
nous l’annoncions, réussit à rivaliser avec la dentelle
elle-même et, remplaçant la perfection et la solidité
par le bon marché, elle empiète sur le domaine du
travail à la main et menace les carreaux de nos den¬
tellières. La situation est des plus graves pour les ou¬
vrières à la main. « Tous ceux qui désirent l’exten¬
sion des fabriques de dentelles, continue le fabricant
cité plus haut, doivent désirer que les circonstances
permettent promptement d’augmenter le salaire des
ouvrières dans une proportion assez satisfaisante pour
les rattacher, sans exception, à une industrie aussi
importante et qu’il ne faut pas laisser faiblir, soiis
peine d’un grand danger pour l’avenir. » Tel est
l’état de cette élégante industrie qui occupe en
France 220,000 femmes. Aussi n’est-il pas étonnant
qu’elle décroisse chaque jour. Au moment où nous
écrivons, il vient de se former dans le Calvados, sous
la présidence du préfet, un comité pour rechercher
les moyens de remettre en honneur le travail de la
dentelle qui tend à disparaître. Les salaires sont sta¬
tionnaires depuis de très-longues années, au point de
n’avoir plus la force d’attraction' nécessaire pour re¬
cruter le personnel ouvrier. Cette tâche gracieuse,
mais ingrate, qui s’ofîre sous un jour si séduisant à
l’observateur superficiel, suffit à peine à nourrir la
jeune fille qui s’y livre. Et ce n’est pas là un état
3g le travail des femmes
transitoire : il a tous les caractères de la permanence
et il serait difficile de voir comment il pourrait s’amé¬
liorer. La rémunération de la dentellière, en effet, ne
se pourrait accroître que par une hausse du prix des
produits ou par une réduction des profits du patron ;
or, ces derniers étant modérés et les premiers étant
déjà presque excessifs, il est difficile de découvrir
d’où pourrait venir pour les dentellières une situation
meilleure. Telle est la force des choses contre laquelle
protester est insensé et gémir inutile. Tout ce que l’on
peut souhaiter, c’est que les rangs des dentellières,
comme les rangs des brodeuses, s’éclaircissent;
qu’un certain nombre d’entre elles trouvent des pro¬
fessions plus lucratives, et que celles qui restent atta¬
chées à leur ancien métier puissent, en restreignant
la production, atteindre des prix un peu plus élevés.
Il est possible, en effet, de considérer autrement
que comme un malheur public la réduction d’une in¬
dustrie dont les produits obèrent ceux qui les achè¬
tent et ne nourrissent pas ceux qui les font.
Nous avons parcouru toutes les industries de la
France qui emploient en grand nombre les bras ou
les doigts des femmes. D’un côté nous avons villes
grandes industries textiles : le coton, la laine, le
lin, la soie; de l’autre côté, les deux grandes indus¬
tries de luxe : la broderie et la dentelle. Ces deux
groupes se peuvent opposer l’un à l’autre, et, de leur
comparaison, il ressort plus d’un enseignement.
Chacun de ces deux groupes emploie à peu près le
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 89
même nombre d’ouvrières, puisque nous avons évalué
à 350 ou 400,000 le nombre des femmes occupées
dans les usines qui préparent, filent, tissent et
apprêtent les matières textiles, et que, d’une autre
part, les statistiques les plus véridiques portent à
370,000 le nombre des dentellières et des brodeuses.
Ainsi, il y a presque égalité dans le nombre des ou¬
vrières qui composent l’un et l’autre groupe. Dans le
premier groupe d’industries, le travail est aggloméré ;
dans le second, le travail se fait à domicile : dans
l’un, la mécanique joue un grand rôle ; dans l’autre,
les doigts seuls, avec quelques auxiliaires très-simples
et élémentaires, font toute la besogne. Mais la situa¬
tion matérielle des ouvrières de l’un et de, l’autre
groupe ne diffère pas moins que les conditions de
travail où elles se trouvent placées. Dans le groupe
des industries textiles la rémunération de l’ouvrière
est relativement élevée : elle est en moyenne de 2 fr.
par jour; dans le groupe des industries de la
broderie et de la dentelle la rémunération est ché¬
tive, ne dépasse 1 fr. que par exception et se tient
presque toujours bien au-dessous. Dans le premier
groupe, non-seulement les salaires sont élevés, mais
ils ont une tendance continue à la hausse : les perfec¬
tionnements dans les machines et les procédés de fa¬
brication viennent, en effet, faciliter chaque jour le
travail de l’ouvrier et lui permettre de produire mieux,
plus ét en moins de temps. Dans le second groupe,
non-seulement les salaires sont bas, mais ils sont sta-
00 LE TRAVAIL DES FEMMES
tionnaires, ou plutôt ils ont une tendance à la baisse,
menacés qu’ils sont par les inventions mécaniques;
en outre, dans le premier groupe, la journée de tra¬
vail est fixée uniformément à douze heures au plus,
dans certains lieux et pour quelques usines à onze
ou dix heures; dans le second groupe, la journée de
travail est excessive et s’étend parfois à quatorze,
quinze, seize et dix-sept heures : et cependant, si la
philanthropie a des plaintes et des soupirs, ce n’est
pas pour les dentellières et les brodeuses, qui gagnent
1 fr. à grand’peine par un travail excessif et dont
le sort misérable ne semble admettre aucun espoir
de progrès et d’amélioration, c’est, au contraire,
pour les fileuses, les tisseuses, les apprêteuses qui,
dans les industries du coton, de la laine, du lin et
de la soie, gagnent en moyenne 2 fr. par jour, qui
travaillent douze heures au plus et qui ont une des¬
tinée que les progrès de la science rendent de moins
en moins misérable.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
CHAPITRE IV
Salaires des femmes. — Suite. — Petite industrie. — Métiers
divers.
Nous arrivons à l’infinie variété des métiers divers
dont le nombre semble défier toute nomenclature, et
dont les conditions changeantes paraissent repousser
toute statistique des salaires. Pour parcourir en entier
ce labyrinthe et en dresser un plan où l’on pût se re¬
connaître, il faudrait une bien rare précision d’esprit
et une méthode singulièrement exacte. Encore risque¬
rait-on, par la .sécheresse du tableau et l’innombrable
quantité des traits, de rebuter plutôt que d’instruire,
de porter dans l’esprit plus de confusion que de lu¬
mière. Le moraliste éminent, qui nous a précédé avec
tant d’éclat dans l’étude de la condition de l’ouvrière,
a fait preuve, dans la peinture animée des mille pro¬
fessions féminines, d’une merveilleuse richesse d’ob¬
servation et de style. Nous avons de moindres res¬
sources et une plus humble tâche. Nous nous conten¬
terons de tracer quelques grandes lignes, auxquelles
nous nous efforcerons de donner toute la netteté et
toute l’exactitude qui se peuvent atteindre.
Nous ne promènerons pas nos regards sur toute la
92 LE TRAVAIL DES FEMMES
France, interrogeant toutes les localités et toutes les
industries pour leur demander compte du sort qu’elles
font à leurs ouvrières. Outre l’inconvénient de dis¬
perser à l’excès notre attention, nous rencontrerions
cet autre désavantage plus grand encore de manquer
des données statistiques précises et récentes, qui
seules pouvent avoir quelque poids. Nous nous renfer¬
merons dans l’enceinte de la ville de Paris, prenant
pour guide l’enquête de la chambre de commerce
de 1860, publiée en 1864, et la corrigeant ou la rec¬
tifiant par les informations postérieures qui méritent
créance. Par l’état des métiers dans la ville de Paris et
la connaissance du sort qui y est fait aux ouvrières,
tout esprit, ayant le sens de la proportion et l’habitude
de l’induction, pourra se tracer un tableau approxi¬
matif de la destinée des femmes dans les métiers simi¬
laires des autres villes de France.
L’enquête de 1860 répartit toutes les industries de
Paris en dix groupes dont le dernier se subdivise en
six branches. Sans doute, il se glisse quelque arbi¬
traire dans ces répartitions : mais c’est une justice à
rendre à la dernière enquête, qu’il paraît difficile d’ap¬
porter plus de méthode à un aussi laborieux et délicat
travail. La constitution des dix groupes présente tous
les caractères d’une classification, si ce n’est rigoureu-
sementexacte, du moins approximativementjuste.Les
erreurs d assimilation sont rares ; tout au plus pour¬
rait-on reprendre une trop grande inégalité d’impor¬
tance dans la formation des groupes et un excès de
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 93
subdivisions dans le dernier d’entre eux. Voici d’ail¬
leurs quels ils sont :
1 er groupe.
2 me
3 me
4 ™
5 me
6 me
7 me
8 me
gme
Alimentation.
Bâtiment.
Ameublement.
Vêtement.
Fils et tissus.
Acier, fer, cuivre, zinc, plomb.
Or, argent, platine.
Industries chimiques et céramiques.
Imprimerie, gravure, papeterie.
1 1 re partie. — Instruments de précision, de
musique et horlogerie.
2 me partie. — Peaux et cuirs,
3 me partie. — Carrosserie, sellerie, équipe¬
ments militaires.
4 me partie. — Boissellerie, vannerie, bros¬
serie.
5 me partie. — Articles de Paris.
V 6 me partie. — Industries non groupées.
Il n’est pas un seul de ces groupes où les femmes
ne se glissent et ne revendiquent une part plus ou
moins grande de travail. L’industrie du bâtiment elle-
même, qui semblait devoir être fermée à la femme,
compte quelques ouvrières, exceptions rares, il est
vrai, déviations à l’ordre naturel des choses, protesta¬
tions anormales contre l’impuissance physique du sexe
faible. De même que l’on rencontre parfois en Suisse
des hommes qui font de la broderie ou de grands
garçons qui travaillent à la dentelle, l’on trouve à
Paris quelques femmes qui remplissent l’état de cou¬
vreurs ou qui posent et font des tuiles et des tuyaux
de cheminée. A part ces vocations irrégulières qui
n’ont d’importance qu’au point de vue psychologique,
94
LE TRAVAIL DES FEMMES
voici les groupes où la main-d’œuvre féminine joue le
plus grand rôle : c’est d’abord celui du vêtement qui
emploie près de la moitié des ouvrières recensées dans
l’industrie parisienne, soit 47,000 sur 103,000, et où
le nombre des femmes est près du double du nombre
des hommes ; c’est ensuite le groupe des fils et tissus
qui compte 13,000 femmes contre 9,300 hommes;
c’est enfin la cinquième partie du dernier groupe, les
articles de Paris, où les femmes, au nombre de 12,600,
dépassent les hommes qui ne sont que 10,700. Yoici,
d’un autre côté, les groupes où la main-d’œuvre fémi¬
nine est le plus effacée : c’est d’abord le bâtiment qui
ne compte que 35 femmes contre 70,000 hommes; le
sixième groupe (acier, fer et cuivre) qui n’emploie
que 1,000 femmes contre 26,000 hommes; la pre¬
mière partie du dixième groupe (instruments de pré¬
cision et de musique, horlogerie), où l’on a recensé
10,000 ouvriers et seulement 783 ouvrières; enfin le
premier groupe lui-même, celui de l’alimentation, où
les femmes, bien que nombreuses, ne tiennent pas la
place qui semble leur avoir été destinée par la nature,
puisqu’elles ne s’y rencontrent qu’au nombre de 7,600,
pendant que les hommes y sont près de 30,000.
Tels sont les traits caractéristiques qui font saillie
sur le tableau si rempli des industries parisiennes. Si,
nous détachant de cette contemplation isolée, nous
portons nos regards, pour les comparer entre elles,
sur l’enquête de 1847 et l’enquête de 1860, d’autres
faits importants se révèlent et suggèrent de graves
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 95
réflexions. L’enquête de 1847 ne portait que sur le vieux
Paris resserré dans l’enceinte étroite des anciennes
barrières ; l’enquête de 1860 s’étend au Paris nouveau
dilaté jusqu’aux fortifications ; c’est-à-dire que le
nombre des ouvriers a dû s’accroître dans une propor¬
tion considérable. C’est ce qui est arrivé, en effet.
L’enquête de 1847 comptait à Paris pour toutes les
professions réunies 204,925 ouvriers et 112,891 ou¬
vrières, soit un nombre total d’environ 318,000 in¬
dividus. L’enquête de 1860arecencé 416,811 ouvriers
(hommes, femmes et enfants) ; c’est une augmentation
notable et parfaitement normale, si l’on tient compte
de l’extension des limites et de l’accroissement de la
population de Paris. Mais si l’on examine les éléments
de ce chiffre total fourni par l’enquête de 1860, l’on
ne peut échapper à un douloureux étonnement. Le
nombre des ouvriers (hommes) qui n’était que de
204,925 dansl’enquête de 1847,s’est élevéà285,861 ;
mais, chose étrange, le nombre des ouvrières qui était,
en 1847, dans le vieux Paris de 112,891, se trouve
être descendu, dans le Paris agrandi, au. chiffre de
105,410.
Ainsi le territoire de la ville s’est doublé, la popu¬
lation a augmenté d’un tiers, le nombre des ouvriers
a haussé d’un quart, et le nombre des ouvrières non-
seulement ne s’est pas élevé, mais il a baissé de 7,000,
c’est-à-dire de 6-5 p. 0/0. Quelle est la cause de ce
phénomène étrange et quelles explications en peut-on
donner? Il y a des explications qui satisfont et sem-
96 Le TRAVAIL dés FEMMES
blent indiquer un état meilleur de la famille; on peut
supposer, en effet, que cette diminution du nombre
des ouvrières recensées vient d’un progrès de l’aisance
dans les classes populaires, qu’il est une naturelle con¬
séquence de l’accroissement des salaires des hommes
lequel permettrait au mari d’élever et de nourrir sa
famille, sans contraindre sa femme à un travail salarié;
dans une certaine mesure cette raison consolante peut
être vraie. Il y a une autre interprétation favorable,
c’est que le nombre des ouvrières, travaillant chez
elles, sans intermédiaire, pour des personnes du
monde, aurait augmenté ; existences ignorées, qui ue
sont comprises dans aucun cadre officiel et qui s’é¬
coulent silencieusement à l’ombre du foyer domes¬
tique sans offrir leurs actes à l’enregistrement des
statistiques; nous admettons aussi cette explication
dans une mesure restreinte. Enfin, il est une autre
raison, profondément douloureuse, mais qui se trouve
établie par les faits les plus incontestés ; non-seule¬
ment les industries qui emploient les femmes ont
moins d’élasticité et se prêtent moins au dévelop¬
pement que les industries qui emploient les hommes,
mais encore il est un grand nombre de ces corps de
métiers, spécialement féminins, où des procédés nou¬
veaux venant à s’introduire, sans que l’éducation des
femmes se soit suffisamment perfectionnée, le nombre
des ouvrières se réduitet quelquefois dans de considé¬
rables proportions.
M. Augustin Cochin, dans son étude sur « Paris, sa
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 97
population , son industrie , » a fait remarquer que les
décorateurs de porcelaine, par exemple, n’emploieDt,
d’après l’enquête de 1860, que 458 femmes au lieu
de 1,010 qu’ils occupaient d’après l’enquête précé¬
dente, et que les polisseurs et les brunisseurs pour
orfèvrerie n’ont que 279 ouvrières au lieu de 284 ; et
cependant, dit M. Cochin, dans ces deux métiers les
affaires ont doublé, mais un procédé Dutertre a dimi¬
nué l’emploi des femmes. D’un autre côté, beaucoup
des industries féminines qui occupaient à Paris un
nombreux personnel ont dû reculer devant la concur¬
rence de la province. C’est ce qui est arrivé pour les
corsets, lesquels n’employaient en 1860 que 2,254
ouvriers des deux sexes, au lieu de 2,968 qu’ils occu¬
paient en 1847. 11 y aurait à examiner, d’autre part,
l’influence de la machine à coudre, à laquelle nous
consacrerons, dans une autre partie de cet ouvrage, un
chapitre spécial. Enfin, les industries féminines qui
ont pris le plus grand développement n’ont pas aug¬
menté leur personnel dans la proportion où elles ac¬
croissaient leurs chiffres d’affaires. Telle est, par
exemple, l’industrie des fleurs artificielles, qui dans
l’intervalle des deux enquêtes a triplé sa production
estimée en valeur, quoique le nombre des ouvrières
quelle emploie n’ait pas augmenté de 23 p. 0/0, soit
de 5,720à7011. Par ces diverses raisons, le chiffre
des ouvrières recensées dans l’enquête de 1860 est
loin de représenter le nombre total des femmes qui
ont besoin à Paris du travail de leurs mains pour sou-
98 LE TRAVAIL DES FEMMES
tenir leur vie et celle de leur famille. Aussi parmi les
personnes assistées dans la capitale, rencontre-t-on
infiniment plus de femmes que d’hommes. D’après
un mémoire sur l'état 'présent de la population indi¬
gente lu en 1864 à l’Académie des sciences morales et
politiques par M. Husson, le nombre total des indi¬
gents, qui était à cette époque de 101,570 dans la ville
de Paris, se décomposait comme il suit :
Adultes
Enfants
hommes 21,865
femmes 35,432
garçons 21,996
filles 22,277
Ainsi la part des deux sexes dans l’indigence se
balance presque exactement pendant la période de
l’enfance, tandis que pour les adultes l’équilibre se dé¬
place, au point que le nombre des femmes secourues
est de 68 p. 100 supérieur au nombre des hommes
assistés.
Si le personnel féminin de l’industrie de Paris a
décru dans une mesure considérable, nous avons, du
moins, la consolation de savoir que la rétribution de
l’ouvrière s’est sensiblement élevée. «Nous avons
dressé, disent les commissaires de l’enquête de 1860,
un tableau des salaires en fractionnant en 18 sections
ou classes pour les femmes les prix des journées
payables à Paris. Pour faire le compte des salaires,
on a compris comme ouvrières les filles au-dessous
de 16 ans recevant le prix de leur travail, ce qui a
A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE. 99
grossi cle 900 le chiffre des ouvrières 1 . Les femmes,
au nombre de 106,310, reçoivent des salaires qui va¬
rient de 60 cent, à 10 fr. par jour. Nous résumons ces
divers salaires en trois sections : la première compre¬
nant les salaires jusqu’à 1 fr. 25 ; la deuxième de
1 fr. 50 à 4 fr. ; la troisième de 4 à 10 fr.
l re section
2 me section
a" 16 section
1.176 femmes gagnent
0,50
1 2,429
0,75
6,605
1,00
7,013
1,25
17,203
il6,722 femmes gagnent
1,50
7,644
1,75
24,810
2,00
7,723
2,25
17,273
2,50
2,055
2,75
7,588
3,00
411
3,25
2,250
3,50
1,264
4 00
88,340
| 278 femmes gagnent
4,50
) 270
5,00
) 146
6,00
( 73
7 à 1
767
« La première de ces sections comprend principa¬
lement les jeunes filles au-dessous de seize ans et les
femmes qui cherchent dans le travail de l’aiguille une
ressource complémentaire au salaire de leur mari ou
1. Le chiffre des ouvrières que donne l’enquête est, en effet,
de 106,410, les ûiles au-dessous de seize ans, au nombre de G048,
étant comprises parmi les enfants.
100 LE TRAVAIL DES FEMMES
un accroissement de bien-être. Parmi les ouvrières de
cette section, un grand nombre est nourri, blanchi et
couché. Ce nombre est accusé par les constatations de
l’enquête n’être pas moindre de 11,340. Nous avons
cru, pour plus d’exactitude, devoir retrancher les
chiffres composant ce premier groupe, des éléments
devant servir à l’établissement de la moyenne de la
journée gagnée par les femmes; c’est comme faussant
également cette moyenne au point de vue opposé, que
nous avons éliminé les 767 ouvrières, rémunérées
comme directrices d’ateliers ou comme employées à
un travail exceptionnellement avantageux; la deuxième
section nous servira donc exclusivement de base pour
l’appréciation du salaire des femmes occupées dans
l’industrie de Paris. Cette section se compose de
88,340 ouvrières, payées 1,50 à 4 fr. C’est dans le
groupe du vêtement et des fils et tissus que se trouve
la plus grande quantité des ouvrières recensées : le sa¬
laire moyen des femmes est de 2 fr. 14 par jour K »
Ainsi parlent les rédacteurs de l’enquête. Nous
avons tenu à citer leurs propres termes, parce que
nous avons à critiquer cette manière de présenter les
faits. Avant d’aborder les critiques, nous devons con¬
stater plusieurs points dignes d’être notés. C’est d’a¬
bord que, dans l’enquête de 1860, le maximum des
salaires est inférieur et le minimum, au contraire, est
supérieur aux chiffres correspondants de l’enquête
1. Enquête de 18G0. Introduction, page 32.
101
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
précédente. D’après l’enquête de 1847, le maximum
touché par une seule ouvrière, il est vrai, était de
20 fr. ; le minimum, pour les ouvrières en lingerie,
était de 15 cent. D’après l’enquête de 1860, le maxi¬
mum n’est plus que de 10 fr. et le minimum est de
50 cent. Sans doute l’on pourrait reprocher aux com¬
missaires de 1847 d’avoir compris dans leurs re¬
cherches des faits tellement exceptionnels qu’ils de¬
vaient être laissés de côté, et d’avoir rangé parmi les
ouvrières une véritable artiste, peintre sur porcelaine,
et, d’autre part, quelques vieillards infirmes, inca¬
pables d’un travail rémunérateur. Mais un examen
attentif des faits montre cette double vérité : les
salaires extraordinairement bas ont une tendance à
disparaître, sauf pour les malades ou les ouvrières à
la pièce, qui ne peuvent consacrer que fort peu de
temps par jour à leur métier; et d’un autre côté,
les salaires extraordinairement élevés ont également
une tendance à diminuer par le nombre de plus en
plus grand des ouvrières habiles qui augmentent la
concurrence et, en rendant le talent moins rare, le
mettent ainsi à moindre prix. Un autre point que
l’enquête de 1860 a signalé et qui mérite d’être mis
en lumière, c’est que ces salaires de 50 et de 75 cent,
sont le plus souvent des gages et ne constituent pas,
dans la généralité des cas, la rémunération totale de
Fouvrière, puisque celle-ci se trouve en outre logée,
nourrie, blanchie. Quand donc l’on vient dire, en pré¬
tendant s’appuyer sur des chiffres officiels, que plus
le travail des femmes
102
de 14,000 femmes à Paris gagnent moins de 1 fr.
par jour, on dénature les faits et l’on émet une pro¬
position dont tout démontre la fausseté. En réduisant
ainsi à un salaire journalier des gages mensuels ou
annuels, sans tenir compte de la nourriture, du loge¬
ment et de l’entretien, l’enquête a fourni à ceux qui
ont intérêt à exagérer le mal social et les souffrances
des classes laborieuses des arguments captieux. Nous
avons vérifié nous-même l’assertion des commissaires
de l’enquête, et nous avons trouvé que la majeure
partie des ouvrières, qui composent la première de
ces trois sections du tableau cité plus haut, reçoivent,
en effet, outre la rémunération indiquée, la nourri¬
ture, le logement et l’entretien.
Cependant le salaire moyen fixé par l’enquête de
1860 nous paraît trop élevé. D’abord l’on a eu tort,
selon nous, de ne considérer que la seconde section,
c’est-à-dire celle des ouvrières qui gagnent de 1 fr. 25
à 4 fr., pour établir cette moyenne des salaires. Puis¬
qu’il est constaté, en effet, que sur les 17,203 femmes
qui constituent la première section, où le salaire est
inférieur à 1 fr. 50, il s’en trouve seulement 11,340
qui reçoivent en outre la nourriture, le logement et
l’entretien; il fallait comprendre les 5,863 autres
parmi les éléments qui devaient servir à l’établisse¬
ment du salaire moyen, dût-on aussi y faire entrer
les ouvrières composant la quatrième section où les
salaires sont supérieurs à 4 fr. C’est une fort mau¬
vaise raison pour négliger ces 5,863 femmes, que
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 108
de prétendre qu elles « cherchent dans le travail de
l’aiguille une ressource supplémentaire au salaire de
leur mari ou un accroissement de bien-être. » L’im¬
mense majorité des ouvrières parisiennes n’est-elle
pas dans ces conditions? Mais le reproche à faire à
l’enquête est encore infiniment plus grave. Quand on
parle d’une moyenne des salaires, l’idée que cette lo¬
cution éveille, c’est celle d’un salaire qui est touché
par la majorité des ouvrières. Or, la méthode suivie
par les commissaires de l’enquête conduit à la fixa¬
tion d’un prétendu salaire moyen qui est supé¬
rieur à la rétribution du plus grand nombre des
ouvrières. D’après les commissaires de l’enquête,
le salaire moyen serait de 2 fr. 14 par jour. Or, il
suffit de jeter les yeux sur la deuxième section du ta¬
bleau des salaires, laquelle a servi de base exclusive
à cette fixation de la moyenne, pour voir que la majo¬
rité des ouvrières touche un salaire inférieur à
2 fr. 14. En effet, 16,722 femmes gagnent 1 fr. 50 ;
7,644 gagnent 1 fr. 75; 24,810 obtiennent 2 fr. ;
soit, en tout, 49,176 femmes qui gagnent moins de
2 fr. ou 2 fr. au plus : la deuxième section tout en¬
tière, comprenant 88,340 ouvrières, il en résulte que
39,164 seulement gagnent le prétendu salaire moyen
ou davantage. Ainsi, les 5 neuvièmes des ouvrières
n’atteignentpas cette prétendue moyenne des salaires.
L’erreur commise par l’enquête est encore plus frap¬
pante si l’on tient compte, comme nous avons établi
qu’on doit le faire, des 5,863 femmes de la première
104 LE TRAVAIL DES FEMMES
section, qui ne sont ni nourries, ni logées, ni entre¬
tenues : l’on a alors 53,039 femmes qui gagnent
moins de 2 fr. par jour ou 2 fr. au maximum, tandis
que le nombre des ouvrières qui gagnent plus de
2 fr., même en y comprenant les directrices d’ateliers
et les ouvrières exceptionnelles de la troisième sec¬
tion, ne monte qu’à 39,931. Ainsi, 58 p. 100 des ou¬
vrières parisiennes, en mettant de côté celles qui sont
nourries, logées, entretenues, gagnent moins de
2 fr. ou 2 fr. au maximum; 42 p. 100 seulement
gagnent plus de 2 fr., et cependant l’enquête fixe au-
dessus de 2 fr. le salaire moyen. Il est facile de se
rendre compte par le raisonnement de la cause de
cette étrange erreur : en matière de salaires, sur¬
tout pour les industries de luxe où l’on trouve quel¬
ques salaires très-élevés, les prétendues moyennes
sont toujours supérieures au chiffre touché par la
majeure partie des ouvrières. En effet, les écarts au-
dessus du taux habituel sont beaucoup plus considé¬
rables que les écarts au-dessous ; tandis que les ou¬
vrières les moins payées à Paris gagnent 50 cent.,
les ouvrières les plus payées gagnent 10 fr. : or, il y a
un bien plus grand écart de 2 à 10 fr. que de 2 fr. à
50 cent. ; et, si l’on fait entrer en ligne de compte
4 ouvrières gagnant 50 cent/et une ouvrière gagnant
10 fr., l’on arrivera, par la méthode de l’enquête, à
trouver que le salaire moyen de ces 5 ouvrières est de
2 fr. 40 par jour et à faire croire que la majeure
partie de ces 5 ouvrières gagne cette somme, tandis
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 105
que 4 sur 5 gagnent infiniment moins. Il suffit de
jeter les yeux sur le tableau de la deuxième section,
qui a servi de base exclusive à l’établissement de la
prétendue moyenne des salaires, pour voir que le mi¬
nimum des salaires de cette section n’étant que de
1 fr. 50 et le maximum de 4 fr., l’écart de 4 fr. à 2
se trouvant beaucoup plus considérable que l’écart de,
1 fr. 50 à 2 fr., il devait en résulter que la prétendue
moyenne obtenue serait supérieure au taux touché
par la majorité des ouvrières. Yoici un exemple, pris
au hasard dans l’enquête, qui vient encore à l’appui
de notre démonstration ; nous le tirons de l’industrie
des mégissiers, soit la 225 e industrie recensée : la
mégisserie occupe à Paris 16 femmes, dont 6 ga¬
gnent 1 fr. 50 ; 3 gagnent 1 fr. 75 ; 5 gagnent 2 fr. ;
2 femmes y obtiennent 4 fr. Le salaire touché par la
majorité des ouvrières de ce corps d’état est évidem¬
ment moindre de 2 fr., puisque 9 femmes gagnent
1 fr. 50 ou 1 fr. 75 et que 7 femmes seulement ga¬
gnent 2 fr. ou plus ; mais la méthode suivie par l’en¬
quête nous ferait trouver que le salaire moyen de ces
ouvrières est supérieur à 2 fr ; : en effet, la somme
des salaires des 16 ouvrières se trouve être de
32 fr. 25, ce qui donne un peu plus de 2 fr. par tête,
si l’on divise cette somme en parts égales. Telles sont
les erreurs auxquelles on arrive par ce procédé des
moyennes. Elles nous rappellent ce calcul, fait par
un statisticien plaisant, sur la prétendue fortune
moyenne des habitants d’un village où le plus riche
106
LE TRAVAIL DES FEMMES
financier de l’Europe et du monde avait sa maison de
plaisance. Ce statisticien trouvait que les habitants de
ce village avaient, en moyenne, plus de 100,000 fr.
de rente chacun. Il n’y a de véritable moyenne des
salaires ou des revenus que le revenu ou le salaire qui
est touché par la majorité des individus. Au surplus,
cette erreur de l’enquête n’est méconnue par aucun
des hommes compétents qui ont examiné la question
de près, quoique personne n’ait cherché à fournir la
démonstration raisonnée des causes de cette erreur.
M. Augustin Cochin, par exemple, dans son Étude sur
Paris , sa population , son industrie , sans critiquer
la méthode suivie par l’enquête pour la fixation delà
moyenne des salaires, ne laisse pas d’établir que l’im¬
mense majorité des ouvrières parisiennes était, en
1860, loin de la gagner. Depuis 1860, une légère
amélioration a eu lieu, et M. Cochin, dès 1864, consta¬
tait que les chiffres établis par l’enquête se trouvaient
dépassés, et il estimait que le salaire moyen des
ouvrières parisiennes flottait alors aux environs de
2 fr. 50. En l’absence de données précises et d’élé¬
ments solidement établis, nous craindrions de céder,
quant à nous, à un optimisme trompeur, si nous avan¬
cions que la majorité des ouvrières parisiennes gagne
actuellement 2 fr. 50 par jour. C'est encore là, croyons-
nous, le salaire des privilégiées du talent et de la des¬
tinée : le plus grand nombre des existences obscures,
moins favorisées par la nature ou les circonstances,
n atteint qu’à grand’peine une rémunération de 2 fr.
AU DIX-REUVIEME SIECLE. 107
Ainsi, tout concourt à établir que dans cette grande
ville si luxueuse, où la concurrence des fortunes bril¬
lantes et les exigences d’une fastueuse administration
portent si haut le prix des subsistances et des loyers,
c’est à peine si l’ouvrière assidue, dont les doigts ha¬
biles produisent tant de délicats et artistiques ou¬
vrages, obtient une rémunération égale à celle de
l’ouvrière de fabrique qui, dans nos villes ou nos
bourgs de province, trouve une existence moins coû¬
teuse et moins surexcitée par le spectacle du luxe
d’alentour.
Il serait intéressant d’entrer dans le secret de ces
mille métiers divers qu’offre à nos yeux l’industrie de
Paris et de noter dans chacun d’eux la rétribution qui
est accordée à la femme. Sans nous perdre dans le
détail infini d’une aussi minutieuse investigation, il
est possible de diviser en quelques groupes cette im¬
mense armée des ouvrières parisiennes et de résumer
en quelques traits la destinée de chacun d’eux.
Il faut laisser de côté les classifications tracées par
les différentes enquêtes; car ces divisions et ces sub¬
divisions nombreuses ont été faites en considération
moins de l’ouvrier que des industries et des affaires.
Les ouvriers ne sont pas irrévocablement parqués
dans les différentes sections qui leur sont assignées
par les commissaires de la Chambre de commerce ;
ils passent facilement de l’une àl’autre, et telle femme,
qui fut recensée jadis dans le groupe du vêtement, se
trouve aujourd’hui peut-être dans celui de l’ameuble-
108
LE TRAVAIL DES FEMMES
ment, ayant changé de patron, mais non pas vérita¬
blement de métier; de même encore qu’une femme
qui fut classée dans le groupe de l’alimentation peut
avoir émigré depuis dans celui des industries chi¬
miques, sans que sa tâche soit sensiblement mo¬
difiée. Ainsi, ces auxiliaires modestes de l’industrie
ne participent pas toujours à la spécialisation rigou¬
reuse qui semble être imposée, de notre temps, aux
différents corps de métiers. Il faut donc constituer
des groupes plus simples et plus élémentaires, qui
répondent mieux aux conditions réelles des exis¬
tences ouvrières.
Le premier groupe qui s’offre à nos yeux, c’est
celui de ces femmes dont on ne saurait dire au juste
si elles sont ouvrières, servantes ou employées. Moins
occupées à la fabrication qu’à la vente et au débit,
elles donnent aux marchandises la dernière façon qui
les doit faire valoir; elles les présentent au chaland,
elles les ornent, les habillent, les enveloppent, quel¬
quefois les portent à domicile ; ou bien encore elles
tiennent les livres et font les comptes : classe immense,
où se rencontrent, en apparence plus encore qu’en
réalité, les extrémités de la destinée de l’ouvrière; où
la simple robe d’indienne et le tablier blanc côtoient
1 élégante robe de soie à longue traîne et la lingerie
fine, où la vie se passe, tantôt dans des réduits en-
umés, au milieu de marchandises grossières, tantôt
dans de fastueux salons décorés avec toutes les res¬
sources du luxe parisien ; où l’on est en relations quo-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 109
tidiennes, ici avec le public affairé et besoigneux des
quartiers commerçants et des classes laborieuses, là,
au contraire, avec la foule oisive et opulente du high
life. Demoiselles de boutique, dames de comptoir,
simples servantes, quelle que soit la diversité de leur
costume et de la figure qu’elles font dans le monde,
elles se ressemblent toutes par certaines aptitudes et
certaines fonctions communes; elles diffèrent plus par
l’apparence de leur rôle que par la réalité de leur
condition. Sous toute cette variété des dehors, on dé¬
couvre parmi elles une uniformité de vie, comme
parmi les comédiennes où l’esclave se trouve quelque¬
fois mieux rétribuée que la reine, et où la soubrette
est souvent l’égale, parfois même la supérieure, de la
grande dame qu’elle paraît servir sur la scène. Ainsi,
dans cette catégorie d’ouvrières, c’est souvent la plus
modestement vêtue, celle que l’on rencontre dans les
boutiques les plus simples et qui fraye avec le public
le plus humble, c’est souvent celle-là qui a la rému¬
nération la plus élevée, l’aisance la plus large et la
destinée la plus assurée. C’est un fait incontestable¬
ment démontré par les chiffres de l’enquête, que les
femmes employées par les charcutiers ont des salaires
et des gages plus élevés que les jolies et élégantes
demoiselles qui présentent et habillent avec tant de
grâce les bonbons chez les confiseurs ; l’on trouve aussi
de plus hauts salaires pour les femmes occupées chez
les vinaigriers et les moutardiers que pour celles qui
offrent avec tant de distinction. les gâteaux et les
no
LE TRAVAIL DES FEMMES
glaces chez les pâtissiers en renom. Enfin, l’on frémit
à la pensée que la plupart de ces jeunes filles, vêtues
et parlant comme de grandes dames, n’atteignent pas
des salaires de plus de 2 fr. 50 par jour, sans ap¬
point de nourriture et de logement, et que, parmi les
294 femmes recensées chez les confiseurs, l’enquête
n’en signale que 12 dont la rétribution soit de 3fr.
ou plus. Cette classe d’ouvrières, d’employées et dè
servantes, constitue un corps important de l’armée
des ouvrières parisiennes, ou plutôt, sans former un
corps spécial, elle s’étend dans tous les corps diffé¬
rents et comprend, à n’en pas douter, plus de 1 © : ou
12,000 ouvrières.
L’immense majorité des femmes occupées par
l’industrie parisienne vit du travail de l’aiguille.
M. Jules Simon a signalé que, parmi les 112,000 ou¬
vrières recensées par l’enquête publiée en 1851, plus
de la moitié, soit 60,000, vivaient du travail de la
couture : la proportion n’a pas changé depuis. Le
groupe du vêtement, à lui seul, comptait, d’après
1 enquête de 1860, plus de 47,000 femmes. Il est vrai
que beaucoup d’ouvrières rangées dans le groupe
du vêtement ne sont pas employées dans les travaux
de couture : telles sont les blanchisseuses et repas¬
seuses, qui sont au nombre de près de 9,000. Mais te
couseuses ne s’en tiennent pas au vêtement, elles en¬
vahissent près de la moitié des industries parisiennes:
on les rencontre dans l’ameublement, dans les peaux
et cuirs, dans la carrosserie, dans les équipements
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 111
militaires, dans les articles de Paris. Il serait difficile
de fixer ce que peut gagner une femme avec son ai¬
guille : du maximum au minimum les écarts sont con¬
sidérables. Il faut d’abord signaler toute une élite d’ou¬
vrières dont le talent consiste plutôt dans le goût et Fin-
vention que dans le travail des doigts et qui, rendant
chez les modistes et les tailleurs pour femmes des
services exceptionnels, atteignent dessalaires de S, 6,
8 et 10 fr. par jour 1 . C’est là une excessive minorité,
qui ne représente pas une pour cent du nombre des
femmes occupées à Paris par la couture. Il faudrait
donner aussi une place à part à toutes ces ouvrières
mobiles qui, sans être attachées à un établissement
déterminé, sans fournir même un travail constant,
cherchent de l’ouvrage dans les moments de détresse
et ne s’en procurent qu’avec une grande difficulté et
pour une rémunération presque dérisoire. La couture
est le dernier refuge*de la femme sans appui et sans
ressources ; aussi toutes les infortunées s’attachent
1. D’après ï’enquête de 1860, sur 3,970 femmes travaillant pour
les couturières, 288 gagnent 3 fr. par jour et 168 plus de 3 fr. :
parmi ces dernières, 28 gagnent 4 fr. ; 12 gagnent 4 fr. 50; 20 attei¬
gnent 5 fr.; 19 vont jusqu’à 6 fr.; 1 gagne 10 fr. La lingerie em¬
ployait 5,106 femmes, dont 138 gagnaient 3 fr. et 144 plus de
3 fr. : parmi ces dernières, 29 gagnaient 4 fr. ; 30 avaient 4 fr. 50 ;
7 atteignaient 5 fr. ; 4 allaient jusqu’à 6 fr. ; 1 gagnait 8 fr. Parmi
les modistes, sur 2,475 ouvrières, 200 gagnaient 3 fr. et 295 .plus
de 3 fr. : parmi celles-ci, 20 gagnaient 5 fr. ; 33 gagnaient 6 fr. ;
5 atteignaient 7 fr. ; 4 allaient jusqu’à 8 fr., et 3 obtenaient 9 fr.
par jour. Les modistes sont de toutes les"industries à l’aiguille la plus
favorisée sous le rapport des salaires. L’on voit combien les ré¬
munérations très-élevées sont rares pour les ouvrières parisiennes,
surtout si l’on tient compte de la morte saison, deux fois plus longue
pour les métiers cités plus haut que pour les autres corps d’état.
112 LE TRAVAIL DES FEMMES
avec acharnement à cette planche de salut et parvien¬
nent à grand’peine, malgré leurs efforts, à se soutenir
au-dessus de l’abîme de l’indigence. Pour réussir
comme ouvrière, surtout quand on n’est pas douée
d’une habileté de premier ordre, ce qu’il faut avant
tout, ce sont des relations, c’est de l’expérience et de
l’esprit de conduite; ce qu’il faut aussi, c’est d’être
entrée jeune dans la carrière. Il est rare que les veuves,
jusqu’alors oisives, précipitées subitement dans l’in¬
dustrie par la perte de leur soutien, sachent, veuil¬
lent et puissent se tirer d’affaire; aussi, parmi les
métiers qui fournissent le plus de solliciteurs à l’as¬
sistance publique, on a rangé en première ligne les
travaux d’aiguille, non pas que ces travaux ne puis¬
sent soutenir les ouvrières même médiocres qui y
cherchent régulièrement leur subsistance, mais parce
que la couture devient le métier de toutes les infor¬
tunées qui n’en ont pas d’autre,*et que c’est à elle que
recourent toutes les femmes que leur abandon, leurs
maladies, leur âge, leurs charges de famille, leur
ignorance, leurs habitudes condamnent à la misère.
Si l’on met de côté cette légion trop nombreuse d’ou¬
vrières irrégulières, cet arrière-ban indiscipliné et
décrépit, incapable de longues fatigues et d’utiles
travaux, on voit que la grande masse des femmes
employées dans les ouvrages d’aiguille reçoit un
salaire qui, sans être élevé, suffit cependant à les faire
vivre. Dans les nouveautés confectionnées, par
exemple, les deux tiers des ouvrières gagnent 2 fr. 25
113
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
ou plus, un cinquième à peine gagne moins de 2 fr.,
et un sixième atteint des salaires de 3 fr. ou davan¬
tage : c’est une des industries les mieux rétribuées de
Paris, si toutefois l’enquête de 1860 ne nous induit pas
en erreur 1 . Divers renseignements postérieurs nous
confirment dans cette opinion. D’après des docu¬
ments communiqués, en,1867, à l’enquête du dixième
groupe de l’exposition universelle, la maison de la
Belle Jardinière, qui emploie 1,500 femmes, payait
3 fr. 50 ou 4 fr. par jour aux bonnes ouvrières et 2 fr.
ou 2 lr. 50 aux ouvrières inférieures. La maison Du-
sautoy, qui fait travailler 2,000 femmes, déclarait au
même moment que le salaire de ses ouvrières variait de
2 fr. 50 à 4 fr. Nous-même, plus récemment encore,
avons appris de la directrice des ateliers de la maison
Godillot, que les salaires des femmes qui s’y trouvent
employées, au nombre de plusieurs milliers, oscillent
entre 2 fr. 50 et 3 fr. 50 ; ce sont à peu près les
mêmes chiffres qui nous ont été donnés par la mai¬
son Hayem. Qu’il faille un peu rabattre de ces rensei¬
gnements optimistes, dus à des chefs d’industrie ou
à leurs représentants, nous ne le contestons pas ; ce¬
pendant l’on peut dire que, dans les industries de
couture, toute femme qui, meme avec une habileté
ordinaire, a un peu de savoir-faire, quelques relations
et de l’esprit de conduite, gagne, au minimum, 2 fr.
1. Voir l’enquêle de 18G0, industrie 8G. Les cinq huitièmes des
femmes qui travaillent pour les fripiers et le marché du Temple ga¬
gnent 2 fr. 50 ou plus : voir industrie 80.
10 .
114 -LE TRAVAIL DES FEMMES
par jour et le plus souvent davantage. Mais, malheur
aux déclassées, aux abandonnées, aux ouvrières de la
dernière heure, qui se précipitent en toute hâte et
sans guide dans l’arène ! elles gagneront à peine un
morceau de pain.
La troisième catégorie d’ouvrières que nous dis¬
tinguerons dans les industries parisiennes, c’est celle
des femmes occupées aux travaux de ménage autres
que la couture : les blanchisseuses, par exemple, les
repasseuses, les teinturières, les dégraisseuses. Ici,
les salaires ont une certaine fixité et ne supportent
que de légers écarts. Les sept huitièmes des blanchis¬
seuses gagnent 2 fr. ou 2 fr. 50 par jour; elles ont
souvent, en outre, soit la soupe, soit un verre de -vin,
soit un verre d’eau-de-vie. Les salaires sont à la fois
plus élevés et plus variables pour les femmes occu¬
pées chez les teinturiers et les dégraisseurs. Les quatre
cinquièmes d’entre elles gagnent 2 fr. par jour, ou
plus, et la moitié atteint des salaires de 3 fr. ou da¬
vantage : c’est là une des industries les mieux rétri¬
buées de Paris, surtout si l’on considère que, parmi
les ouvrières occupées chez les teinturiers et les dé¬
graisseurs et gagnant moins de 2 fr. par jour, la
moitié au moins est nourrie et logée par le patron.
Le nombre des femmes de ce groupe peut s’élever
à 12,000.
La quatrième classe d’ouvrières se compose de
celles qui sont occupées dans les articles de Paris,
dans la bijouterie et les diverses industries de luxe.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE, .115
-C est dans cette classe que les salaires atteignent leur
apogée. Cependant il est très-rare, dans cette innom¬
brable légion des ouvrières employées aux industries
de luxe, d’en trouver qui aient un véritable talent .et
que l’on puisse considérer comme des artistes. «Les
femmes n’occupent que .les plus bas échelons et ne
font que les ouvrages les plus aisés, qui réclament
seulement un peu d’habileté de main, sans qu’une
longue éducation, un pénible apprentissage ou un
goût exercé soient nécessaires. Aussi, dans ces in¬
dustries artistiques, les salaires des femmes, quoi¬
qu’ils soient relativement hauts, n’approchent pas des
salaires des.hommes. Quelle que soit la spécialisation
multipliée de la production de luxe à Paris, fa tâche
des femmes, précisément parce qu’elle ne porte que
sur la façon la plus grossière à donner aux objets,
y est d’une assez grande uniformité. Un très-grand,
nombre de femmes sont polisseuses pour métal ou
pour marbre : on les trouve chez les sculpteurs en
albatre, les fondeurs de bronze, les fabricants de
lunes, les poteries d’étain, etc. ; beaucoup d’autres
femmes sont brunisseuses ou vernisseuses : on les
rencontre dans toutes les industries qui travaillent
les métaux. Dans ces métiers, une ouvrière médiocre
•gagne aisément 2 fr. 50 par jour, une bomie ouvrière
atteint 3 fr., quelquefois 3 fr. 50, rarement 4 fr.
Dans la bijouterie fine, les femmes ont quelques
autres attributions un peu plus délicates, sans cesser
d’être élémentaires, et qui leur valent des salaires
116 LE TRAVAIL DES FEMMES
élevés. C’est ainsi que plusieurs milliers d’ouvrières
sont reperceuses ou guillocheuses. Le reperçage
consiste à achever le découpage des ornements en
cuivre; le guillochage a pour objet de faire sur les
métaux, les boîtes de montre et les bijoux, des fonds
quadrillés, vermiculaires ou autres, avec un tour,
Ce sont des travaux faciles, qui n’exigent ni talent,
ni goût : ils rapportent un salaire de 2 fr. 50 ou 3 fr.
à l’ouvrière ordinaire et de 4 fr. à l’ouvrière de choix,
D’autres femmes sont doreuses, d’autres encore
émailleuses ou coloristes. Les gains sont à peu près
les mêmes que dans les métiers précédents. On ren¬
contre encore des femmes chez les fabricants d’instru¬
ments de précision et d’instruments de musique et
dans toutes les branches des articles de Paris. Dans
toutes les professions qui composent cette quatrième
catégorie d’ouvrières, les salaires de 2 fr. 50 sont
la généralité, ceux de 3 fr. sont fréquents, ceux
de 3 fr. 50, 4 fr. et plus ne sont pas très-rares. Ainsi,
l’habileté de la main est hautement rétribuée, alors
même qu’elle n’est guidée par aucune instruction
et aucune aptitude intellectuelle, ce qui arrive pour
l’immense majorité des ouvrières dont nous par¬
lons. Il en est autrement des femmes occupées
dans les industries de luxe spécialement féminines,
comme les fleuristes, les plumassières. Celles-ci ont
beaucoup de goût et font des merveilles en leur art :
la dextérité de leurs doigts est guidée par un sens
intérieur, qui est vivement affecté par la grâce et
sait en reproduire les types variés. Près de la moitié
des femmes occupées par les plumassiers gagnent
3 fr. ou plus ; dans les fleurs artificielles ce même
salaire est assez fréquent, et la rétribution monte, par
exception, à 4 fr., 5 fr., G fr., et, pour quelques-unes,
à 10 fr. 1 Telle est l’aristocratie des ouvrières pari¬
siennes. Les industries de luxe fournissent, à Paris,
le nécessaire aux femmes qu’elles emploient; elles
donnent même un peu d’aisance aux ouvrières
habiles, et ainsi elles remplissent leur devoir social,
qui est, en satisfaisant les caprices innocents et légi¬
times de l’opulence, d’aider les classes laborieuses et
de ne laisser manquer ni de pain, ni de gîte, ni même
d’un peu de loisir et de superflu ces ouvrières mo¬
destes et habiles, qui réjouissent nos yeux par tant de
jolis et gais ouvrages.
La dernière catégorie que nous distinguerons
parmi les ouvrières parisiennes, c’est celle des femmes
de tout âge et de toute origine, les unes encore en¬
fants, les autres déjà vieilles, celles-ci qui ont connu
des jours prospères, celles-là qui ont été dans le dé-
nûment dès leur berceau, toutes dépourvues de res¬
sources, de relations et de savoir-faire, vouées par
leur incapacité à tous les travaux faciles, grossiers et
peu rétribués ; n’ayant, beaucoup du moins, aucune
profession permanente; offrant leurs bras inhabiles et
leur esprit inculte à toutes les occupations qui leur
1. D’après l’cnquéte de 18G0, 5 fleuristes sur plus de 6,000
gagnaient 10 francs.
118 LE TRAVAIL LES FEMMES
peuvent donner un morceau de pain. C’est la caté¬
gorie des incapables, des déclassées, des misérables,
vivant tantôt des secours publics, tantôt de leur in¬
grat labeur, tantôt de la honte et du vice : légion im¬
mense qui rapproche des milliers de créatures adon¬
nées en apparence à des métiers différents , mais
condamnées à la même destinée de privations maté¬
rielles et d’épreuves morales. C’est pour ces femmes
que le salaire se tient à des taux tellement bas qu’on
a peine à comprendre qu’il puisse suffire à leur sub¬
sistance. C’est surtout dans les industries chimiques,
dans les fils et tissus et dans les professions non
classées et équivoques, toujours si nombreuses dans
les grandes villes, que se rencontrent ces ouvrières
indigentes. Parmi les femmes employées chez les
fabricants d’allumettes chimiques, chez les artificiers,
chez les fabricants de chandelles, de veilleuses et de
mèches, de gélatine ou de colle, dans l’industrie du
caoutchouc, chez les épurateurs d’huile et de graisse,
le plus grand nombre ne gagnent que des salaires de
1 fr. 25, 1 fr. 50, 1 fr. 75 h Ce sont aussi là les mé¬
tiers les plus rebutants. Les salaires ne sont pas plus
élevés chez les fabricants de couvertures et molle¬
tons, chez les filateurs de bourre de soie, chez lesfila-
teurs et retordeurs de coton, chez les fabricants de
ouate, chez les tisseurs de châles, etc. 2 . Dans la plu-
1. Voir l’enquête de 1860 , les induslries 166 , 169, 170, 176
et 179.
2. Voir l’enquête de 1860, les industries 96,98, 104, 105,108,
110, etc.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. Ht*
part de ces états, la moyenne des salaires, pour les
ouvrières-travaillant à l’atelier, n’est que de 1 fr. 50
par jour ; quelquefois même elle est encore plus bas.
Dans l’industrie des châles, à Paris, les trameuses ne
gagnaient, vers 1860, que 8 fr. par semaine; les lan¬
ceuses obtenaient encore moins h Les effilocheurs de
laine employaient à Paris, vers 1860, 1,155 femmes
travaillant toutes à l’atelier : sur ce nombre, 110 ga¬
gnaient 1 fr. par jour, 550 gagnaient 1 fr. 25,
420 atteignaient une rémunération de 1 fr. 50, et
75 seulement gagnaient plus de 1 fr. 50 ; ainsi, dans
cette industrie, la majorité des ouvrières ne touchait
pas plus de 1 fr. 25 pour une journée de travail en
fabrique 2 . Il semble que l’on ne puisse signaler une
misère sans immédiatement en découvrir une plus
grande encore. La filature des indigents, que l’en¬
quête de 1860 recense parmi les services publics,
compta 1,250 ouvrières, parmi lesquelles- 1,220 fï-
leuses ne gagnent que de 40 à 60 cent. ; l’élite de cet
établissement philanthropique obtient 1 fr. 25 ou
1 fr. 50 par jour. Il est incontestable, si paradoxale
que cette opinion puisse paraître, qu’il y a certaines
industries où l’ouvrière est moins rétribuée à Paris
qu’en province; aussi ces industries ont-elles un
personnel ouvrier qui, à tous les points de vue,
semble peu recommandable. Elles sont l’asile de
1. Voir les Ouvriers des deux mondes, tome T, pages 359 et 360.
Monographie du tisseur en châle.
2'. Voir dans Conquête l’industrie 102.
J20 LE TRAVAIL DES FEMMES
l’ignorance, delà paresse et de la débauche. L’enquête
a signalé ce fait inouï, que toutes les filles au-dessous
de seize ans employées dans la fabrication des allu¬
mettes chimiques ne savaient ni lire ni écrire sans
une seule exception, et elles étaient au nombre
de 181. Dans l’industrie des filateurs et retordeurs de
laine, où la moitié des femmes gagne seulement
1 fr. 25 ou 1 fr. 50 par jour, les industriels se plai¬
gnent que le chômage du lundi soit d’usage parmi les
ouvrières. Dans l’industrie des châles, l’on dit des
ouvrières qui restent lanceuses au delà d’un certain
temps qu’elles doivent gagner de l’argent d’une
autre manière. Dans les mêmes conditions d’indigence
sont les laveuses et trieuses de chiffons, les femmes
qui travaillent pour les fabricants de peau et les ma¬
roquiniers, celles qui font des ouvrages de sparterie,
les ouvrières en bimbeloterie et beaucoup d’autres.
Telles sont encore les femmes employées dans le bo¬
binage, l’enlèvement des ordures, l’arrosement et le
curage des égouts ; le salaire de ces pauvres travail¬
leuses variait, d’après l’enquête de 1860, entre 1 fr. et
1 fr. 50. Ainsi se compose cette dernière catégorie
des ouvrières parisiennes, que l’on peut nommer la
catégorie des incapables et des misérables. 11 y fau¬
drait joindre beaucoup d’autres professions plus ou
moins avouées ou occultes, les marchandes de gâ¬
teaux et les montreuses de jouets sur la voie publique,
les femmes qui font des ménages en ville et mille
autres métiers du même genre. On ne peut évaluer à
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 121
moins d’une quinzaine de mille le nombre des infor¬
tunées qui, dans cette grande ville de Paris, se livrent
à toutes ces tâches ingrates. L’enquête de la Chambre
de commerce nous révèle que beaucoup, si ce n’est la
plupart, des ouvrières si mal rétribuées dans certaines
branches des fils et tissus et dans les industries chi¬
miques sont de pauvres Allemandes ou Flamandes,
qu’une destinée cruelle a jetées sans ressources, sans
talent et sans relations sur le pavé de Paris; Alle¬
mandes aussi ou Alsaciennes sont la plupaiat des ba¬
layeuses des rues.
Les cinq catégories que nous venons d’indiquer
comprennent les mille divisions des ouvrières pari¬
siennes. Pour connaître les ressources réelles et
totales qui échoient à ces femmes laborieuses, il ne
suffit pas de fixer le taux de leur rémunération quo¬
tidienne, il faut encore tenir compte des chômages
forcés, que la constitution de l’industrie leur impose
d’une manière périodique. C’est une des calamités de
la petite industrie que ces suspensions de travail qui
arrivent régulièrement à des époques fixées et que
l’on nomme morte saison : le mot est impitoyable et
exprime bien la chose ; il indique que la source des
salaires est tarie, bien que les besoins et les exigences
de la nature restent les mêmes; la morte saison est
une infirmité sociale, comme la maladie est une in¬
firmité individuelle. Une meilleure constitution de
l’industrie et, qu’on nous passe ce mot, une hygiène
sociale plus rationnelle réagissent dans une forte
41
122
LE TRA.VA.IE DES FEMMES
mesure contre ce mal endémique., Ce n’est pas un
des minces mérites de la grande industrie que d’avoir
atténué et môme supprimé dans beaucoup de bran¬
ches de travail la morte saison. Mais ce fléau subsiste
encore dans la production parisienne, et il importe
d’en déterminer les proportions.
L’enquête de 1860 a relevé avec un soin minutieux
le nombre des industriels qui subissent une morte
saison et le nombre de ceux qui en sont exempte.Il
faut noter que ces constatations résultent des décla¬
rations des industriels eux-mêmes, dont quelques-
uns pouvaient se croire intéressés à ce que leur maison
passât pour faire des affaires toute l’année, sans in¬
terruption ni langueur. Quoi qu’il ensoit,sur 101,111
industriels recensés, 36,336 ont déclaré subir chaque
année une morte saison; 64,813 ont prétendu enêtre
exempts. Ces chiffres donneraient les proportions
suivantes : industries avec morte saison, 36 p. 0/0;
industries sans morte saison, 64 p. 0/0. Le minimum
de la morte saison, 3 p. 0/0, a été constaté dansl’ali-
mentation;: le maximum, 67 p.0/0, dans le bâtiment,
groupe après lequel se place immédiatement celui des
articles de Paris- qui figure pour 64 p. 0/0. Certaines
industries féminines sont spécialement atteintes par
cette stagnation périodique du travail. Dans l’alimen¬
tation, les confiseurs ne sont fort occupés que pendant
les mois d’octobre, de novembre et de décembre..Dans
le groupe du vêtement, les trois quarts descouturiènes,
des tailleurs et des modistes ont accusé des chômages
AU UIX-NEuVlÈME SIECLE. 1-23
qui varient de quatre à six mois et se divisent en deux
périodes, l’une de janvier à mars, l’autre de juillet à
septembre. Les iblandiisseuses de fin subissent une
morte saison de cinq mois, de mai à septembre,
époque où leur clientèle quitte Paris : les établisse¬
ments de chapeaux de paille manquent de travail
pendant près de la moitié de l’année. L’industrie des
châles subit des chômages qui pèsent sur près de la
moitié de ses ateliers et durent quatre ou cinq mois
divisés en deux périodes. Les fabrications de la den¬
telle et de la passementerie éprouvent une morte
saison de quatre mois : il en est de même pour plus
de la moitié (58 p. 0/0) des ateliers qui travaillent les
métaux précieux. L’intensité du chômage porte spé¬
cialement sur la bijouterie fine etfausse, qu’alimentent
les demandes du commerce d’exportation. La stagna¬
tion de ce commerce pendant une certaine partie de
l’année, la multiplicité des ordres à l’approche de
l’hiver expliquent les nombreuses variations de tra¬
vail constatées par l’enquête. Dans la plupart des
autres industries, une grande partie des ateliers,
entre le quart et les deux tiers, sont frappés de chô¬
mage pendant trois mois. Parmi les articles de Paris,
ce sont les fabricants de postiches et de fleurs arti¬
ficielles, ainsi que les plumassiers, qui ont le plus à
souffrir.
Les ouvrières ont beaucoup à se plaindre de ces
chômages périodiques, qui pèsent spécialement sur
les industries auxquelles elles se livrent. Il importe
124 LE TRAVAIL DÈS FEMMES
cependant de ne se pas contenter de ce coup d’œil
superficiel et d’examiner plus à fond l’état des choses.
C’est déjà une consolation que près des deux tiers des
industriels aient déclaré être exempts de morte saison,
cela prouve qu’il y a dans la constitution actuelle de
l’industrie une énergique réaction contre ce mal re¬
doutable. En effet, l’établissement de grandes mai¬
sons de confection tend à restreindre de plus en plus
les chômages périodiques. Or, la confection, ce n’est
pas seulement au vêtement qu’elle peut s’appliquer,
c’est à tous les produits. Fabriquer d’avance, en
grandes masses et sans commande, jeter sur le mar¬
ché des quantités considérables d’articles communs
ou d’un luxe accessible au grand nombre, c’est la
tendance actuelle de notre industrie. Les maisons qui
ont des capitaux, du crédit et de la solidité entrent
résolument dans cette voie. L’immensité du public
auquel s’adresse aujourd’hui la production de luxe à
bon marché contribue à hâter ce mouvement. Ainsi
la petite industrie elle-même prend des habitudes
plus régulières, et il n’y a guère que les maisons
ayant une clientèle complètement d’élite qui échap¬
pent à cette impulsion : mais ces maisons sont une
excessive minorité et n’emploient qu’un très-petit
nombre d’ouvrières, d’ailleurs amplement rétribuées.
Voilà comment on explique que 64 p. 0/0 des indus¬
triels parisiens aient déclaré ne pas subir de morte
saison.
Une autre cause tend à atténuer dans une propor-
125
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
tion considérable la gravité des chômages périodiques.
Beaucoup de ces chômages tiennent à l’éloignement,
pendant l’été, d’une partie nombreuse de la classe
opulente de la société parisienne. Mais cet éloigne¬
ment se trouve compensé dans une certaine mesure
par l’affluence considérable d’étrangers et de provin¬
ciaux que la belle saison attire à Paris. Quand on dit,
par exemple, que les blanchisseuses de fin chôment
de juin à novembre, n’y a-t-il pas là une exagération
singulière? Ce n’est d’abord qu’une très-minime partie
de la classe opulente, qui peut ainsi faire une absence
de cinq mois; puis l’on ne tient pas compte du flot
de visiteurs qui encombrent les hôtels de Paris pen¬
dant la même période et qui, pour la plupart, don¬
nent plus ou moins d’ouvrage aux blanchisseuses de
fin.
Il y aurait sur ce sujet bien d’autres erreurs à re¬
dresser. C’en est une, et des plus graves, que de
regarder la totalité des ouvrières des industries où
sévit la morte saison, comme privées d’ouvrage d’une
manière continue pendant tout le temps que dure la
stagnation des affaires. La morte saison n’est pas la
suspension complète, mais seulement le ralentisse¬
ment de la production. Elle entraîne cette alternative
ou de faire licencier une partie du personnel ordi¬
naire, ou, si le personnel reste le même, de ne donner
à chaque ouvrière que la moitié ou le tiers de l’ou¬
vrage qu’elle avait auparavant. Mais jamais il n’ar¬
rive que toutes les ouvrières soient entièrement privées
126 LE TRAVAIL DES FEMMES
de travail. L’enquête de 1860 nous offre un exemple
du premier effet de la morte saison -. -après avoir re¬
censé 904 ouvriers dans l’industrie des chapeaux de
paille, les rédacteurs de l’enquête font remarquer que,
d’après les renseignements donnés par plusieurs in¬
dustriels, le nombre réel des ouvriers devrait être de
2,500, et que la différence entre ce dernier nombre et
le précédent provenait de l’époque où s’était fait le
recensement, c’est-à-dire en pleine morte saison.
Ainsi la morte saison pourrait avoir pour effet de ré¬
duire de près des deux tiers le personnel ouvrier 1 .
D’un autre côté, M. Jules Simon met en lumière
l’autre conséquence possible de cette stagnation des
affaires, en signalant, au sujet des reperceuses de mé¬
taux, que ces ouvrières pendant trois mois de l’année
ne trouvent pas à s’occuper plus de deux jours par
semaine.
Ce serait encore exagérer les rigueurs de la morte
saison que de regarder comme absolument dénuées
de ressources les ouvrières que leur industrie laisse
alors sans travail. Les femmes, sur ce point, sont plus
heureuses que les hommes. Elles peuvent se rejeter,
pour la plupart, sur des travaux qui offrent une ré¬
munération moindre, il est vrai, mais dont on doit
tenir compte. L’enquête de la chambre de commerce
nous apprend que les ouvriers en chapeaux de paille
s’occupent, pour la plupart, pendant les chômages,.à
1. Voir l’enquôte de 1S GO, industrie 71.
AU UÏX-NE'UViÈME SIECLE. 12“
d’autres industries. Elle nous dit également que les
ouvriers des tailleurs sur mesure, qui subissaient
autrefois delongschômagespendant six mois, trouvent
aujourd’hui de l’ouvrage chez les confectionneurs aux
époques de l’année où leurs ateliers ne leur offrent
plus d’occupation 1 . La couture du linge de maison,
draps de lit, nappes, serviettes, est la ressource de la
plupart des ouvrières en lingerie pendant les chô¬
mages. Les brodeuses habiles font pendant la morte
saison des entre-deux et des cols Marie. Nous multi¬
plierions à l’infini de pareils exemples. Il y a un certain
nombre d’industries qui sont ainsi les succédanées
d’industries plus importantes et plus relevées : de là
viennent les salaires très-bas que l’on rencontre
dans quelques métiers : c’est que ces métiers ne
vivent qu’à l’ombre d’autres plus importants : ils ont
un personnel, non pas permanent, mais d’occasion et
de passage, qui, ne cherchant qu’à utiliser les heures
perdues pour l’industrie principale, accepte une ré¬
tribution réduite. On le voit, la morte • saison n’est
jamais complètement improductive. Il en est d’elle
comme de la terre qui, sous un bon régime de cul¬
ture, ne présente pas de jachères, mais seulement
une alternance de récoltes, dont quelques-unes, il est
vrai, sont moins rémunératrices, mais qui toutes,
cependant, donnent un certain revenu.
Telles sont les considérations que l’on perd trop
1. Voir l’enquête de Ï8C0, industrie 80»
128 LE TRAVAIL DES FEMMES
souvent de vue, quand on parle de la morte saison.
11 n’en est pas moins vrai que c’est un fléau, qu’il est
désirable de voir disparaître par les développements
de la grande industrie et de la confection. Réduite
aux proportions que nous avons indiquées, la morte
saison laisse encore un gain à l’ouvrière : mais ce
gain est généralement moitié moindre qu’en temps
normal. Comme compensation à la morte saison,
on a les heures supplémentaires, qui sont surtout
nombreuses dans les industries où la mode prévaut et
ou les commandes affluent à la fois, c’est-à-dire pré¬
cisément dans celles où les chômages périodiques et
forcés durent le plus. Nous admettons volontiers que
la compensation entre les heures supplémentaires et
la morte saison est loin d’être complète ; il reste un
déficit : à combien l’estimer? Nous pensons que pour
une morte saison de trois mois, si l’on tient compte
de toutes les circonstances relatées plus haut, l’on fait
la part large à la misère en retranchant du salaire
annuel le montant de trente journées de travail. Ainsi
pour l’ouvrière parisienne, qui gagne 2 francs par
jour, il faudrait calculer 280 journées de travail par
an et, si l’on fait entrer la maladie en ligne décompté,
270 journées productives seulement, ce qui donnerait
une rémunération annuelle de 540 fr. Une somme de
540 fr. qui tombe dans un ménage déjà soutenu par
le salaire du mari peut y apporter l’aisance; mais
quand avec ces maigres ressources une femme seule,
fille ou veuve, doit suffire à tous ses besoins dans
12!)
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
une ville comme Paris, que de privations, que de
qualités domestiques, que d’efforts sur soi-même un
budget aussi réduit u’impose-t-il pas? et quand une
fatalité rigoureuse a assigné ces 540 fr. comme
unique ressource à une femme délaissée, ayant charge
d’enfants en bas âge, alors, c’est l’indigence, c’est-à-
dire le bureau de secours, la prostitution ou d’hor¬
ribles souffrances.
130
LE TRAVAIL DES FEMMES
CHAPITRE V
Des causes d’inégalité entre les salaires des hommes et les salaires des
femmes. — Considérations diverses sur les industries féminines,
Il a toujours existé une différence notable entre le
salaire des hommes et le salaire des femmes. Cette
différence, à quoi tient-elle? A-t-elle une cause natu¬
relle, immanente et permanente? Est-elle due, au
contraire, à certaines circonstances accidentelles et
transitoires? Si la femme est moins bien partagée que
l’homme dans la distribution des produits, est-ce à
la société, à la nature ou à elle-même qu’elle doit
s’en prendre? Doit-on regarder cette différence entre
les salaires des deux sexes comme destinée à toujours
exister? Doit-on croire, au contraire, qu’elle finira par
disparaître? Tout au moins, ne peut-on espérer la
voir s amoindrir? Graves questions, que les esprits
timides peuvent craindre d’aborder, mais qu’il im-
porte d éclairer à la lueur de la réflexion et de l’ex¬
périence.
Certains économistes croient expliquer l’écart entre
le salaire de 1 ouvrier et celui de l’ouvrière, par ce
principe que la rétribution est en raison des besoins
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 131
du travailleur et que, les besoins de la femme
étant inférieurs à ceux de l’homme, il est naturel
que la rétribution de celui-ci soit supérieure à la
rétribution de celle-là. Cette explication nous paraît
fort insuffisante. Ce ne sont pas du tout les besoins
du salarié qui déterminent le taux du salaire. Une
preuve évidente de la fausseté de ce prétendu théo¬
rème, c’est que les besoins de l’homme et de la
femme ne sont pas une quantité constante. Ici le be¬
soin, c’est de manger de la viande deux fois par
jour; là, c’est d’en manger les jours fériés ou deux
fois par semaine; plus loin, c’est de manger des châ¬
taignes ou de la galette de sarrasin. Ici, l’ouvrier a
besoin de bons vêtements bourgeois; ailleurs, il se
contente de guenilles. Bien loin que le besoin soit la
cause et la règle du salaire, c’est le salaire qui est la
cause et la règle des besoins et qui leur permet de se
développer et de se produire. Si la différence des be¬
soins était la seule ou la principale cause de l’inéga¬
lité des salaires entre l’homme et la femme, cette'
inégalité ne serait pas aussi grande. La différence des
besoins pour les deux sexes n’existe, en effet, que
pour la nourriture; car l’on admettra que le loge¬
ment, l’habillement, le chauffage, coûtent à peu près
aussi cher à la femme qu’à l’homme. Il est impossible
de supposer que la nourriture prenne plus de la moi¬
tié du budget même le plus réduit.; on ne peut, d’un
autre côté, évaluer à- plus d’un tiers la différence
entre la nourriture nécessaire à une femme et la
132
LE TRAVAIL DES FEMMES
nourriture nécessaire à un homme h II résulterait de
ce qui précède, que les besoins de la femme seraient
inférieurs d’un sixième aux besoins de l’homme. Or
l’écart entre les salaires de la femme et ceux de
l’homme varient de la moitié en plus au double, sui¬
vant les industries et les pays 2 , preuve évidente que
l’inégalité entre les salaires des deux sexes ne vient
pas de l’inégalité des besoins. D’ailleurs, en quoi les
besoins d’une tisseuse au métier mécanique sont-ils
plus grands que ceux d’une dentelière? ouïes besoins
d’une mécanicienne (employée à la machine à cou¬
dre) plus grands que ceux de la couseuse à la main?
Quelle est donc la cause de cet écart entre les sa¬
laires de l’homme et les salaires de la femme ? Yoici,
croyons-nous, la seule explication raisonnable qu’on
en puisse donner. Le travail humain est une marchan¬
dise qui se paye d’autant mieux qu’elle est plus de¬
mandée et moins offerte. Il n’est pas besoin d’être un
1. A Lodève on calculait, il y a une dizaine d’années, que la vie
animale revenait à 7 5 centimes par jour pour un homme, à 65 cent,
pour une femme. A Elbeuf, vers la même époque, on estimait la
nourriture d’une ouvrière à 60 ou 80 centimes par jour, colle d'un
ouvrier à 90 centimes ou 1 fr. (Voir Reybaud. La Laine, pages 71
et 121.)
2. Nous prenons au hasard quelques chiffres dans l’ouvrage de
M. Louis Reybaud sur la laine : à Amiens, les femmes employées
dans l’atelier commun gagnent 1 fr. 25; 1 fr. 50; 1 fr. 75; 2 fr.;
les hommes 2 fr. 50 ; 3 fr. ; 3 fr. 50. A Roubaix,’les ûleurs gagnent
2 fr. 50, les flleuses, 1 fr. 60. A Fourmies dans la filature, les femmes
obtiennent de 1 fr. 30 à 1 fr. 50 ; un bon flleur gagne 4 fr. (Rey¬
baud. La Laine, pages 393, 238, 182.) Nous recueillons ces chiffres,
sans choix, en feuilletant le livre. Peu importe qu’ils se soient mo¬
difiés depuis. A Paris, d’après la dernière enquête, le salaire moyen
de l’ouvrier est plus du double du salaire moyen de l’ouvrière, celui-
ci étant de 2 fr. 14 et l’autre de 4 fr. 57.
133
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
économiste bien éminent pour savoir que les prix
d’une denrée sont d’autant plus élevés et d’autant
plus fermes que les débouchés sont plus nombreux
et variés, que l’étendue du marché est plus grande.
Il en est de même pour la main-d’œuvre : plus vaste
est le champ d’emploi qui lui est ouvert, the field of
employment , selon l’expression anglaise, plus la ré¬
munération du travail a de chances d’être élevée.
Or, qu’arrive-t-il? Les bras de l’homme ont un champ
d’emploi presque illimité ; tous les ouvrages qui de¬
mandent de la force leur sont accessibles; les travaux
qui réclament de l’adresse ne leur sont pas non plus
fermés , car l’on voit, en Belgique, des hommes,
de jeunes garçons du moins, faire de la dentelle; l’on
rencontre, en Suisse, des pâtres faisant de la bro¬
derie, et dans tout le Midi le travail - de la soie a occupé
presque autant d’ouvriers que d’ouvrières. Les fem¬
mes, au contraire, n’ont qu’un champ d’emploi limité.
Les travaux de force leur sont presque fermés ; il ne
leur reste que les travaux d’adresse : or, jusqu’à ces
derniers temps, notre civilisation, encore grossière et
peu aidée par les secours de la science, réclamait
beaucoup plus de travaux de force que de travaux
d’adresse, c’est-à-dire que le champ d’emploi des
hommes a toujours été beaucoup plus étendu que le
champ d’emploi des femmes. A cette cause naturelle
d’infériorité s’enjoignent d’autres qui proviennent de
notre état social et de nos mœurs. Non-seulement les
débouchés de la main-d’œuvre féminine ont toujours
134 LE TRAVAIL DES FEMMES
été jusqu’ici beaucoup plus restreints et moins variés
que les débouchés de la main-d’œuvre masculine, par
la nature même des choses et la constitution physique
des deux sexes ; mais, d’un autre côté, l’éducation
des femmes a été moins développée que celle des
hommes : leurs facultés ont été moins cultivées.
Ainsi, le champ d’emploi du travail féminin, déjà
restreint par la nature, s’est trouvé encore rétréci par
le défaut d’instruction des femmes. Non-seulement les
ouvrières ont été exclues par une incapacité con¬
stitutive de la plupart des travaux qui réclament de
la force, mais encore, dans les travaux qui ne de¬
mandent que de l’adresse, leur manque d’éduca¬
tion les a rendues presque toujours inférieures aux
hommes. Lès seules causes véritables de l’avilisse¬
ment du salaire des ouvrières, c’est donc que les car¬
rières ouvertes a l’activité des femmes sont peu nom¬
breuses, qu’elles s’y précipitent toutes en foule; qu’en
outre, dans plusieurs de ces industries où elfes
prennent place, le manque de développement intel¬
lectuel et l’ignorance professionnelle ne leur per¬
mettent d occuper que les derniers échelons. Les
industries féminines sont encombrées; le marché de
lamain-d œuvre des femmes, pour nous servir d’une
expression anglaise, est toujours ovevstockeè (sur¬
chargé), il est donc naturel que cette main-d’œuvre soit
dépréciée. Prenons quelques exemples : Si le travail
de la dentelle ne donne pas plus- de 60 à 80 centimes
a ros ouvrières de l’Auvergne ou de la Normandie, et
A® DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 135
si le travail de la broderie ne fournit guère plus de
1 franc aux ouvrières de la Lorraine, croit-on que
cette médiocrité de la rémunération vienne de ce que
ces ouvrières ont peu de besoins ? Supposons un mo¬
ment que leurs besoins deviennent plus grands, pense-
t-on que leurs salaires augmenteraient? Mais si, dans
une industrie où la main-d’œuvre entre pour 80 p. 0/0
dans le prix du produit, le salaire venait à s’élever
d’un quart, d’un cinquième, d’une quantité quel¬
conque, n’est-il pas évident que le prix des produits
devrait hausser et par suite la consommation se res¬
treindre , ce qui provoquerait soit des chômages, soit
le retour des salaires à leur taux primitif? On attribue
souvent la cause suivante à la médiocrité du salaire des
femmes : une grande partie des ouvrières, étant sou¬
tenues par leurs maris ou leurs familles, se montrent,
dit-on, peu exigentes, ce qui déprécie, en général,
la main-d’œuvre de toutes les femmes de la même
industrie. Mais supposons que toutes les dentelières
et toutes les brodeuses montrent le maximum d’exi¬
gence, il n’en est pas moins vrai que leur salaire ne
pourrait hausser qu’à la condition que les produits
subissent une hausse, ce qui, pour des articles de
luxe, aurait l'inévitable résultat de diminuer la con¬
sommation. Le taux de la main-d’œuvre, dans ces
industries, ne pourrait s’élever normalement qu’à
l’une de ces trois conditions : ou bien que le nombre
des ouvrières diminuât, de manière à ce qu’elles
pussent toutes rester occupées même après que la
136 LE TRAVAIL DES FEMMES
fabrication se serait restreinte par suite de la hausse
des produits qui suivrait inévitablement la hausse des
salaires ; ou que la qualité du travail fût meilleure,
ce qui inviterait le consommateur à en offrir un prix
plus élevé; ou bien, enfin, que les progrès de la ri¬
chesse générale et le goût plus grand des objets de
luxe créassent une plus forte demande de ce genre
de produits. Hors de ces trois cas, il est impossible
que la main-d’œuvre des dentelières ou des bro¬
deuses puisse s’élever d’une manière durable. Ainsi,
la dépréciation du travail des femmes a pour cause,
non la médiocrité de leurs besoins, non la situation
d’un grand nombre d’entre elles dans la famille,
mais l’exiguïté des débouchés qui sont ouverts à la
main -d’œuvre féminine.
L’économiste habitué à de minutieuses analyses
découvre encore d’autres causes de la dépréciation
des salaires des femmes. Il est une observation qui
n’a pas encore été faite, croyons-nous, et qui a son
importance : c’est que les industries spécialement
féminines ne comportent pas une grande division du
travail, ni une fréquente intervention de la méca¬
nique; la dentelière, la brodeuse font à elles seules
toute la dentelle et toute la broderie ; alors même
que le travail subit une division matérielle, comme
pour le point d’Alençon et la broderie de Nancy, il
n en est pas moins vrai que la mécanique n’intervient
pas dans l’ouvrage. Or, ces faits ont des consé¬
quences très-graves par rapport au taux des salaires.
AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 137
En effet, une industrie qui n’admet pas dans ses opé¬
rations l’intervention des machines est nécessaire -
ment une industrie très-stationnaire, peu progressive,
toujours identique à elle-même. De plus, c’est une
industrie où le prix de la main-d’œuvre constitue
presque à lui seul le prix des produits, ainsi que nous
l’avons vu plus haut pour la broderie et la dentelle.
Or, ce sont là des conditions très-défavorables pour les
salaires. En effet, dans de pareilles industries toute
hausse du taux des salaires devant se répercuter en
proportion presque égale dans le prix des produits, il
en résulte qu’une hausse du taux des salaires, si elle
n’est pas tout à fait impossible, est d’une immense
difficulté, puisque, à moins d’un grand progrès dans
la richesse générale de la société, elle aurait pour ré¬
sultat un rétrécissement notable dans la demande des
produits, et par conséquent dans la production. Si
l’on veut bien réfléchir et comparer, l’on verra qu’il
en est tout différemment dans la plupart des in¬
dustries masculines. Prenons pour exemple les ou¬
vriers qui travaillent le fer : la main-d’œuvre, dans de
pareils travaux, bien loin de constituer la presque-
totalité du prix des produits, n’y entre que pour une
part secondaire ; d’ou il résulte que les salaires des
ouvriers en fer peuvent hausser, sans une hausse abso¬
lument correspondante dans le prix des articles fa¬
briqués par eux ; il peut même arriver que la main-
d’œuvre des ouvriers en fer s’élève et que le prix des
produits auxquels ils travaillent reste, nonobstant,
138 LE TRAVAIL DES FEMMES
stationnaire, ou même subisse une baisse ; car, l'in¬
dustrie du fer admettant l’emploi de la mécanique
dans la plupart de ses opérations, tout progrès dais
les machines, dans les procédés, toute épargne dans
le combustible, mille autres circonstances peuvent
compenser et détruire, quant aux prix, l’effet de la
hausse des salaires. Nous insistons sur cette observa¬
tion, que nous n’avons vue nulle part mentionnée:
plus une industrie est divisée, plus elle emploie les
machines, plus elle est progressive, plus aussi les
salaires ont chance de s’élever sans contre-coup, par
la force des choses, grâce aux progrès des méthodes
et des moyens de fabrication. Réciproquement, quand
une industrie est peu ou point divisée, quand elle n’ad¬
met pas les machines, quand, en un mot, la main-
d’œuvre y constitue la presque totalité des produits,
il est extrêmement difficile que les salaires y puissent
hausser. Ils sont presque voués, pour l’éternité, à l’état
stationnaire; or, malheureusement, c’est là la situation
de la plupart des industries féminines et c’est la cause
trop inaperçue de la permanence de ces salaires exi¬
gus, en dépit de toutes les plaintes et de tous les ef¬
forts des intéressés ou des philanthropes.
Nous avons attribué aussi pour cause à l’infériorité
des salaires des femmes, relativement aux salaires des
hommes, les différences d’éducation et d’instruction.
En effet, même dans les industries divisées et pro¬
gressives où les femmes ont accès, elles sont enchaî¬
nées aux derniers échelons du travail, elles ne peuvent
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 139
se livrer qu’aux opérations les plus élémentaires, celles
qui demandent le moins de culture et d’apprentissage.
Prenons quelques exemples. Voici l’orfèvrerie et la bi¬
jouterie, qui, dans l’industrie de Paris, emploient éga¬
lement les hommes et les femmes. Quel y est le rôle
des uns et des autres? Les femmes sont reperceuses,
brunisseuses, polisseuses, elles sont encore guillo-
cheuses : métiers faciles, qui n’exigent ni beaucoup
d’art ni beaucoup d’étude. Les hommes font d’abord
concurrence aux femmes dans toutes ces opérations
simples et aisées, mais en outre ils sont modeleurs,
dessinateurs, graveurs, ciseleurs, décorateurs, mon¬
teurs, etc. 1 . L’herboristerie, la droguerie sont aussi
ouvertes aux hommes et aux femmes ; mais, tandis
que les hommes sont ouvriers manipulateurs et gar¬
çons de laboratoire, les femmes sont trieuses, empa-
queteuses, colleuses d’étiquettes 2 . Dans les fabriques
de porcelaine, les femmes sont émailleuses, décal-
queuses; les hommes sont peintres, floristes, figu-
ristes, armoristes 3 . Dans l’imprimerie, les femmes
sont surtout margeuses, régleuses, plieuses et bro¬
cheuses ; les hommes sont protes, correcteurs, met¬
teurs en page, compositeurs. Dans la photographie,
les femmes sont retouche uses et colleuses ; les hommes
sont peintres et miniaturistes. Que l’on parcoure l’en-
1. Enquête de 1860, industries 158 et suivantes ; aussi indus¬
tries 205, 212.
2. Voir, dans l’enquête, l’industrie 18-3.
3. Ibid., industries 184 et 185.
MO LE TRAVAIL DES FEMMES
quête de la Chambre de commerce de Paris, spéciale¬
ment les industries qui composent le groupe M
(or, argent, platine), le groupe IX (imprimerie,
gravure, papeterie), la première partie du groupe I
(instruments de précision, instruments de musique et
horlogerie), la cinquième partie du même groupe
(articles de Paris), et l’on verra que dans toutes ces
industries les femmes, qui y sont employées en grand
nombre, n’ont que les travaux les plus simples, les
plus rudimentaires et qu’elles sont presque exclues,
au bénéfice des hommes, de toutes les professions
qui, sans demander plus de force, réclament plus
d’étude et d’apprentissage.
Nous avons déterminé les principales causes de
l’inégalité des salaires entre les deux sexes : que
cloit-on penser de la durée de cette inégalité dans
l’avenir? Question grave, pour la solution de laquelle,
à notre sens, les lumières ne manquent pas. Nous
avons dit que le champ d’emploi de la main-d’œuvre
masculine avait toujours été beaucoup plus étendu
que le champ d’emploi de la main-d’œuvre féminine,
et nous en avons donné deux raisons : d’abord l’état
de notre civilisation qui, encore grossière et peu aidée
par la science, réclamait jusqu’eà ces derniers temps
et réclame encore infiniment plus de travaux de force
que de travaux d’adresse ; ensuite l’état de nos mœurs
qui a rendu jusqu’ici l’éducation des filles beaucoup
plus bornée que l’éducation des garçons, leur appren¬
tissage plus court et leur instruction professionnelle
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 141
plus restreinte. Or, ces circonstances, si défavorables
à la femme, doivent-elles être regardées comme nor¬
males, permanentes, essentielles à la société humaine ?
Nous ne le pensons pas-Nous croyons que la diffé¬
rence entre les salaires des hommes et les salaires des
femmes s’affaiblira avec le temps, que les deux ni¬
veaux se rapprocheront. Ce ne sont pas là des conjec¬
tures : un simple coup d’œil sur la marche de l’in¬
dustrie et de la civilisation doit nous convaincre que
eette tendance existe et qu’elle se manifeste chaque
jour davantage.
La civilisation se raffine de plus en plus ; de plus
en plus aussi elle a recours aux lumières de la science,
c’est-à-dire que les travaux de force tendent sans
cesse à se transformer en travaux d'adresse : les ma¬
chines faisant les gros ouvrages, le rôle de la surveil¬
lance, de l’attention, de l’habileté devient de plus en
plus accentué. Or, la femme est aussi capable d’habi¬
leté, d’attention et de surveillance que l’homme lui-
même. Du moment que, au lieu de soulever des far¬
deaux avec les bras ou de pousser de lourds instru¬
ments avec les genoux, il suffit de mouvoir légère¬
ment les doigts pour renouer ou rajuster des fils, la
femme est l’égale de l’homme, parfois sa supérieure.
C’est ce que la grande industrie nous a montré. Il fut
un temps où l’on disait en proverbe, dans le comté
d’York, que le travail de la laine était un travail
d’homme. Ce temps-là n’est plus. Les tissages méca¬
niques, pour la laine comme pour le lin, emploient
142 LE TRAVAIL DES FEMMES
plus de femmes que d’hommes, et généralement
ceux-ci gagnent moins que celles-là. Un grand in¬
dustriel nous a dit que, dans son atelier de tissage
pour le lin, il y a 12 femmes qui conduisent deux
métiers et pas un seul homme qui puisse ou veuille
en faire autant.
Une grande cause de nivellement entre les salaires
des hommes et les salaires des femmes, c’est le travail
aux pièces ou à la tâche, qui de plus en plus s’intro¬
duit dans toutes les industries et parvient à régir la
plupart des opérations manufacturières. Devant le tra¬
vail aux pièces, il n’y a plus d’inégalité de situation
entre les deux sexes. L’on ne peut plus parler de la
diversité des besoins, de la différence de position dans
la société civile ou dans la famille. Avec une impar¬
tialité incontestée, le travail aux pièces paye chacun,
homme ou femme, selon ses œuvres : c’est la loi de
justice, aveugle, incorruptible et inexorable. Il n’est
pas rare, même maintenant, qu’une jeune fille gagne
plus que son père dans la force de l’âge; qu’une
femme contribue aux dépenses du ménage dans une
proportion plus forte que son mari : les livres des tis¬
sages mécaniques nous fourniraient beaucoup de pa¬
reils exemples.
La différence d’éducation entre les deux sexes a
elle-même une tendance, si ce n’est à disparaître, èu
moins à s’amoindrir : telles sont les raisons qui nous
font croire à un affaiblissement progressif de l’inéga¬
lité entre les salaires des hommes et les salaires des
AIT DIX-NEUVIÈME SIECLE. 143
femmes; ce mouvement a déjà commencé, et c’est la
grande industrie qui en est l’agent. Tandis que, dans
la petite industrie, d’après l’enquête de la Chambre
de commerce de Paris, le salaire moyen de l’homme
est plus du double du salaire moyen de la femme ;
dans les filatures, la différence des salaires entre les
deux sexes ne se trouve plus être que du tiers; dans
les tissages mécaniques, l’inégalité disparaît ou même
se retourne en faveur des femmes.
Ainsi, ravénement de la grande industrie a été
pour la femme, au point de vue du salaire, un im¬
mense bienfait ; elle a relevé sa position presque au
niveau de la position de l’homme , elle l’a associée à
des travaux qui, se perfectionnant de jour en jour,
non-seulement donnent une rémunération considé¬
rable dans le présent, mais promettent même une
rémunération plus ample dans l’avenir. Tandis que la
brodeuse et la dentelière, se livrant à une industrie sta¬
tionnaire, ne peuvent guère s’attendre à une hausse
des salaires, la tisseuse, occupée à une industrie pro¬
gressive où des améliorations s-accomplissent chaque
jour, peut espérer que ces perfectionnements, en fa¬
cilitant ou accélérant sa tâche, en diminuant les prix
et créant une plus grande demande, élèveront sa ré¬
munération. Qu’au lieu de conduire un métier, elle
trouve te moyen d’en conduire deux, il n’est pas dou¬
teux qu’elle ne recueille un salaire pl'us considérable.
Qu’au lieu de battre 120 coups à la minute, le métier
arrive à battre 140 coups, ou 180, ou 240 même, ee
144 LE travail des femmes
sera encore là pour elle une source d’élévation de sa¬
laires ; car il y a une différence énorme entre l’ou¬
vrière qui est enchaînée à une industrie immobile et
toujours identique à elle-même et l’ouvrière qui par¬
ticipe à une industrie perfectible : le sort de cette
dernière tend à s’élever sans cesse, tandis que la des¬
tinée de la première semble devoir être immuable.
Telle a été l’influence de la manufacture sur le sort
des ouvrières qu’elle emploie, mais comment a-t-elle
affecté la condition des ouvrières qu’elle laissait en
dehors de ses murs? La manufacture, a-t-on dit, rend
de plus en plus impossible le travail de la femme à
domicile et déprime, jusqu’à l’anéantir presque, le
salaire des ouvrières qu’elle n’appelle pas dans son
sein. Cette observation n’est pas d’une exactitude ab¬
solue. Il est vrai que le travail à la mécanique ne
supporte pas la concurrence du travail à la main. On
ne peut plus filer avec le rouet ou la quenouille; on
ne peut plus peigner la laine avec les grossiers instru¬
ments d’autrefois; bientôt l’on ne pourra plus bobiner
ou dévider à domicile ; les simples travaux de couture
à l’aiguille vont peut-être devenir moins rémunéra¬
teurs. Mais il n’en résulte pas que toute industrie à
domicile soit nécessairement dépréciée par l’établis¬
sement des manufactures. Tout au contraire : l’indus¬
trie à domicile, qui ne fait pas une concurrence di¬
recte à l’industrie manufacturière, bien loin de souf¬
frir du voisinage des usines, ne peut que s’en trouver
bien. Supposez que dans un pays de dentelières ou
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 145
de brodeuses, l’on établisse des filatures ou des tis¬
sages, les brodeuses et les dentelières devront s’en féli¬
citer. En effet, ces tissages et ces filatures conviant un
certain nombre de femmes à leurs travaux, les indus¬
tries de la dentelle ou de la broderie, qui étaient en¬
combrées, se trouveront déchargées : les ouvrières,
moins nombreuses, seront dans une position un peu
meilleure pour obtenir des salaires plus élevés. L’on
ne peut douter, par exemple, qu’en Belgique les
écoles communales d’apprentissage pour le tissage
n’aient eu un bon effet sur le sort des dentelières,
qu’il n’en ait été de même dans le département du
Nord, de même dans le Calvados, de même dans les
Vosges pour les brodeuses. La manufacture ne tue
que les industries à domicile qui lui font con¬
currence : elle ne peut qu’élever la main-d’œuvre des
autres industries à domicile non similaires.
43
146
LE TRAVAIL DES FEMMES
CHAPITRE VI
De l’instruction des femmes employées dans l’industrie.
S’il est vrai que l’humme ne vive pas seulement de
pain, ce mot est encore plus juste appliqué spéciale¬
ment à la femme. Pour atteindre son naturel déve¬
loppement, pour remplir dignement les tâches mul¬
tiples qui lui sont confiées par le ciel, il faut à la
femme autre chose qu’un salaire rémunérateur. Il lui
faut une instruction, si ce n’est étendue, variée du
moins. Il lui faut une foule de notions et de connais¬
sances acquises, auxquelles l’instinct ne peut suffire,
ni le sentiment suppléer. Épouse et mère, la nature
l’a destinée à être ménagère et éducatrice ; mais cette
vocation demande un apprentissage et une instruc¬
tion. Soit par l’enseignement didactique de l’école,
soit par la tradition inconsciente de la famille, la
femme a beaucoup à apprendre, beaucoup à retenir,
pour savoir être ce qu’elle doit être : une épouse effi¬
cace, une mère capable.
Telle est la conception que l’on se doit faire du but
et de la portée de l’instruction de la femme. Ce serait
une singulière étroitesse d’esprit et une bien grande
147
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
vulgarité de sentiment que de ne demander à la
femme qu’une instruction alphabétaire et de ne rien
voir pour elle au delà de la lecture, de 1 écriture, des
quatre règles, de la géographie et de l’orthographe.
Nous ne saurions être suspect, assurément, d'inimi¬
tié, ni même d’indifférence pour les notions scolaires;
mais, si le choix nous était donné de meubler l’esprit
de la femme de toutes les connaissances que l’on peut
puiser dans nos écoles ou de la former à ces sciences
pratiques, à ces arts essentiels : la tenue de ménage,
la cuisine, la couture, l’esprit d’ordre, l’hygiène,
l’éducation matérielle et morale de l’enfance, certai¬
nement nous n’hésiterions pas, et nous regarderions
la femme, qui ignorerait toutes ces choses si simples
et si difficiles à la fois, comme beaucoup plus incom¬
plète que celle qui, les connaissant, ne saurait ni
déchiffrer une ligne, ni faire le plus élémentaire
calcul.
Ainsi, l’instruction des femmes, c’est-à-dire l’en¬
semble des données qui leur sont nécessaires pour
accomplir dignement leur tâche en cette vie, a une
autre mesure que l’instruction des hommes. Ce n’est
pas qu’aux unes comme aux autres il ne soit infini¬
ment utile, même indispensable, de savoir lire, écrire,
compter; mais cette utilité pour la femme est encore
primée par utilité supérieure : cet enseignement sco¬
laire, si haut que nous le placions, est pour elle moins
important que l’enseignement domestique. Voilà
pourquoi, dans nos recherches sur l’instruction des
148
LE TRAVAIL DES FEMMES
femmes employées dans l’industrie, nous ferons deux
parts : l’une pour cet enseignement scolaire, qui a
pour but des connaissances limitées et précises;
l’autre pour cet enseignement domestique, qui a pour
objet l’ensemble même de la vie intérieure.
Beaucoup de statistiques sont faites dans tous les
pays sur l’enseignement primaire. Aussi éprouvons-
nous quelque confusion à reconnaître que, pour la
question qui nous occupe, c’est-à-dire pour l’instruc¬
tion des ouvrières employées dans la grande et dans
la petite industrie, les renseignements précis, officiels,
nous font presque complètement défaut. Cependant
nous avons frappé à toutes les portes : nous nous
sommes adressé au ministre, pour qu’il nous procu¬
rât ou nous indiquât des tableaux statistiques, où le
degré d’instruction des populations urbaines et in¬
dustrielles fût mis en regard du degré d'instruction
des populations rurales et agricoles; et, malgré une
bonne volonté pour laquelle nous lui avons une vive
et sincère reconnaissance, le ministre n’a pu nous
communiquer que des renseignements beaucoup plus
généraux et oh ces distinctions essentielles font dé¬
faut. Nous avons prié les sociétés industrielles de
plusieurs grandes villes manufacturières de nous in¬
diquer la proportion du nombre des ouvrières lettrées
au nombre des ouvrières illettrées dans les établisse¬
ments du territoire où ces sociétés sont constituées,
et les données que l’on a, pu placer à notre disposition
11 ont P as été à la hauteur de l’empressement qu’on a
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 14i)
mis à nous répondre. Nous avons posé les mêmes
questions à différents manufacturiers éminents ; mais
quelques-uns seulement ont pu répartir pour nous la
population de leurs usines en différentes catégories,
suivant le degré d’instruction matérielle des ouvriers.
Nous avons enfin lu attentivement tous les documents
récents émanant du ministère de l’instruction pu¬
blique, c’est-à-dire les deux grandes statistiques de
l’enseignement primaire de 1863 et de 1866, les
Rapports des inspecteurs constituant Y état de l'instruc¬
tion primaire en 1864, la Statistique des cours
d'adultes de 1868, l’enquête sur l’enseignement pro¬
fessionnel; nous avons puisé aux documents étran¬
gers, notamment à la grande enquête anglaise de
1861 ; nous avons interrogé beaucoup de publications
privées, et nous n’avons rencontré qu’un seul docu¬
ment qui présentât, sous la forme des chiffres, des
données précises sur la proportion des ouvrières let¬
trées et des ouvrières illettrées : c’est l’enquête de la
chambre de commerce sur l’industrie parisienne en
1860. Opérant sur les cas les plus généraux, les plus
matériels et les plus simples, la statistique peut aisé¬
ment nous fournir le nombre des conscrits lettrés et
des conscrits illettrés dans chaque département, des
femmes qui ont pu ou n’ont pas pu signer leur acte
de mariage, des prisonnières qui savent lire et écrire
et de celles qui ne le savent pas; mais, incapable de
s enfoncer plus avant dans les complications de la vie
réelle, elle nous abandonne aux inductions pour la
13 .
150 LE TRAVAIL DES FEMMES
connaissance des faits moins élémentaires, et dont la
recherche ou la constatation demande des efforts, du
discernement et de la patience.
L’étude du degré d’instruction des ouvrières em¬
ployées dans l’industrie peut se subdiviser en trois
parties : l’on peut comparer d’abord l’instruction des
femmes en général avec l’instruction des hommes;
puis l’instruction des ouvrières industrielles à celle
des ouvrières agricoles ; enfin l’instruction desfemmes
employées par la grande industrie à l’instruction des
femmes employées dans la petite industrie.
A mettre seulement en regard les hommes et les
femmes au point de vue de l’instruction, il est incon¬
testable que celles-ci sont dans un état de navrante
infériorité. Quelque document que l’on consulte, il
ressort toujours d’une manière évidente que les filles
sont plus ignorantes que les garçons, et les ouvrières
que les ouvriers. D’après un document ministériel de
1867, l’on constate, au moment du mariage, 25 p. 100
d hommes et 41 p. 100 de femmes ne sachantpas
signer leur nom. D’un autre côté, la statistique des
cours d adultes pour 1868 nous apprend qu’ils furent
suivis par 684,092 hommes et seulement par 95,281
femmes. En consultant l’enquête anglaise de 1861,
1 on voit que les diverses écoles primaires de l’Angle¬
terre et du pays de Galles étaient fréquentées, à cette
époque, par 827,801 garçons contre 721,511 filles.
La pioportion se déplace, il est vrai, pour les écoles
du dimanche (sunday schools), lesquelles recevaient
151
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
1,17-8,100 garçons contre 1,210,297 filles; mais,
sans tenir compte de l’infériorité de l’enseignement
des Sundayschools relativement aux Weekdayschools ,
l’on voit que l’équilibre n’est pas rétabli et que le
nombre des filles qui reçoivent de l’instruction reste,
en Angleterre comme en France, inférieur au nombre
des garçons.
Les raisons de cette différence dans l’instruction
des deux sexes sont faciles à saisir. Beaucoup plus
qu’un garçon et bien plus tôt surtout, une fille est
apte à rendre des services. D’une intelligence plus
précoce, d’un caractère plus serviable et plus affec¬
tueux, dès quelle peut se tenir debout et se conduire
elle-même, une fille est, dans une certaine mesure,
capable de remplacer sa mère pour les soins de la
famille. Rien n’est plus touchant que le tableau de la
sœur aînée, à peine adolescente, et déjà veillant sur
ses petits frères et ses petites sœurs, gardant le foyer
et remplissant avec zèle mille offices utiles. Ce qu’il y
a de cruel, c’est que cette pauvre enfant, précisément
à cause de cette bonté et de cette précocité de nature,
reste trop souvent dénuée de toute instruction sco¬
laire, tandis que la turbulence des garçons, leur ca¬
ractère revêche induisent facilement les parents à s’en
débarrasser en les envoyant à l’école. Un homme qui,
dans une position très-élevée, s’est beaucoup occupé
des questions d’enseignement, le prince Albert d’An¬
gleterre, dans son adresse au congrès de l’éducation,
le 22 juin 1857, disait avec mison : « Les enfants ne
15 2 LE TRAVAIL deç femmes
sont pas seulement les rejetons de la famille ouvrière •
ils constituent encore une partie de ses facultés pro¬
ductives et travaillent avec elle pour les besoins de la
vie. Les filles surtout sont les servantes de la maison,
les assistantes de la mère, les gardiennes des jeunes
enfants, des malades et des vieillards. » Aussi, pins
la famille est nombreuse, plus il est à craindre que la
sœur aînée n aille pas à l’école. D’autres causes chez
nous se mêlent à celle-là, qui pourtant est la domi¬
nante. Un grand nombre de communes manquent
d écoles de filles et n’ont que des écoles de garçons
ou des écoles mixtes. Les parents sont ainsi moins
sollicités à faire instruire leurs enfants. L’opinion
tend à s établir que les écoles sont faites surtout pour
les garçons; enfin, les parents sont, en général, moins
ambitieux pour leurs filles que pour leurs fils, et plus
portés à refuser à celles-là l’instruction qu’ils font
donner à ceux-ci.
Il est intéressant de chercher ici la solution d’une
question qui présente de l’analogie avec une autreque
nous avons étudiée plus haut. Cette différence entre
1 instruction des deux sexes a-t-elle une tendance à
disparaître, à s’accroître ou à rester stationnaire? Nous
ci oyons que la distance entre l’instruction des hommes
et celle des femmes est en train de décroître. Au pre¬
mier abord, les chiffres statistiques ne semblent pas-
favorables à cette opinion. En effet, en 1853 , sur
iOO mariages, il y avait 33,70 époux (hommes) et
•A75 épouses ne sachant pas signer leur nom :1e
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 153
chiffre des épouses illettrées se trouvait ainsi de
63 p. 100 supérieur au chiffre des maris illettrés.
D’après le document ministériel de 1867, il y aurait
eu dans les récentes années, sur 100 mariages, 25
époux (hommes) et 41 épouses ne pouvant signer
leur nom; le nombre des épouses illettrées reste en¬
core supérieur précisément de 63 p. 100 au nombre
des maris illettrés. La permanence de ce rapport, à
une distance de treize ans, a de quoi surprendre et
semble démontrer de la manière la plus catégorique
que, si l’ignorance des deux sexes décroît, elle décroît
d’une façon rigoureusement proportionnelle, si bien
que le rapport primitif reste fixe, soit environ 3 hommes
illettrés pour 5 femmes illettrées. Nous croyons ce¬
pendant que dans un avenir prochain l’instruction
élémentaire sera presque aussi répandue parmi les
femmes que parmi les hommes, et voici les raisons
de cette opinion. D’abord, il est un fait constant, c’est
que la différence dans l’instruction primaire des deux
sexes est beaucoup moins grande dans les villes que
dans les campagnes; or, la population urbaine
augmentant beaucoup plus que la population rurale,
il en résulte que, de ce chef, l’instruction primaire
tend à prendre le même niveau pour les deux sexes.
En second lieu, dans les campagnes même, la loi de
. 1867, qui oblige toute commune au-dessus de 500
âmes à avoir une école de filles, relèvera infiniment
l’instruction du sexe féminin. Déjà, avant l’existence
de cette loi bienfaisante, l’inspecteur d’académie de
154 LE TRAVAIL DES FEMMES
la Seine-Inférieure rendait compte en ces termes des
progrès opérés dans son département : « L’adminis¬
tration, disait-il, a pu jusqu’à ce jour, à force d’in¬
sistance, obtenir des écoles spéciales de filles delà
plupart des communes de plus de 800 âmes qui
n’avaient pas au moins des écoles libres de filles.Les
populations, qui paraissent généralement indifférentes
à ce sujet, parce qu’elles n’en comprennent pas assez
la portée, ne tardent pas à mieux en apprécier l’im¬
portance, dès que l’ouverture d’écoles spéciales leur
a permis de confier leurs filles à des femmes. Aussi
voit-on presque toujours les écoles de filles mieux fré¬
quentées que celles des garçons *. » En outre, la sta¬
tistique des cours d’adultes pour 1868 prouve que leur
nombre a, dans cette année, notablement augmenté
pour les femmes, tandis qu’il a légèrement diminué
pour les hommes. Tels sont les faits qui nous font
croire que la distance entre l’instruction primaire des
femmes et l’instruction primaire des hommes a une
tendance à diminuer.
Si maintenant nous comparons le degré d’instruc¬
tion des populations industrielles au degré d’instruc¬
tion des populations rurales, nous voyons que la supé¬
riorité est du côté de l’industrie, principalement en ce
qui concerne les femmes. Il est incontestable que les
ouvrières des villes sont en général plus instruites que
celles des campagnes. Dans le rapport officiel quipré-
1. État de l’instruction primaire en 1804, tome I or .
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 155
cède la statistique des cours d’adultes pour 1868, on
dénonce : «les préjugés qui ont fait regarder jusqu’ici,
dans les villages surtout , l’instruction de la femme
comme un danger. » D’un autre côté, si l’on étudie
attentivement, en les rapprochant, les deux tableaux
officiels des départements rangés d’après le nombre
des époux (hommes) qui ont pu signer leur acte de
mariage, puis d’après le nombre des épouses qui ont
donné la même preuve de notions scolaires, l’on voit
que tous les départements industriels sans exception
occupent un rang plus favorable encore sur le second
de ces tableaux que sur le premier, ce qui indique
d’une manière catégorique que l’instruction des fem¬
mes est plus prisée dans les départements industriels
que dans les départements agricoles. Le Haut-Rhin,
par exemple, qui est le huitième sur le tableau d’in¬
struction des hommes est le sixième sur le tableau d’in¬
struction des femmes; les Yosges, qui tiennent le
quatrième rang pour l’instruction des hommes, occu¬
pent le troisième pour l’instruction de l’autre sexe, et
de même pour tous les départements industriels sans
exception : ainsi la Somme, la Seine-Inférieure, le Pas-
de-Calais, le Nord, c'est-à-dire précisément les dépar¬
tements où les femmes sont le plus employées dans
l’industrie, occupent sur le tableau d’instruction des
femmes les vingt-septième, vingt-huitième, trentième
et quarante-deuxième rangs, tandis qu’ils n’ont res¬
pectivement que les numéros 31, 37, 42 et 53 pour
l’instruction des hommes. Il ne faudrait pas regarder
15G LE TRAVAIL DES FEMMES
ce fait remarquable et constant comme une fortuite
coïncidence.
A letranger, comme en France, l’instruction est
plus grande chez les populations industrielles que chez
les populationsagricoles.il nous suffirait pour le prou¬
ver de citer l’extrait suivant d'un mémoire de M.Edwin
Chadwick : « En Angleterre, dit ce zélé et distingué
moraliste *, j’espère que nous aurons bientôt un mil¬
lion d’enfants dans nos districts manufacturiers élevés
d’après le système du demi-temps [halftime j. Les
commissaires qui sont chargés d’examiner l’applica¬
tion de ce système à la population agricole sont effrayés
de l’encombrement de cette population dans un très-
grand nombre d’habitations rurales. Ils pensent que
l’entassement des deux sexes dans la même chambre
l’emporte sur tous les efforts qu’on peut faire pour
améliorer l’enseignement moral et intellectuel de celte
classe. » Ainsi se trouve affirmée par un des hommes
les plus compétents en ces matières l’infériorité, au
point de vue scolaire et même dans une certaine me¬
sure au point de vue moral et matériel, des ouvriers
des campagnes relativement aux ouvriers des villes.
En l’année 1867, sous les auspices du parlement, une
enquête minutieuse a été faite sur un mode spécial
d’organisation du travail agricole appelé « the agri-
cultural gangs » ; cette organisation, en vigueur dans
un certain nombre de comtés, a pour caractéristique
1. Séances et travaux de l’Académie des sciences morales
(octobre 1868).
157
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
le remplacement de la main-d’œuvre des hommes par
la main-d’œuvre des femmes et des enfants, surtout
des filles, pour la plupart des travaux des champs. Il a
a été constaté que ces jeunes ouvriers des agricultural
gangs, presque tous du sexe féminin, étaient d’une
complète ignorance et dans un état d’infériorité évi¬
dente relativement aux populations ouvrières des
usines. Le même abandon de l’école se rencontre dans
certaines campagnes de France, où les enfants des
deux sexes sont occupés de très bonne heure aux tra¬
vaux des champs. L’on trouve dans les Ouvriers des
deux mondes une monographie du paysan du Laon-
nais (tome IY), écrite par un instituteur et qui mérite
d’être étudiée à ce point de vue. La concentration
des travailleurs des deux sexes dans de vastes éta¬
blissements a, pour l’instruction populaire, trois
avantages principaux : d'abord elle permet l’inter¬
vention de la loi qui peut exiger avec efficacité un
certificat d’assiduité à l’école préalablement à l’entrée
des enfants dans une fabrique ; ensuite elle facilite
l organisation d’un système d’enseignement beaucoup
plus complet et moins coûteux pour les classes labo¬
rieuses; enfin elle rend possible une grande améliora¬
tion dans les procédés pédagogiques, grâce à laquelle
les élèves font beaucoup plus de progrès en bien
moins de temps. Les centres manufacturiers d’An¬
gleterre jouissent actuellement de ces trois avantages ;
aussi l'instruction des deux sexes, et spécialement celle
des femmes, y est-elle beaucoup plus grande que dans
158
LE TRAVAIL DES FEMMES
toute autre partie du royaume. Des lois récentes, qui
ont notablement perfectionné la législation antérieure,
ont rendu beaucoup plus rigoureuse et plus effective
la contrainte légale relativement aux études scolaires
des enfants employés dans les manufactures. Déjà,
d’ailleurs, l’on avait remarqué que dans les districts
industriels les enfants inscrits sur les registres des
écoles se montraient beaucoup plus assidus que dans
les districts ruraux. D’après un tableau emprunté à
l’enquête de 1861, l’assiduité des enfants à l’école at¬
teignait son maximum dans les villes manufacturières,
tandis qu’elle tombait à son minimum dans les comtés
de Devon, de Somerset et d’Hereford, lesquels sont
exclusivement voués à l’agriculture. Ainsi tous les
enfants employés dans les usines étant tenus à fré¬
quenter l’école, et cette fréqueutation, d’autre part,
étant devenue réelle par l’efficacité des règlements
récents, il est incontestable que la jeune population
ouvrière des manufactures, laquelle se compose de
filles pour la majeure partie, jouit en Angleterre
d’une instruction plus complète que la population
rurale. La population adulte des manufactures a aussi
plus de facilités pour entretenir ou développer son
instruction première, et tous nos renseignements
nous autorisent à penser qu’elle use de ces avantages.
A Manchester, par exemple, d’heureuses institutions
ont été fondées par les patrons et sont bien vues par
les ouvrières. Deux fonctionnaires de l’instruction pu¬
blique français, qui avaient reçu mission de faire un
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
159
rapport sur l’état de l’instruction des classes moyennes
en Angleterre s’expriment ainsi à ce sujet : « L’école
des filles qui forme la troisième section du Mechanics'
institute est très-appréciée à Manchester et elle exerce,
dit-on, une heureuse influence sur la condition mo¬
rale de la classe ouvrière. Ce que cette école offre de
plus intéressant, ce sont des cours spéciaux pendant
F après-midi à l’usage des personnes mariées auxquelles
les soins du ménage ne laissent qu’un temps limité
pour leur instruction. Beaucoup de grandes filles et
•de femmes viennent dans leurs moments libres de la
journée y recevoir l’enseignement élémentaire, qui
leur fait défaut, ainsi que des notions d’hygiène ou
d’économie domestique. Ces institutions complémen¬
taires de l’école des filles à Manchester ont eu un
grand retentissement en Angleterre et commencent à
être imitées 1 . » Enfin le perfectionnement des mé¬
thodes pédagogiques tient aussi une grande place dans
les progrès de l’instruction des ouvriers des manufac¬
tures anglaises. Le système du demi-temps , qui con¬
siste dans l’alternance du travail manuel et du travail
intellectuel, a produit les résultats les plus heureux et
est universellement prôné de l’autre côté de la Man¬
che. Lord Brougham, dans un discours comme prési¬
dent à la réunion de l’association anglaise pour l’avan¬
cement de la science sociale, déclarait que le système
du demi-temps d’école était dans la science pédago-
1. De l'enseignement des classes moyennes et des classes ouvrières
en Angleterre, par Marguerin et Mothéré, page 181.
160
LE TRAVAIL DES FEMMES
gique l’équivalent d’une découverte en mécanique,
et les hommes les plus expérimentés en ces matières,
M. Chadwick, le professeur Fawcett affirment qu’un
enfant élevé dans le système du halftime apprend et
retient plus en trois heures que les autres enfants en
six heures. Grâce à toutes ces circonstances, la con¬
trainte légale, le plus grand nombre d'établissements
d’éducation, le perfectionnement des méthodes péda¬
gogiques, l’on doit admettre que les ouvriers des ma¬
nufactures d’Angleterre — et les femmes comptent
pour les deux tiers panni eux — sont actuellement
doués de notions scolaires plus complètes que les
populations rurales environnantes.
Si de l’Angleterre nous passons à la Belgique,
nous voyons également que les manufactures ont un
résultat heureux sur l’instruction des classes pauvres.
Les deux Flandres étaient affligées d’un paupérisme
traditionnel qui avait ses racines dans l’ignorance et
l’oisiveté de la population. L’on eut l’heureuse idée
d’y instituer des écoles d’apprentissage pour le tissage,
où les filles principalement furent conviées. Les rap¬
ports officiels, publiés à Bruges en 1863, constatent
qu’un progrès remarquable s’est effectué par ce moyen
dans l’éducation et la moralisation des jeunes gens
des deux sexes appartenant à la classe ouvrière. «Les
élèves de ces ateliers, nous dit le rapport officiel, sont
astreints à fréquenter l’école ordinairement pendant
deux heures, et en même temps que l’apprenti y trouve
un délassement du travail, il y acquiert des connais-
ICI
AU DIX-NEUVIÈME SlÈC-ÈÈ.
sances d’application générale. L’expérience a prouvé
que l’introduction de l’enseignement littéraire et mo¬
ral s’acquiert avec la plus grande facilité dans ceux
des ateliers communaux où elle n’était pas en vogue,
et quelle produit un excellent effet sur le caractère et
les mœurs des jeunes travailleurs. On a même constaté
que dans l’espace de temps qu’on consacre journelle¬
ment à la connaissance de la lecture, de l’écriture et
des premiers éléments de calcul, les apprentis qui
fréquentent les ateliers apprennent presque aussi ra¬
pidement que les enfants qu’on oblige à rester toute
la journée à l’école. Cette remarque est d’accord avec
les observations recueillies en Angleterre sur le tra¬
vail à demi-temps *. » Ainsi en Belgique comme en
Angleterre, l’introduction de la grande industrie a eu
pour effet de perfectionner et de développer l’instruc¬
tion du personnel ouvrier : or, Comme ce sont surtout
les femmes qui recrutent les ateliers de tissage, ce
sont elles qui ont le plus participé à cette grande ex¬
tension de l’instruction.
Il en est de même en France malgré les mauvais
jours qui ont accompagné dans notre pays l’établis¬
sement des premières manufactures. De toutes parts
l’on a vu les grands industriels fonder et entretenir des
écoles, des asiles, des ouvroirs; l’on a vu les villes
manufacturières faire des sacrifices pour rendre l’en¬
seignement gratuit; la population a répondu, en
1. Rapport de la commission de l'enseignement technique. Notes,
page 125.
H.
162
LE TRAVAIL DES FEMMES
général, à ce louable empressement. Dans un rapport
présenté en 1861 par M. Charles Thierry Mieg à la
Société industrielle de Mulhouse, on ht les lignes sui¬
vantes : « La population ouvrière de Mulhouse se
recrute en grande partie dans les départements envi¬
ronnants et dans les campagnes jusqua cinquante
lieues à la ronde, et si les ouvriers nés à Mulhouse ou
les enfants des manufactures ont reçu, en général,
l’instruction primaire, il n’en est pas de même de ces
nouveaux venus. » Si dans un grand nombre de villes
industrielles on rencontre encore des traces d’igno¬
rance, ce n’est pas, d’ordinaire, dans la jeune popu¬
lation indigène, c’est dans les masses étrangères et
nomades, originaires de la campagne ; les rapports des
inspecteurs de l’instruction primaire pour le départe¬
ment du Nord ne laissent aucun doute à ce sujet. Dans
ses savantes études sur les populations industrielles,
M. Louis Reybaud, en mille endroits, rend justice
à l’instruction actuelle de nos ouvriers et de nos ou¬
vrières des manufactures. « A Reims, dit-il, il y apeu
de garçons, peu de jeunes filles de vingt ans qui ne
sachent lire et écrire. La seule contrainte exercée vient
des bureaux de bienfaisance et des sociétés chari¬
tables. Les secours n’y sont délivrés que sur la preuve
acquise que les enfants vont aux écoles. Les écoles
communales sont bien tenues et généreusement
dotées. Des locaux appropriés avec soin réunissent
5,000 élèves, les salles d’asile 2,000 enfants*. » A.
1. Reybaud. La Laine, page 155.
163
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
Mulhouse le même auteur loue spécialement les asiles
et les ouvroirs pour les filles : « Sur l’ensemble de la
génération qui arrive, dit-il, l’influence des salles
d’asile, des ouvroirs, des écoles de fabrique a été des
plus puissantes, et on peut sans illusion compter pour
l’avenir sur des éléments meilleurs que ceux qu’avait
légués le passé... Dans toute l’échelle de l’instruction
gratuite, Mulhouse a tenu à honneur qu’aucune faculté
intellectuelle ne restât en souffrance et que toute vo¬
cation pût aboutir 1 . » Mulhouse n’est pas en France
une ville complètement exceptionnelle ; si elle donne
l’exemple, on le suit en mille autres lieux. Toute
l’Alsace est remplie des mêmes institutions. Les villes
du Nord, aussi, quoique leur situation soit moins
favorable, ont suivi la même impulsion. « A Amiens,
dit M. Reybaud, Yiilermé constatait parmi les ouvriers
une proportion de 60 et 50 p. 100 d’illettrés dans la
période décennale de 1827 à 1836; cette proportion
est réduite à 30 p. 100, et comprend encore un con¬
tingent de la population recensée en 1836. Dans la
génération qui arrive, le nombre des illettrés est
presque insignifiant 2 . » Il en est ainsi à Roubaix,
d’après le même auteur. Dans le Midi, à Lodève, à
tarare, des efforts ont été faits dans le même sens et
non complètement dépourvus de succès. Des docu¬
ments et des renseignements plus récents nous con¬
firment l’exactitude de ces faits. D’après des notes
1. Id. Le Coton , pages 69 et 70.
2. Id. La Laine , page 244.
1G1 LE TRAVAIL DES FEMMES
communiquées par M. Jean Dollfus, I instruction des
femmes, qui a notablement progressé à Mulhouse, se
trouve presque au niveau de celle des hommes. Les
rapports des inspecteurs du département du Nord
nous apprennent que l’instruction y est assurée aux
enfants qui travaillent dans les ateliers, et dans les
mines par des classes spéciales et regrettent que les
exploitations agricoles et la fabrication des dentelles
de Bailleul échappent à ces bienfaisantes institutions 1 .
Le rapport qui précède la statistique des cours d'a¬
dultes pour 1868 constate que ces cours furent suivis à
Sedan par 300 femmes, parmi lesquelles S7 seulement
ne savaient ni lire ni écrire, les autres ayant à com¬
pléter leur éducation antérieure et beaucoup sachant
aujourd’hui, avec l’arithmétique et l’orthographe,
tenir une correspondance et une comptabilité simple
de commerce 2 . Tout homme, qui étudie conscien¬
cieusement l’époque présente, ne peut contester
cette assertion que par la création des écoles gra¬
tuites dans les usines ou à côté d’elles, par l’impulsioa
donnée à l’esprit de l’ouvrier, par l’essor imprimé à
toutes les oeuvres philanthropiques et charitables, la
grande industrie a merveilleusement servi à la pro¬
pagation de l’instruction primaire parmi la jeunesse
des deux sexes et spécialement parmi les femmes.
Est-ce à dire que les progrès accomplis doivent nous
1. Etat cle l'instruction primaire en 1864. Tome I. Département
du Nord.
2, Statistique des cours d’adultes pour 186S, page 17.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
faire fermer les yeux sur les lacunes encore présentes?
En aucune façon. Il n’est que trop vrai que la législa¬
tion mal appliquée jusqu’à ces dernières années sur
le travail des enfants, et que l’habitude parfois abusive
du travail de nuit a porté dans certains cas un préju¬
dice grave à l’instruction des jeunes ouvriers. Les rap¬
ports des inspecteurs de l’instruction publique con¬
statent ces faits à l’état d’exception pour quelques
départements dans les papeteries, par exemple, où
les jeunes filles sont employées en grand nombre,
l’abus du travail de nuit serait fréquent et constitue¬
rait un sérieux obstacle à l’éducation des enfants des
deux sexes 1 . Mais si regrettables que ces désordres
puissent paraître, il n’en est pas moins réel que
l’instruction scolaire des femmes de la classe labo¬
rieuse s’est notablement développée à l’ombre des
manufactures.
C’est surtout pour les enfants que ces bienfaisants
résultats se sont manifestés : les moyens d’instruction
pour les filles adultes et pour les femmes se sont
trouvés plus bornés. La cause en est à la répugnance
qu’éprouvent les familles à envoyer leurs filles aux
écoles du soir. Un important industriel d’Alsace,
M. Bourcart de Guebwiller, a présenté avec une grande
force les raisons de cette négligence. « En établissant
la bibliothèque et les cours de Guebwiller, dit-il, j’ai
en même temps commencé à faire donner un ensei¬
gnement aux jeunes filles. Le local que j’avais loué
1. Etal de l'instruction primaire, tome 1, page 273.
156 LE TRAVAIL DES FEMMES
pour les cours servait trois fois par semaine pour des
réunions de jeunes filles, et ce soir-là les jeunes gens
étaient exclus de l’établissement. On donnait aux
ouvrières des leçons de couture et, tandis qu’elles tra¬
vaillaient, on leur faisait des lectures intéressantes, ou
bien on leur donnait un enseignement élémentaire.
Ces cours ont duré pendant deux ans, mais au bout de
ce temps il a fallu cesser. Une jeune fille court tou¬
jours des risques à sortir de chez elle le soir sans être
accompagnée, et les parents ne peuvent pas toujours
conduire leurs filles et revenir les chercher. Cepen¬
dant il serait bien désirable que les filles pussent aussi
acquérir quelques connaissances de plus que celles
qu’elles rapportent des écoles 1 . » Le grand obstacle
à la fondation de cours pour les ouvrières adultes,
c’est donc l'impossibilité de réunir les ouvrières pen¬
dant le jour, où elles sont occupées dans les fabriques,
et les inconvénients moraux qu’il y aurait à les con¬
voquer dans la soirée. Pour parer à ces difficultés,
l’industriel de Guebwiller, dont nous venons d’invo¬
quer le témoignage, conseille de réduire la journée
de travail le samedi et de laisser ce jour-là l’après-
midi tout entière aux ouvrières, ainsi que c’est la cou¬
tume dans la Grande-Bretagne. M. Bourcart ré¬
clame même une loi dans ce sens. Malgré ces diffi-
1 . Enquête sur l’enseignement professionnel, tome I er , page 2-84.
Voir la même réflexion dans le rapport de la Commission de 1 en¬
seignement technique, page 171, et aussi dans le rapport sur la sta¬
tistique des cours d’adultes de 1868, page 18.
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 167
cultés qui entravent le développement de l’instruction
des femmes, il n’est pas téméraire d’affirmer que,
au point de vue des connaissances scolaires, les ou¬
vrières de nos fabriques sont bien supérieures aux
ouvrières agricoles et même, dans la plupart de nos
villes et la grande majorité de nos métiers, aux ou¬
vrières de la petite industrie.
Si l’on compare, en effet, l’état intellectuel des tisse»
rands à la mécanique à celui des tisserands à la main,
l’avantage des premiers est manifeste. Dans le tissage
à domicile, les journées sont infiniment plus longues,
ce qui prend à la fois sur les loisirs et aussi sur les
moyens d’instruction. En outre, les enfants travaillent
au foyer domestique bien avant d’être admis à tra¬
vailler dans les fabriques. L’on peut faire et l’on fait
bobiner, dévider, éplucher les matières textiles par
des enfants des deux sexes, âgés de cinq à six ans. Le
fait est fréquent : l’on peut même dire qu’il est gé¬
néral dans les pays où prévaut le tissage à la main.
L’on trouve, dans les Ouvriers des deux mondes une
intéressante monographie sur le tisserand de Sainte-
Mariè-aux-Mines. L’auteur, qui ne semble pas favo¬
rable à la grande industrie, constate cependant la
« fréquentation actuelle des écoles par les enfants
autrefois adonnés aux travaux de bobinage, qui se
font maintenant à la mécanique. » Partout les tisse¬
rands à la main et leurs familles donnent l’exemple
1. Ouvriers des deux mondes, tome IV, page 367.
1G8 LE TRAVAIL DES FEMMES
de l’ignorance. Dans son remarquable essai sur le
Paupérisme , M. Victor Modeste signale comme un fait
constant que « cette pauvre classe industrielle, si mi¬
sérablement rémunérée, est aussi celle qui écarte le
plus ses enfants de l’instruction primaire pour les
plonger dans tous les exc.ès du travail 1 . » Il y a plus
de vingt ans, la situation de ces mêmes ouvriers à la
main (, handloomweavers ), ruinés par les progrès de la
mécanique, attira l’attention du parlement anglais
qui ordonna une enquête. Le rapporteur, M. Nassau
Senior, économiste des plus éminents, dut mettre en
lumière l’état de complète ignorance où se trouvaient
ces pauvres tisserands à la main. Plus récemment,
dans une des dernières sessions de l’association an¬
glaise pour l’avancement des sciences sociales, un
homme de beaucoup d’expérience signalait les incon¬
vénients trop ignorés du travail en chambre [pieeeworh
System at home), comme conduisant les parents à
abuser des forces de leurs enfants en bas âge et à
priver ces pauvres petits êtres ( ihe little ones) à la
fois des heures d’école et des heures de récréation.
C’est un fait constant que dans les districts de laNor-
mandie et du Nord, où prévaut le travail à domicile,
l’on ne rencontre pas plus d’instruction que dans les
districts des mêmes contrées où le travail à la main est
établi. Fiers et Laigle ne l’emportent pas sur Elbeirf
ou Louviers : ip est de notoriété que Saint-Quentin
t. Modeste. Le paupérisme, page 139.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 169
ou Amiens ne peuvent être préférés à Sedan ou à
Roubaix.
Si nous passons aux industries exclusivement fémi¬
nines , la broderie et la dentelle, nous avons des
raisons de croire que dans la plupart des contrées les
ouvrières de ces élégants métiers sont inférieures en
instruction aux tisseuses à la mécanique. Dans sa mo¬
nographie de l’ouvrière des Yosges, M. Augustin
Cochin remarque que la « broderie attire, par l’appât
d’un salaire presque immédiat des enfants de dix à
douze ans, et que les filles sont ainsi éloignées de
l’école, tenues dans l’ignorance et incapables de rac¬
commoder ou de faire elles-mêmes leurs vêtements :
elles ne savent en général ni lire ni coudre *. » Nous
avons vu que dans un rapport officiel 2 les inspecteurs
du département du Nord se plaignent que l'instruction
assurée aux enfants qui travaillent dans les ateliers ou
dans les mines manque aux dentelières. Les nom¬
breuses femmes ou filles occupées dans l’industrie
de la soie sont aussi employées à un travail à la fois
précoce et prolongé, et si l’instruction pénètre parmi
elles, c’est depuis que le régime des manufactures a
modifié cette importante fabrication.
Ainsi, dans l’industrie à domicile, on peut consi¬
dérer que le fait général, c’est l’ignorance des femmes :
bobineuses, dévideuses, dentelières et brodeuses,
toutes également sont mises au travail presque au
1. Ouvriers des deux mondes ,.tome III, page 49.
2. État de l’instruction primaire en 1864, tome I er .
170 LE TRAVAIL DES FEMMES
sortir du berceau; toutes tiennent une aiguille, un
crochet, un rouet ou une navette dès que leurs mains
ont un peu de souplesse, dès que leur esprit est ca¬
pable d’un peu d’attention, « En hiver la neige, en été
le travail empêchent d’envoyer les enfants à l’école 1 . »
Que l’on compare à cette situation lamentable celle
des ouvrières de fabrique. Yoici, par exemple, la
grande usine de M. Dollfus à Dornach : elle occupe
plus de \ ,300 femmes. Prenons le plus mauvais atelier
de cette immense agglomération : l’atelier de filature;
il est composé en grande partie de femmes étrangères
au département, d’ouvrières nomades; néanmoins,
sur 543 femmes qu’il emploie, il n’y en a que 166 qui
ne sachent pas lire, soit 30 p. 100. L’atelier d’im¬
pression compte 364 femmes ou filles, parmi lesquelles
237 savent lire et écrire; mais vienne l’atelier de tis¬
sage, l’atelier féminin par excellence, sur 422 femmes
qui y trouvent de l’ouvrage, 59 seulement ne savent
pas lire, soit 13 p. 100 à peine; 53 savent lire sans
savoir écrire, soit 12 p. 100; les 310 autres, c’est-à-
dire 75 p. 100, savent à la fois lire et écrire 2 . Les
proportions seraient beaucoup plus favorables si
l’on ne tenait compte que des jeunes filles au-
dessous de 18 ans. Il faut remarquer aussi que l’im¬
mense majorité des femmes qui sont occupées en
Angleterre comme en France par la grande industrie
sont des tisseuses à la mécanique. Eh bien ! au point
t. Ouvriers des deux mondes, tome III, page 27.
2. Renseignements communiqués par M. Dollfus.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 171
de vue matériel leur salaire est élevé, au point de
vue intellectuel leur instruction est généralement
bonne.
Comparons maintenant le tissage à la mécanique
aux mille métiers divers qui occupent à Paris plus de
cent mille femmes. D’après l’enquête de 1860, la
moyenne générale des ouvrières sachant lire et écrire
serait de 87 p. 100. Cette proportion est plus favorable
que celle des tisseuses mécaniciennes occupées par
M. Dollfus, parmi lesquelles 75 p. 100 seulement ont
une instruction complète. Mais qui ne voit que, parmi
les ouvrières parisiennes, il y a mille professions élé¬
gantes, bien rémunérées, qui ont un personnel d’élite
et que l’on ne peut rapprocher sans injustice des
simples et vraiment plébéiennes ouvrières de Mul¬
house? Il faut mettre hors de compte toutes ces de¬
moiselles de boutique, ces dames de comptoir, ces
habiles fleuristes, ces artistes en modes, toute cette
aristocratie de nos métiers de luxe, qui est sortie d’un
autre milieu que les ouvrières des manufactures. Si
l’on descend dans le détail, l’on voit cent industries à
Paris même où l’instruction est moins générale que
dans nos ateliers de tissage mécanique. Déjà deux des
grandes divisions établies par l’enquête, le bâtiment
et la carrosserie, offrent une moyenne d’instruction
inférieure à celle des tisseuses de Mulhouse. Mais,
examinons de plus près. Parmi les femmes employées
chez les fruitiers, 75 p. 100 seulement savent lire et
écrire; près de la moitié de celles qu’occupent les
172 LE TRAVAIL DES FEMMES
nourrisseurs sont complètement illettrées; sur les
1,236 femmes qui servent chez les marchands de vins
864 seulement savent lire et écrire, ce qui laisse à
l’ignorance une proportion de 30 p. 100; chez les mi¬
roitiers, plus du tiers des ouvrières sont illettrées; les
marchands de papiers peints occupent 170 femmes,
sur lesquelles 70 seulement savent lire et écrire;
1,251 femmes ou filles travaillent pour les fabricants
de casquettes, 887 seulement sont lettrées; deux tiers
à peine des ouvrières en chaussons peuvent écrire et
lire; 771 femmes sont employées par les coupeurs et
les préparateurs de poils pour la chapellerie, les trois
cinquièmes seulement sont lettrées. La proportion est
la même pour les femmes qui travaillent chez les
fabricants de ouate ; près de la moitié des femmes qui
fabriquent les œillets métalliques, les amorces, les
porte-plumes, sont complètement ignorantes. Chez
les fabricants de bougies, de chandelles, de veilleuses,
chez les épurateurs d’huile et de graisse, la propor¬
tion des ouvrières illettrées varie du tiers à la moitié.
Elle est du tiers chez les fabricants de bâches et de
papiers cirés, des deux cinquièmes chez les fabricants
de carton en feuilles et chez les laveurs de chiffons ; elle
est de plus du tiers chez les mégissiers ; dans les équi¬
pements militaires, 928 ouvrières seulement savent
lire et écrire, 491 ne le savent pas; chez les fabricants
de boutons en corne, en os, en papier verni, plus de
25 p. 100 des ouvrières sontcomplétementignorantes;
enfin, dans trois des industries non classées, chez
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
les horticulteurs et chez les jardiniers, chez les ma¬
raîchers et chez les scieurs de long, on ne compte
que 158 femmes qui sachent lire et écrire, pen¬
dant que 163, c’est-à-dire plus de la moitié, sont dans
l’ignorance *. Ainsi, dans tous ces métiers, l’instruc¬
tion est, selon toute probabilité, moins répandue que
parmi les ouvrières de nos manufactures. Dira-t-on que
nous avons pris à dessein les métiers les plus bas et les
moins rémunérées? Sans doute. Mais croit-on que
les ouvrières de nos usines appartiennent à un milieu
social plus élevé que les pauvres femmes occupées dans
les états que nous venons d’énumérer? Tout con¬
court donc à prouver que l’instruction est encore
plus répandue dans nos établissements manufac¬
turiers que dans les ateliers domestiques, où bat un
métier criard et disloqué, et que dans ces chambres
étroites, dont les murs obscurs voient de pauvres
femmes et de chétifs enfants pousser l’aiguille avant
l’aube, pousser l’aiguille encore bien avant dans la
nuit.
L’instruction scolaire, nous l’avons dit, ne suffit
pas à la femme. Il lui faut encore des notions beau¬
coup plus variées et plus pratiques. Or, c’est un aveu
pénible à faire, le nombre des ouvrières qui savent
lire et écrire est encore plus grand, malgré les lacunes
constatées plus haut, que le nombre des ouvrières qui
1. Voir dans l’enquête de 1860, les industries 14, 17, 24, 52,
58, 60, 70, 73, 87, 108, 137, 169, 176, 180, 190, 195, 196,
225, 231, 248, 268, 270, 272.
174 LE TRAVAIL DES FEMMES
savent tenir propre leur intérieur, faire un bouillon
raccommoder des vêtements et surtout élever leurs
enfants d’une manière saine et efficace. On voit encore
le fait n’est que trop fréquent, des ouvrières user leur
linge jnsqu’à ce qu’il tombe en lambeaux et en pour¬
riture, parce quelles ne savent ni le laver ni le ra¬
piécer 1 . On en voit un grand nombre qui conduisent
leurs enfants à une mort prématurée en les bourrant
de soupe ou de viande. Tellement il est vrai que l’in¬
stinct, l’affection, l’amour, sont des sentiments stériles
quand ils ne sont pas guidés dans leur manifestation
extérieure par un enseignement substantiel. Si haute
que soit la rémunération extérieure de la famille, le
ménage est pauvre et misérable, parce que l’ordre et
le savoir-faire sont absents. La nourriture est mau¬
vaise, souvent nuisible, encore qu’elle soit coûteuse
et que l’ouvrier parfois fasse concurrence aux familles
opulentes pour les morceaux de choix sur le marché
et dans les boutiques des marchands ; les vêtements
sont malpropres et déchirés, encore qu’ils soientneufs
et chers ; l’enfant, enfin, est maladif, malingre, ra¬
chitique, encore que la mère l’affectionne et quelle
se soit efforcée de lui donner tous ses soins. En un
mot, un mélange incompréhensible de misère et de
luxe, une alliance contre nature de l’indigence et du
1. M. le docteur Kuborn, dans un rapport sur le travail des
femmes au fond des mines, cite le cas d’un mineur, auquel saienuM
aurait acheté dans une année vingt-cinq paires de bas, parce qu'elle
négligeait de les blanchir et de les raccommoder.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 175
superflu 1 , une disproportion choquante entre les dé¬
penses et les jouissances, tels sont les traits qui
frappent l’observateur dans la plupart de nos villes
ouvrières.
Le mal, heureusement, a une tendance à s’amoin¬
drir. Des progrès réels, considérables, ont été faits. Il
est profondément injuste de se reporter à trenle ans
en arrière et de donner le portrait d’une génération
qui n’est plus, comme la figure vivante de la popu¬
lation ouvrière actuelle. Les asiles, les écoles, les in¬
stitutions charitables, chrétiennes, philanthropiques,
les efforts des municipalités, des chefs d’industrie et
des différents cultes ont modifié dans un sens heu¬
reux les habitudes de nos populations. Les filles
apprennent à coudre, à ravauder, quelquefois à laver
et à blanchir le linge, dans les asiles et les écoles. Il
est des institutions plus perfectionnées où l’on a le
bon esprit de leur enseigner un peu la cuisine. Cer¬
tains industriels leur font faire des cours élémentaires
d’hygiène et d’économie domestique. Mais il faut du
temps pour que cette semence lève. Lord Russell dit
un jour qu’il fallait un quart de siècle pour faire en¬
trer une idée simple dans la tête du peuple anglais.
Plût à Dieu que la tête humaine ne fît pas une plus
longue résistance à la pénétration des idées saines et
1. M. Kuborn, dans son enquête sur les ouvrières des mines,
affirme avoir vu une famille de 0 personnes, gagnant ensemble
22 fr. par jour et n’ayant ni rideaux aux fenêtres, ni plats sur la
table, deux ou trois chaises seulement, de la paille pour toute couche,
Tout allait à la toilette.
176 LE TRAVAIL DES FEMMES
utiles! Quoi qu’il en soit, le progrès est notable et
n’échappe pas à l’observateur impartial. M. Louis
Reybaud dit des ménages d’ouvriers de Sedan : « Ce
qui frappe quand on y entre, c’est la propreté qui y
règne. Il y a peu de meubles et des meubles bien sim¬
ples, mais tous en bon état et soigneusement tenus;
les rideaux sont blancs ; les cuivres reluisent. Chez
les plus aisés, il y a un tapis sur le parquet, des es¬
tampes sur les murs représentant des sujets de guerre
ou de religion. On reconnaît dans ces détails un peuple
qui se respecte et a le sentiment de sa dignité. Dans
son intérieur, il ne souffre pas de désordre; au dehors,
il ne néglige jamais sa tenue. On ne saurait dire coin-.
ment la femme trouve le temps de tout faire, et pour¬
tant rien n’est en défaut. Presque toujours attachée
à une fabrique ou astreinte à un travail d’industrie,
elle n’a que les heures de relâche pour ranger le lo¬
gement, soigner les marmots et préparer les repas.
Elle suffît à tout et ne se lasse pas, et chaque jour re¬
nouvelle ce prodige d’activité '. » Et ce n’est pas seule¬
ment à Sedan que ce spectacle consolant repose les
yeux et l’esprit du moraliste. A Roubaix aussi, malgré
la présence de ces forts si tristement célèbres, où les
ouvriers nomades venant de Belgique cherchent seuls
un asile, M. Louis Reybaud remarque qu’en général
« les ouvriers se piquent de ne pas faire dans leurs
logements disparate avec les commerçants en détail
1. Reybaud. La Laine, page 93.
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 177
qui les entourent. Deux ou trois pièces suffisent aux
plus aisés d'entre eux. Le mobilier est en raison du
salaire et de la nature des habitudes. Quelques mé¬
nages y mettent une partie de leurs épargnes et font
d’un intérieur orné la première de leurs jouissances.
J’en ai vu qui allaient à la limite du luxe permis : des
pendules, des trumeaux, quelques chaises couvertes
en damas ‘. »
Les ouvrières de la grande industrie ne sont pas
d’ailleurs les seules qui ignorent la tenue du mé¬
nage et l’économie domestique. Le mal est beaucoup
plus général. C’est un préjugé trop répandu dans
notre pays que tous les vices qui affligent nos popu¬
lations ouvrières sont nés avec les manufactures.
L’attention des classes élevées et, spécialement, des
moralistes et des politiques n’a été attirée sur la vie
et les habitudes des ouvriers que par leur concen¬
tration dans les grands centres industriels. C’est alors
seulément que s’est révélé un ensemble de misères,
d’ignorance et de vices, dont personne jusque-là
n’avait l’idée. Cette apparition coïncidant avec l’éta¬
blissement des premières usines, on en a tiré la con¬
séquence erronée que les usines en étaient la seule ou
la principale cause. C’était un raisonnement sans base
suffisante et qui reposait sur le sophisme, qu’on
appelle en logique sophisme de concomitance. On ne
prenait même pas garde que ces populations si mal-
1. Reybaud. La Laine, page 210.
178 LE TRAVAIL DES FEMMES
heureuses, si dénuées de lumières, si dignes de pitié
n’appartenaient pas pour la plus grande partie aux
ateliers mécaniques et que la plupart, comme les
tisserands de la rue aux Étaques, à Lille, comme au¬
jourd’hui encore la majorité des ouvriers de Saint-
Quentin et d’Amiens, étaient des ouvriers à domicile.
Cette confusion était permise dans ce premier mo¬
ment de douloureux effarement que produisait la
découverte de ce mal social. Aujourd’hui, l’heure de
la réflexion et de la comparaison est venue; l’on peut
et l’on doit rectifier des idées qui non-seulement sont
erronées, mais qui sont injustes.
Les ouvrières à domicile sont affligées aussi de
l’ignorance que nous avons signalée chez les ouvrières
de fabrique en matière de tenue de ménage. « A
Amiens, dit M. Louis Reybaud, l’on commence à
prendre au sérieux la loi sur les logements insalubres ;
on a construit des quartiers nouveaux où ni l’air ni
l’espace ne manquent et où les loyers ne sont pas plus
chers que-dans les quartiers restés à l’état de déla¬
brement. Le plus grand ohstacle vient de la résistance
des populations : on les dirait incrustées sur les lieux,
où, de père en fils, elles ont coutume de vivre, et si
bien identifiées à ce cadre de misère quelles
n’éprouvent ni le désir ni la volonté de s’en détacher.
On ne peut pas dire pourtant que ce soit là une con¬
séquence de la désertion du domicile qu’impose l'ate¬
lier commun. Amiens n’est pas une ville de manu¬
factures mais une ville de fabriques. A peine pour le
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 179
velours d’Utrecht et les étoffes de coton est-on par¬
venu à fonder quelques établissements animés par des
moteurs à feu. Sur la masse des tissages, c’est un
nombre insignifiant : 600 ou 700 métiers tout au plus.
Le reste se fait sur rinstrument domestique, sous un
toit qui n’est jamais abandonné. Il m’a semblé curieux
de comparer pour la propreté et la tenue ces logements
constamment occupés avec ceux dont les locataires
s’éloignent pendant une portion de la journée, à raison
de la nature de leurs travaux. L’avantage était incon¬
testablement à ces derniers. Les logements des ou¬
vriers de l’atelier commun, libres de tout encombre¬
ment, m’ont paru avoir un meilleur aspect que ceux
des ouvriers dont le mobilier d’industrie dispute au
ménage une partie de l’espace*. » Les ouvrières des
industries exclusivement féminines manquent aussi
des connaissances nécessaires pour tenir leurs mé¬
nages et remplir leurs devoirs de mères de famille.
Nous avons vu que les brodeuses des Yosges « sont
incapables de raccommoder et de faire elles-mêmes
leurs vêtements; qu’elles ne savent, en général, ni
lire ni coudre. » On a même remarqué à leur endroit
un degré d’ignorance tout à fait spécial et qui mé¬
rite d’être mis en lumière : « Dans l’enquête de 1851,
on a signalé ce singulier fait : Dans un village d’un
des départements de l’est, les filles vont se faire coiffer
le matin chez un perruquier, ne sachant pas se coiffer
1. Reybaud, La Laine, page 238.
LE TRAVAIL DES FEMMES
elles-mêmes » Il s’agit là de brodeuses et non d’ou¬
vrières de filature ou de tissage. Différentes enquêtes
anglaises ont constaté que les jeunes filles occupées
dans la broderie ne savent ni faire un point, ni pré¬
parer un bouillon, ni tenir leur ménage 1 2 . L’ignorance
de la couture est d’ailleurs fort commune, même chez
les ouvrières des grandes villes où ne se rencontrent pas
de manufactures, L'association anglaise, pour l’avan¬
cement de la science sociale, s’est beaucoup occupée
de la question du travail des femmes. Dans une de
ses dernières sessions, on lui communiqua un fort
intéressant mémoire sur la condition des ouvrières
à Dublin : on y disait qu’un très-grand nombre de
femmes en quête d’emploi ne savaient même pas
tenir une aiguille. Le même fait est signalé plusieurs
fois pour l’Allemagne dans le recueil périodique in¬
titulé : « N eue Bahnen , » organe de l’émancipation
des femmes. Enfin, il paraît que dans nos campagnes
même, l’instruction de la femme pour la tenue de
maison est également défectueuse. L’auteur d’une
monographie sur le vigneron de l’Aunis, dans les
Ouvriers des deux mondes , constate que « l'instruc¬
tion sur l’économie domestique manque dans la fa¬
mille et qu’il serait utile de créer des écoles de
ménagères. » S’il faut en croire une très-intéressante
étude du même recueil sur le paysan du Laonnais,
1. Ouvriers des deux mondes, tome III, la brodeuse des Yosgesi
Notes.
2. Voir l’enquête de 1843, pages 124 et suivantes.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 181
les enfants des ouvriers agricoles dans ces campagnes
seraient aussi mal élevés, aussi mal nourris, aussi
absurdement soignés que dans les familles des ou¬
vriers de manufacture.
Ce qui résulte des considérations qui précèdent,
c’est que, non-seulement dans les villes manufactu¬
rières, mais partout en France, les ouvrières sont aussi
dépourvues de notions de ménage que de notions
scolaires; il y en a encore plus qui ne savent pas cou¬
dre, ni faire la cuisinela plus simple, ni ordonner leur
intérieur, ni élever leurs enfants d’une manière hygié¬
nique qu’il n’y en a d’illettrées. Contre cette situation
il est urgent de réagir avec énergie. Il y a déjà près
de trente ans, M. Michel Chevalier s’étonnait qu’on ne
songeât pas adonner aux populations dans les écoles
un enseignement d’économie domestique, d’hygiène,
de vie pratique. L’éducation, qui est Fart des bonnes
habitudes, ne peut pour le peuple être séparée de
l’instruction. On commence à s’en apercevoir. L’État,
les municipalités, les chefs d’industrie, les sociétés
privées se sont mis à rivaliser d’activité et de zèle pour
lutter, non-seulement contre l’ignorance scolaire,
mais contre ce fléau plus grand encore, l’ignorance
de la vie pratique, le défaut absolu des notions les
plus simples et les plus usuelles, l’incapacité de diriger
d’une manière rationnelle et efficace les choses de la
maison et de la famille.
1. Ouvriers des deux mondes, tome III, page 246.
2. Ibid., tome IV.
46
LE TRAVAIL DES FEMMES
Pour clore ce chapitre sur l’état intellectuel de nos
ouvrières, il nous reste à dire quelques mots de l’in¬
fluence que les divers modes d’industrie exercent sur
l’intelligence de lafemme. Que le travail àla mécanique
et l’excessive division des tâches ait pour effet de dégra¬
der et d’abétir l’ouvrier, c’était, il y a quelques années,
une sorte d’axiôme admis avec empressement par une
certaine école de publicistes et accepté sans trop de
contrôle par le grand public. Il y avait dans cette
opinion beaucoup de légèreté ou beaucoup de parti
pris. Plus de réflexions et d’études, une connaissance
plus approfondie des choses de l’industrie ont com¬
mencé à dissiper chez les hommes judicieux ces
préventions d’un autre âge.
En considérant attentivement les conditions véri¬
tables du travail dans les différents corps d’état, il est
facile de constater que les occupations de la grande
Industrie n’ont en elles-mêmes rien qui dégrade ou
affaiblisse l’esprit du travailleur. Il faut d’abord se
débarrasser de tous les oripeaux classiques, qui nous
font voir à travers un masque trompeur certaines
occupations spécialement chéries des poètes. Croire
que le berger qui passe des années entières dans ,1a
compagnie de ses moutons, sevré de tout commerce
avec ses semblables, ou que la pastoure qui conduit
et surveille éternellement des bêtes chétives paissant
de maigres biens communaux, et qui n’interrompt
cette tâche monotone que pour ramasser des ordures
sur les routes, charrier les fagots sur ses épaules dans
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
les montagnes ou haler des bateaux sur les rivières ;
croire que ces deux pauvres créatures humaines sont
celles qui vivent le plus conformément à la loi de na¬
ture, celles dont l’intelligence est le plus élevée et
. l’ame le plus portée aux sereines contemplations, c’est
prendre des fictions pour des réalités. Loin de nous
de traiter légèrement la vie de la campagne et de par¬
ler mal du cultivateur, dont l’esprit est rempli par
les mille soucis et les mille détails d’une exploitation
agricole ; loin de nous de décrier la fermière aux occu¬
pations variées, qui a son bétail, sa laiterie, son jardin
à soigner tour à tour ; il y a là une activité non-seule¬
ment féconde, mais intelligente, qui meuble l’esprit
de notions utiles, qui exerce et développe les facultés
cérébrales. Mais il le faut reconnaître, il y a dans le
travail des champs, pour les femmes comme pour les
hommes, des rôles sacrifiés où l’esprit se resserre et
s’immobilise, ou tout développement intérieur cesse,
où le ressort mental s’arrête et se brise. Dans l’enquête
de 1861 sur l’instruction primaire en Angleterre, un
déposant décrivait comme il suit l’état d’une notable
partie de la jeunesse des deux sexes dans les cam¬
pagnes : «Un long et stérile intervalle sépare le temps
où l’enfant quitte l’école et celui où l’on peut dire que
commence son éducation professionnelle. Il va dans
les champs dès l’aurore pour éloigner les oiseaux des
moissons qui grandissent et y reste tout le long'du
jour jusqu’au coucher du soleil, ou bien encore il
conduit des porcs et des oies, ou il garde des vaches
181
LE TRAVAIL DES FEMMES
et des moutons. Ainsi occupé, c’est toujours le même
horizon qu’il contemple, toujours la même troupe de
moineaux qu’il écarte, toujours les mêmes champs
qu’il traverse; il s’appuie chaque jour contre la même
barrière ou s’assoit chaque jour au pied de la même
haie, et cela pendant des mois, pendant des années
peut-être. La stagnation intellectuelle d’une pareille
vie ronge l’âme de l’enfant. J’ai souvent appris de
ceux qui ont voulu étudier ces existences, quelle
effrayante torpeur finit par envahir l’esprit de l’enfant,
quel nuage lugubre s’étend sur tout son moral, com¬
ment en quelques mois il perd jusqu’à la moindre
trace des connaissances acquises à l’école, à l’excep¬
tion peut-être de ce qu’elles ont de plus matériel et de
plus mécanique. » L’enquête de 1867 sur les agri-
cultural gangs nous fait en vingt endroits une des¬
cription plus frappante encore de l’abaissement
intellectuel de ces milliers de jeunes ouvrières occu¬
pées aux travaux des champs dans les comtés de l’est
de la Grande-Bretagne.
Croit-on que la petite industrie ait toujours des
occupations plus élevées ? En quoi le bobinage à la
main est-il plus intellectuel que le bobinage à la mé¬
canique? N’en est-il pas de même du dévidage et du
tissage aussi? Que penser de ces pauvres jeunes filles
assises tout le long du jour près du métier du tisseur
en châles, occupées à lancer et relancer la navette, et
cela non pas douze heures mais quelquefois quatorze
ou quinze heures par journée? Ignore-t-on que dans
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 185
la petite industrie il y a des femmes qui sont occupées
pendant des mois et des années entières à coller des
morceaux de papier de diverses couleurs sur des com¬
modes en miniatures? Si l’on voulait descendre dans
le secret de toutes ces existences obscures, ne trou¬
verait-on pas presque toujours pour chacune d’elles la
même tâche monotone, tâche qui ne demande que des
mouvements d’habitude et une sorte d’attention méca¬
nique ? Est-ce qu’il n’y a pas des milliers de lingères
qui n’ont jamais eu d’autre occupation que de faire
les plis des devants de chemises, opération toujours
semblable à elle-même. Est-ce que les ouvrières
qui cousent les gants sont les mêmes que celles qui les
coupent ou que celles qui les ourlent? Est-ce que la
division du travailla plus extrême ne prévaut pas dans
la petite industrie? Bans la broderie, les ouvrières
qui font les trous sont-elles toujours les mêmes que
celles qui font les finissions ou que celles qui tracent
les dessins ? Et dans le seul travail des finissions , n’y
a-t-il pas trois catégories différentes d’ouvrières, les
unes ayant pour spécialité de faire ce que l’on appelle
le feston, d’autres le saô/e, d’autres encore le/owr .''Est-
ce que cette merveilleuse dentelle, le point d’Alençon,
ne passe pas par les mains d’un grand nombre d’ou¬
vrières, dont chacune a sa spécialité rigoureuse? La
division du travail se trouve donc dans la petite in¬
dustrie comme dans la grande. Les seules différences
qu’il y ait entre la tisseuse à la mécanique et les ou¬
vrières que nous venons de nommer, c’est d’abord
LE TRAVAIL DES FEMMES
què le travail de la première est moins long, c’est en¬
suite qu’elle a besoin d’une attention plus soutenue,
d’un exercice plus grand de sa volonté pour constater
à la loupe et éviter les défauts dans le tissu, pour
prévenir ou. réparer les fautes, pour faire bien et
promptement sa tâche. L’uniformité du travail n’a
rien, d’ailleurs, qui resserre et étouffe l’esprit; quand
la tâche n’est pas trop prolongée, elle le repose, au
contraire, le seconde en n’exigeant qu’une atten¬
tion mécanique, elle lui permet les réflexions et les
méditations étrangères. C’est ainsi que, en tour¬
nant sa meule de verrier et en gagnant laborieuse¬
ment sa vie par ce travail monotone, Spinosa a pu
inventer un système philosophique qui, malgré ses
erreurs, est une des merveilles de l’esprit humain
C’est ainsi que, d’autre part, dans le cercle de l’ac¬
tivité pratique, tant d’ouvriers élevés dans les fila¬
tures ou les tissages sont devenus soit des inventeurs,
soit de riches industriels’, soit des philanthropes
éclairés.
Nous avons terminé l’examen de l’état intellectuel
des ouvrières employées dans la grande et dans la
petite industrie. Au point de vue des notions scolaires,
à celui surtout de l’instruction domestique et ména¬
gère, nous avons eu à signaler et à regretter bien des
lacunes. Mais, d’un autre côté, nous avons fait preuve
de justice en mettant en lumière les progrès effectués :
œuvre d’utilité en même temps, car la critique
s’émousse et perd sa force, quand elle ne sait pas à
187
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
propos admettre l’éloge après le blâme et reconnaître
les améliorations, tout en constatant les imperfections.
Ces imperfections, par quelle voie les peut-on com¬
bler? C’est ce qui va faire l’objet de nos recherches
dans les autres parties de cet ouvrage.
DEUXIÈME PARTIE
DE L’INTERVENTION DE LA LOI POUR PROHIBER ET
RÉGLEMENTER LE TRAVAIL DES FEMMES DANS L'INDUSTRIE
CHAPITRE 1
Discussion des principes au nom desquels l’État peut intervenir
dans les conventions conclues entre personnes majeures.
A la vue des misères que, malgré les progrès ré¬
cents, l’on constate encore dans la situation matérielle
et morale des ouvrières, le philanthrope se sent porté
à chercher des remèdes qui soient à la fois efficaces
et conformes à la justice.
Les esprits absolus, qui sont impatients des résul¬
tats progressifs et lents, et qui, par nature le plus
souvent, quelquefois par réflexion, ont une préfé¬
rence marquée pour les remèdes radicaux et les
brusques changements, croient avoir entrevu pour
relever le sort de l’ouvrière une mesure souveraine et
irrésistible : l’intervention de l’État, la contrainte
légale. Soit qu’ils aillent jusqu’à l’opinion la plus ex¬
trême et qu’ils sollicitent des pouvoirs publics de
prohiber d’un trait de plume le travail des femmes
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 183
dans les ateliers, soit que, gardant encore dans leur
audace une sorte de retenue, ils ne réclament qu’une
réglementation et non une prohibition complète, ils
ont une foi infaillible dans la justice et dans l’efficacité
des mesures qu’ils implorent. Assurément, il serait
commode que quelques lignes inscrites sur un bout
de papier, et contresignées des noms de quelques mi¬
nistres, eussent le pouvoir presque surnaturel de
guérir en un instant et pour toujours une-plaie sociale
invétérée. On ne comprendrait pas comment une so¬
ciété pourrait se refuser à l’application d’un remède
aussi facile et aussi prompt. Et cependant, la géné¬
ralité des esprits pratiques et réfléchis, ayant la con¬
naissance des conditions inhérentes à la nature hu¬
maine et de la complexité des phénomènes sociaux,
non seulement doutent de l’efficacité de ces remèdes
radicaux et violents, mais sont portés aussi à protes¬
ter contre leur application au nom de la justice et des
principes supérieurs quq régissent les rapports de la
société et des individus.
Prohiber le travail des femmes dans les ateliers en
général ou dans certaines industries en particulier,
c’est, évidemment, porter une atteinte à la liberté
humaine, et l’on ne peut soutenir cette opinion
qu’en prétendant que la femme est toujours un être
incomplet, qui ne peut et ne doit pas avoir la libre
disposition de lui-même, une mineure d’une espèce
spéciale, puisque pour elle la minorité durerait toute
la vie. C’est en même temps revendiquer pour l’État
LE TRAVAIL DES FEMMES
190
une responsabilité immense, c’est accroître ses obli¬
gations d’une manière presque infinie, et lui imposer
des devoirs dont nous ne croyons pas qu’on ait assez
mesuré l’étendue et l’importance.
Voyons d’abord comment les partisans de l’inter¬
vention de l’État dans le travail des femmes justifient
leur opinion : nous aurons ensuite à discuter leurs
arguments et à montrer jusqu’où, logiquement, ils
devraient conduire. « Il est du devoir de la famille et
de la société, écrivait il y a trois ans dans un rapport
académique le docteur Kuborn, de favoriser chez
chacun et de n’entraver chez personne les saines
aptitudes physiques ou morales. La femme a été
créée pour être mère, son devoir l’appelle au foyer do¬
mestique. Les travaux qui l’en éloignent et qui, par
leur caractère, s’opposent à son développement doi¬
vent lui être interdits. » Au nom de ces principes, le
docteur Kuborn réclamait que l’État défendit aux
femmes de s’employer dans les travaux souterrains
des mines et houillères. Partant du même point,
mais allant plus loin sur la même route, un autre méde¬
cin belge, le docteur H.-L. Lefèvre s’exprimait en ces
termes : « Des mesures partielles seraient sans aucune
efficacité, car si on se borne à interdire certains éta¬
blissements aux femmes, l ’amour du gain qui les
distingue les fera refluer dans un temps donné vers
les ateliers qui leur resteront ouverts. Il n’y aura
point de société bien organisée aussi longtemps que
les femmes et les filles, trop faibles par elles-mêmes
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 191
et qui ont besoin de la protection des hommes, joui¬
ront de la liberté pleine et entière de se livrer à toutes
sortes de travaux. Elles doivent être assimilées à des
mineurs. » Beaucoup plus logiques que les médecins,
les ouvriers ont réclamé à diverses reprises l’appli¬
cation complète des mêmes principes. L’on a vu dans
un manifeste public les typographes de Bruxelles, au
nom deTaxiome «la femme dans son ménage », pro¬
tester solennellement « devant l’Europe typogra¬
phique » contre un système qui tendrait à « avilir »
la femme en «l’assujettissant au métier de composi¬
trice. » Les tisseurs en châles de Paris ont fait la
même démonstration : un publiciste ouvrier, remar¬
quable parla netteté de son talent et sa parfaite con¬
naissance du peuple parisien, M. Corbon, dans son
plus intéressant ouvrage, Le secret du peuple de Paris,
a défendu la même théorie. Il y a quatre ans, lors¬
que les premières réunions publiques non autorisées
s’ouvrirent au "Vaux-Hall sur la question du travail des
femmes, des orateurs nombreux développèrent ex
cathedra les mêmes idées, et plusieurs d’entre eux
conclurent à l’intervention de l’État pour défendre
aux femmes, non plus seulement le travail souterrain
des mines et des houillères, non plus seulement le
travail de la grande industrie qui emploie des mo¬
teurs hydrauliques ou à feu, mais d’une manière gé¬
nérale toute espèce de travail en atelier. Dans l’une
des dernières sessions de la Société anglaise pour
l’avancement delà science sociale, quelques membres
192 LE TRAVAIL DES FEMMES
s’approchèrent de ces idées, s’ils ne s’y rangèrent
pas d’une manière explicite : et plus d’un souhaita
que le Parlement intervînt pour réglementer d’une
manière rigoureuse le travail des ^couturières, des
modistes, des lingères. Allant encore plus loin, quel¬
ques esprits pleins de respect et même d’idolâtrie pour
la femme idéale de leurs rêves ont émis l’opinion que
toute occupation mercenaire devait être interdite à la
femme, s’appuyant toujours sur le même priucipe
que « dans une société bien organisée, le travail de
l’homme doit nécessairement nourrir toute la fa¬
mille. »
Tel est le développement naturel et régulier de la
théorie, qui veut faire intervenir l’État dans le travail
des femmes. Il importe peu que les partisans de cette
idée essayent de s’arrêter à tel ou tel degré sur la
pente où ils se sont portés. Le point de départ est le
même et une sorte de nécessité logique contraint à
parcourir toute la route celui qui y a fait les premiers
pas. Examinons un à un les principes sur lesquels
cette théorie repose : ils sont au nombre de trois. Le
premier se trouve compris tout entier dans cette for¬
mule de société bien organisée ; ces mots, si vagues
et si élastiques qu’ils paraissent, ont une portée pré¬
cise et un sens caché qu’il est aisé de mettre au jour.
Employer une pareille expression, c’est nier que la
société soit un être complet, spontané, indépendant,
produit et résultante de l’action des forces indivi¬
duelles, ayant en soi son propre moteur et sa loi de
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 193
développement ; c’est regarder, au contraire, 1 so¬
ciété comme un corps passif, ayant en soi et en de¬
hors d’elle un régulateur, un organisateur suprême ;
c’est en faire une sorte de substance malléable, inerte,
qui peut prendre toutes les formes qu’un agent ex¬
terne lui veut imposer ; c’est, en un mot, remettre à
une puissance et à une intelligence supérieure à la
société, le soin de la faire plier, de la pétrir, de la
constituer selon ses vues et ses conceptions particu¬
lières: or, dans le système que nous examinons, cette
force extérieure à la société et qui se trouverait om¬
nipotente et omnisciente, ce serait l’État.
' Le second principe de la théorie que nous criti¬
quons, c’est que l’unité primaire dans l’état social,
l’élément rudimentaire, ce n’est plus l’individu, c’est"
la famille. La famille forme un tout, en dehors du¬
quel les individus ne comptent pas; dans lafamille cha-,
que être a un mode spécial d’activité, et il appartient à
la puissance qui a charge de régulariser la société
de veiller à ce que chaque membre de la famille
remplisse fidèlement et uniquement son rôle, de faire
que la femme ne puisse manquer à ses devoirs do¬
mestiques et que l’homme gagne à lui seul une ré¬
munération suffisante pour nourrir tous les siens.
Enfin, le troisième principe, qui appartient à l’or¬
dre économique, c’est que le travail des femmes fait
une concurrence préjudiciable au travail des hommes,
qu’il abaisse le taux de la rétribution masculine, que
par lui les salaires sont dépréciés ; si bien que cet élé-
M
194 LE TRAVAIL LES FEMMES
ment primaire du corps social, la famille, n’a pas des
ressources plus abondantes quand la femme travaille
au dehors qu’elle n’en aurait si l’homme seul était
autorisé à pourvoir aux besoins communs.
Telle est l’analyse exacte des principes sur lesquels
repose la théorie de l’intervention de l’État dans le
travail des femmes. Il se peut que tous les partisans
de cette opinion n’aient pas assez de courage et de
logique pour défendre les idées que nous venons d’ex¬
poser, ainsi disséquées et tirées au clair. Il n’est que
trop commun de voir la plupart des hommes ne se
rendre pas un compte exact des véritables principes
dont découlent les théories qu’ils soutiennent, non
plus que des véritables conséquences auxquelles elles
conduisent. L’on s’éprend d’un système par un sim¬
ple mouvement instinctif ; on lui donne une adhésion
purement affective ; l’on néglige d’en faire un exa¬
men rationnel et réfléchi : mais n’importe ! il ü’est
pas un partisan de l’intervention de l’État, dans le tra¬
vail des femmes, qui ne proclame d’une manière
plus ou moins déguisée et plus ou moins consciente
que l’État a charge d’âmes, et qu’il a mission d’ordon¬
ner, de régulariser, de pétrir, en quelque façon, la
société humaine; que, d’un autre côté, l’individu
doit être rigoureusement subordonné à la famille et
ne doit être regardé par l’Etat que sous le point de
vue de ses relations familiales; et que, enfin, si l’on
prohibait ou si l’on restreignait le travail des femmes
au dehors, l’on relèverait le salaire des hommes.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 195
Toutes ces idées, nous les croyons, quant à nous,
aussi erronées que dangereuses.
C’est d’abord une notion fausse que l’État ait pour
but de constituer et de régulariser la société suivant
un plan idéal. L’État n'est pas un être supérieur, ex¬
tra-social, qui soit naturellement omniscient et om¬
nipotent. Bien loin d’être au-dessus de la société,
l’État en est le produit, la délégation, le mandataire.
Loin d’être infaillible, il est d’une faillibilité si fré¬
quente et si dangereuse, qu’il importe de prendre les
plus nombreuses précautions contre ses écarts et ses
envahissements. Loin encore d’avoir une tâche infi¬
nie, l’État a des fonctions limitées, spéciales, nette¬
ment tracées par le droit naturel et qui le deviennent
encore plus dans le droit positif. Ces fonctions, ce sont
uniquement celles qui seraient mal remplies par les
individus eux-mêmes. Sur les individus, l’État n’a
que des droits bornés ; son rôle relativement à eux
est presque uniquement' négatif : il ne peut leur
imposer les idées ou les mœurs qu’il affectionne ; il
ne peut les contraindre aux pratiques qu’il juge les
meilleures et les plus rationnelles; il ne peut les for¬
cer à mener la vie qui lui semble la plus sage, la plus
juste ou la plus saine. Ses attributions s’arrêtent au
sanctuaire de la volonté humaine, et il n’a le droit
d’intervenir que si celte volonté déréglée, se livrant à
des écarts contre-nature, empiète sur les volontés si¬
milaires et les met en péril. Ainsi, l’État n’a pas pour
mission de faire régner la vertu, la sagesse ou la
19G
LE TRAVAIL DES FEMMES
santé. Toute tentative en ce sens est une usurpation
dangereuse, qui peut et doit logiquement conduire
aux plus violents excès. L’État n’a pas charge d’âmes.
C’est sur les choses spécialement, presque uniquement,
que s.on action doit s’exercer : écarter les obstacles
physiques trop puissants pour que les efforts indivi¬
duels en puissent triompher, faire régner le bon or¬
dre dans les choses d’usage commun, prévenir les
perturbations matérielles, tel doit être essentiellement
le rôle de l’État. Si quelquefois il en sort dans l’ordre
intellectuel et moral, ce doit être avec une circon¬
spection scrupuleuse et un profond respect de la li¬
berté individuelle. Cette liberté individuelle inviolable
emporte pour chacun le droit d’agir à sa guise, de
travailler à son caprice, de faire de ses bras et de son
intelligence n’importe quel usage, fût-il nuisible.
L’on aurait beau prétendre que cet usage pernicieux
de la liberté individuelle, s’il est fait à la fois par tous
les individus ou par une certaine classe d’entre eux,
porte un détriment à la société entière: n’importe!
l’État n’a jamais le droit d’intervenir, toutes les fois
que l’individu est resté dans son domaine en usant
de sa liberté propre et qu’il n’a pas directement et
ouvertement violé la liberté d’autrui.
En dehors de cette conception du rôle de l’État il
n’est aucune doctrine consistante, aucune théorie
qui ne soit glissante et dangereuse : tout empié¬
tement de l’État au delà de ces limites amène néces¬
sairement des empiétements ultérieurs; il devient
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 197
impossible de fixer un point d’arrêt. C’est en vain
que, par des analogies fallacieuses ou de captieuses
métaphores, l’on s’efforce de légitimer l’action de
l’État en dehors de ce domaine réservé et nettement
circonscrit. «Le travail, étant une propriété, relève
de la loi, et vous ne trouverez nulle propriété que le
législateur n’ait soumise à des restrictions : » ainsi
parlait il y a trois ans au Parlement belge un éloquent
député, M. d’Elhoungne. C’était faire une double con¬
fusion. « De ce qu’on peut réglementer la propriété
des choses, répliquait avec raison le chef du minis¬
tère belge, M. Frère Orban, peut-on conclure qu’on
peut réglementer la propriété de l’homme, le travail?
Autant dire que puisqu’on peut abattre des bœufs,
l’on doit pouvoir abattre des hommes. La liberté de
l’homme est soustraite à la réglementation. » La ré¬
ponse du ministre belge était incomplète. La régle¬
mentation même de la propriété des choses n'est pas
arbitraire, et l’État ne peut avoir en cette matière
pleins pouvoirs; car l’État ne crée pas, il reconnaît,
il consacre seulement le droit de propriété. Il ne peut
donc jamais le supprimer, il ne peut jamais lui por¬
ter atteinte ; il peut le définir, il ne peut le limiter ;
et alors qu’une utilité évidente, reconnue de tous,
solennellement constatée, exige que telle chose ap¬
partenant à un particulier soit affectée à un service
public, le droit de propriété, même dans ce cas, n’est
pas détruit ; il est transformé par l’indemnité préa¬
lable payée au propriétaire, il change d’objet sans
198
LE TRAVAIL DES FEMMES
cesser d’être, il porte sur un équivalent. Mais de
croire qu’il soit permis à l’État de supprimer la pro¬
priété des choses ou de la réduire, de faire par une
simple loi que telle catégorie de propriété disparaisse,
c’est ce qui est impossible dans un pays civilisé,
ayant la connaissance et le respect du droit naturel,
seule base véritable du droit positif. Sans doute, il y
a eu dans le passé des temps mauvais et obscurs, où
ces principes étaient mal connus et quotidienne¬
ment violés. La propriété des choses n’a pas été plus
respectée que la propriété primordiale, sacro-sainte, le
travail. On a connu la conquête, comme on a connu
l’esclavage; l’on a connu les confiscations, comme le
servage ; l’on a regardé longtemps le droit de possé¬
der et le droit de travailler comme des droits régaliens.
Mais ces temps d’ignorance sont passés. Aujourd’hui,
s’il est un principe qui est la base de notre législation,
c’est que la propriété privée est inviolable, même
pour l’État, et que, d’un autre côté, la première de
toutes les propriétés c’est le droit de travailler libre¬
ment. Or, s’il peut arriver que, dans quelques cas
rares, il soit d’une nécessité rigoureuse d’exproprier
un particulier de la chose qui lui appartient, c’est-à-
dire non pas de détruire son droit de propriété, mais
seulement, sans l’amoindrir en lui-mêmej de chan¬
ger l’objet sur lequel il porte; dans aucune circon¬
stance il ne ne peut être nécessaire, utile ou même
possible d’exproprier un individu du gouvernement
de sa volonté, c’est-à-dire de sa liberté individuelle,
AU DIX-NEUVIÈME. SIECLE. 199
de son droit de travailler à sa guise car, il y a des
équivalents pour la propriété des choses, mais il ne
saurait y avoir d’équivalent à la liberté humaine, et
une réglementation qui prohiberait ou réduirait pour
tels individus ou telle catégorie d’individus le droit
de travailler, ce serait une expropriation sans indem¬
nité, ce serait une véritable confiscation. Ainsi, l’État
sortirait de ses limites naturelles et légitimes, il ou¬
trepasserait son droit et violerait ses devoirs en inter¬
disant à une classe quelconque d’individus une cate¬
gorie quelconque de travail.
« Mais, nous dit-on, ce n’est pas l’individu, c’est la
famille, qui est la véritable unité sociale; c’est elle
surtout qu’il faut considérer. Or, dans la famille, c’est
à l’homme, être fort, qu’il appartient de pourvoir aux
besoins communs; la place delà femme est dans son
intérieur. Peu importe que l’activité mercenaire lui
soit interdite, puisque ce n’est pas là safonction natu¬
relle, et qu’un autre, plus capable et plus vigoureux,
doit se livrer, en son lieu et place, au travail du de¬
hors pour amasser les ressources communes. La fa¬
mille, ajoute-t-on, est reconnue,, consacrée parla loi;
la loi doit donc faire en sorte qu’elle existe, non-seu¬
lement d’une manière nominale, mais d’une manière
effective : or, quand la femme n’est pas présente à
son foyer, il n’y a pas de famille réelle. La femme,
d ailleurs, n est-elle pas un être faible et, au nom
de cette faiblesse, ne mérite- t-elle pas d’être protégée
contre ses propres égarements? La femme, être débile
200 LE TRAVAIL DES FEMMES
au moral comme au physique, se trouve, par sa na¬
ture même, dans une minorité perpétuelle; l’État
doit consacrer par des règlements efficaces cette mi¬
norité naturelle. En agissant ainsi, il n’aura violé au¬
cun droit respectable, et il aura donné à la famille
toute la vitalité et toute la cohésion qu’il est désirable
qu’elle possède. »
De tels principes sont erronés au point de vue du
droit; ils sont en complète opposition avec notre lé¬
gislation civile : appliqués, ils nous ramèneraient à
la barbarie. Non, chez nous, la famille n’a pas et ne
peut avoir ce caractère de diminuer tellement l’un des
deux sexes, qu’il doive être regardé comme étant
dans un état de perpétuelle minorité. Une telle con¬
ception ne se peut rencontrer que chez les peuples
anciens ou chez les peuples d’Orient. La femme
dans notre civilisation n’est pas une créature* incom¬
plète, inférieure : adulte, elle possède devant la loi
des droits égaux aux droits de l’homme ; ayant
comme lui la capacité d’acquérir, elle a comme lui
la capacité de travailler. Plus faible physiquement que
l’homme, rien ne démontre qu’elle lui soit morale¬
ment ou intellectuellement inférieure. Tant qu’il ne
lui a pas plu d’aliéner librement une partie de sa vo¬
lonté, elle est complètement maîtresse de son sort.
Bien loin qu’on la puisse traiter comme une mineure
perpétuelle, la loi, dans différentes circonstances, la
fait tutrice; si bien que, au lieu de lui contester le
droit de disposer de ses propriétés, à commencer par
201
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
la première de toutes, celle de sa propre personne et
de son travail, la loi lui confère souvent le droit et le
devoir de disposer de la propriété et de la personne
d’autrui. Ainsi, dans notre législation civile, la
femme adulte est une personne capable et complète.
En outre, la famille, quelle que soit son importance
sociale, n’est pas chez nous l’élément primaire de la
société; cet élément primaire, c’est l’individu seul qui
le constitue. La famille est un cadre, mais qui n’em¬
brasse pas tous les éléments sociaux. II v a beaucoup
d’individus en dehors de la famille, les uns qui sont
devenus isolés, les autres qui l’ont toujours été. Le
nombre des filles majeures et des veuves est infini,
bans nos grandes villes il égale et quelquefois sur¬
passe celui des femmes mariées. Or, ces veuves et
ces filles, il faut qu’elles vivent aussi, et le plus sou¬
vent de leur propre travail. On ne peut supprimer
leurs ressources, sans avoir, au préalable, assuré la
satisfaction de leurs besoins. Puis, c’est parfois la
femme qui est le chef de la famille ; c’est ce qui arrive
toujours en cas de veuvage et aussi en cas de mala¬
die ou d’infirmité du père ou de l’époux. Pour que
1 on pût, dans l’intérêt vrai ou supposé de la fa¬
mille, limiter la liberté du travail de la femme, il fau¬
drait que la famille fût organisée chez-nous autre¬
ment qu’elle ne l’est. 11 faudrait qu’il n’y eût pas
d’existence féminine isolée et indépendante, il fau¬
drait qu il n’y eût pas une femme qui ne pût s’appuyer
contre un homme; il faudrait qu’après avoir perdu
2.02 LE TRAVAIL DES FEMMES
son époux et son père, ou quand son père et son
époux sont malades, la femme dût légalement être
soutenue par son frère, son beau-père, son fils, tous
ses parents en un mot, et, à leur défaut, par l’État •
c’est-à-dire que, au lieu de la famille simple et peu
nombreuse que nous avons, il faudrait organiser la
tribu. Mais tant qu’il y aura des femmes qui n’auront
qu’elles pour se soutenir, l’État ne peut leur fermer
des branches de travail, sans se charger de leur
trouver une occupation productive.
Comparer les femmes aux enfants, parce que les
uns et les autres sont physiquement faibles, et récla¬
mer que les lois qui régissent le travail de ceux-ci
soient étendues au travail de celles-là, c’est mécon¬
naître les principes réels sur lesquels repose notre lé¬
gislation civile et industrielle. Si la loi intervient
pour réglementer le travail des enfants, ce n’est pas
seulement à cause de leur faiblesse, physique, c’est
aussi et surtout parce que les enfants, sans excep¬
tion, sont des êtres incomplets, dépendants, qui n’ont
pas la disposition d’eux-mêmes. Pour les enfants, la
loi ne crée aucune servitude, aucune dépendance
nouvelle; elle rend seulement l’État caution des obli¬
gations du père de famille. Ce n’est pas une restric¬
tion que la loi impose à la liberté de l’enfant, c’est
une garantie qu’elle lui donne contre les abus de
l’autorité du père. Ce n’est pas non plus contre ses
propres excès, c’est contre les excès d’autrui quelle
le protège. Peut-il en être de même pour la femme^
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 203
Non assurément. La femme, même mariée, n’est ja¬
mais dans le degré de dépendance où se trouve l’en¬
fant. Si son mari la voulait violenter, elle pourrait
s’adresser aux tribunaux qui, par la séparation de
corps, rendraient àla victime la plénitude de sa liberté.
Ainsi, la réglementation du travail, qui est une pro¬
tection pour l’enfant, serait une oppression pour la
femme.
Reste le troisième principe tiré de l’ordre écono¬
mique. Le travail des femmes, dit-on, déprécie le tra¬
vail des hommes et réduit les salaires. Une grande
partie des ouvriers adhère à cette sorte d’axiome : on
l’a vu invoquer bien des fois, quand les patrons ont
voulu introduire la main-d’œuvre des femmes dans
des métiers où jusqu’alors elle n’avait pas accès. Un
certain nombre de philanthropes accueillent aussi
avec une faveur marquée cette prétendue proposition
scientifique. Nous ne nions pas qu’elle n’ait une appa¬
rence spécieuse, et nous n’avons pas de peine à com¬
prendre que les esprits qui ne sont pas très-familiers
avec l’analyse minutieuse des phénomènes économi¬
ques se laissent prendre à cette amorce.
Nous n’avons pas besoin de démontrer que, cette
proposition fût-elle scientifiquement vraie, il y aurait
une injustice criante à s’en autoriser pour défendre
aux femmes le travail du dehors. La concurrence des
femmes et des hommes est une concurrence naturelle,
et nul n’a le droit d’y porter atteinte ; la supprimer
pour élever la rémunération du travail des hommes,
204 LE TRAVAIL DES FEMMES
ce serait avoir recours à une mesure artificielle et
vexatoire : ce serait prendre aux uns pour donner aux
autres. Mais nous n’admettons pas que le travail des
femmes ait pour conséquence nécessaire de déprécier
le travail des hommes ; tout au contraire, nous croyons
que le salaire des hommes serait inévitablement moins
élevé, si la loi pouvait, d’une manière efficace, inter¬
dire aux femmes, soit toute occupation mercenaire,
soit tout travail en dehors du foyer domestique.
Rien n’est moins connu que la vraie théorie du
salaire; l’on répète partout le mot de Cobden : «Quand
deux ouvriers courent après un maître, le salaire
baisse ; quand deux maîtres courent après un ouvrier,
il hausse. » Cela, sans doute, est vrai; mais il faut
creuser plus profondément pour découvrir la source
du salaire. A côté de la proposition de Cobden, nous
en placerons une autre, qui est d’une vérité encore
plus générale : quand la production est considérable
dans une nation relativement aux individus qui la
composent, alors le salaire est haut ; quand la pro¬
duction est chétive, alors le salaire est bas. Car le
fonds des salaires n’est autre que la production même,
et il serait insensé de prétendre que les salaires peu¬
vent s’élever d’une manière durable quand la produc¬
tion diminue. Or, quel serait l’effet de la prohibition
du travail des femmes en dehors du foyer domes¬
tique? Ce serait de diminuer la production et delà
renchérir. Comprend-on qu’avec des produits en plus
petit nombre et plus chers, Ton puisse avoir une ré-
205
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
numération qui soit, non pas nominalement, mais
effectivement plus élevée? Cela est contradictoire.
Supposons que l’État, par une puissance merveilleuse
que nous ne lui reconnaissons pas, arrive à chasser
des manufactures et des entrepôts le million de femmes
qui y est occupé en Angleterre ; immédiatement, la
production industrielle va tomber à moitié. Si on veut
la relever, il faudra emprunter un million d’hommes
à la seule branche de travail qui soit en état de le
fournir, à l’agriculture; même alors, tout en étant
aussi considérable, la production des articles-manu¬
facturés serarenchérie. La production agricole de son
côté, non-seulement sera plus chère, mais sera moins
abondante, à moins qu’on ne remplace le million
d’hommes, qui sera passé dans les manufactures et
les entrepôts, par plus d’un million de femmes dans
les travaux agricoles ; et alors, l’on n’aura rien ga¬
gné : l’on aura chassé les femmes des usines dans les
champs ; on ne les aura pas ramenées au foyer do¬
mestique. La prétention d’élever les salaires en fer¬
mant aux femmes le travail du dehors .est la plus
extraordinaire des prétentions ; c’est vouloir accroître
la ration individuelle, en diminuant de moitié le nom¬
bre des bras, sans diminuer le nombre des bouches.
Ce qui permet que dans une filature, ou dans une
usine pour l’impression des étoffes, la rémunération
du mécanicien, du conducteur d’automate, du gra¬
veur sur rouleau soit élevée, c’est que les opérations
accessoires, préparatoires ou complémentaires, du
206 LE TRAVAIL DES FEMMES
battage, de l’épluchage, du bobinage, du tissage, de
l’apprêtage sont peu coûteuses : que ces diverses opé¬
rations renchérissent, et il sera impossible de mainte¬
nir au mécanicien, au conducteur d’automate, au
graveur sur rouleau leur rémunération antérieure.
Les faits, d’ailleurs, démontrent l’exactitude de ces
raisonnements. Dans quel pays les salaires des hom¬
mes sont-ils plus élevés qu’en Angleterre, et dans quel
pays le nombre des femmes occupées par les manu¬
factures est-il plus considérable ?
Dans les filatures, quoique le personnel soit pour
plus de la moitié composé de femmes, l’on voit des
ouvriers qui gagnent 35 schellings, soit 43 fr. 25 cent,
par semaine, pour 60 heures de travail, c’est-à-dire
75 centimes par heure. Dans quelle province de France
les hommes ont-ils un salaire plus élevé que dans les
régions du Nord et de la Normandie, où les filatures
et les tissages sont remplis de femmes? Si le salaire
des hommes est élevé dans ces contrées, c’est que la
production y est très-considérable : bannissez les
femmes des usines, la production baissera et se ren¬
chérira, les salaires même des hommes baisseront.
Ainsi, de ces trois principes qu’invoquent les par¬
tisans de l’interdiction aux femmes des travaux de la
grande industrie, aucun n’est fondé. Il serait trop
long d’énumérer les autres erreurs qui sont émises
par les philanthropes, trop prompts à accueillir les
idées qui les flattent. En fermant aux femmes les ate¬
liers de la grande industrie, on croit leur trouver une
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
207
compensation en leur ouvrant les industries de luxe ;
créer aux ouvrières des débouchés nouveaux, la ten¬
tative est heureuse, nous y applaudissons pour notre
part, mais l’on s’abuse sur sa portée et l’on est géné¬
ralement dupe de deux illusions. Toutes ces industries
nouvelles où l’on veut faire entrer les femmes, n’ont
qu’un personnel très-restreint ; quelques-unes exigent
une éducation poussée très loin ; enfin, dans la plu¬
part, il ne sera pas facile de déloger complètement
les hommes de positions qu’ils ont prises depuis plu¬
sieurs générations et où leur présence est quelquefois
justifiée. Jetons les yeux sur l’enquête de 1860. Les
articles de Paris n’emploient que 10,742 hommes;
l’imprimerie, la gravure, la papeterie en occupent
13,191 ; les instruments de précision et de musique
ainsi que l’horlogerie n’en comptent que 10,005; on
en trouve 11,395 dans le travail de l’or, de l’argent,
du platine : c’est, en tout, environ 45,000 places. L’on
voudra bien accorder que l’emploi des hommes est
justifié pour la moitié des cas : il reste donc 22,500
places à prendre. Qu’est-ce que cela pour les cen¬
taines de mille femmes qui gagnent leur -pain dans
nos usines ? Mais la seconde erreur, plus grande en¬
core, c’est de s’imaginer qu’en plaçant les femmes
dans les industries de luxe, on leur aura assuré la vie
de famille : cela est vrai pour quelques-unes, non
pas pour toutes, il s’en faut bien. Parmi les 12,419
femmes qui sont occupées dans les articles de Paris,
8,889, plus des trois quarts, travaillent à l’atelier : il
208
LE TRAVAIL DES FEMMES
en est de même pour les instruments de précision, de
musique et d’horlogerie. Dans l’imprimerie, la gra¬
vure, la papeterie, les quatre cinquièmes des femmes
employées s’acquittent de leur tâche à l’atelier. La pro¬
portion est encore plus défavorable à la vie de famille
dans les industries qui concernent l’or, l’argent et le
platine ; plus des neuf dixièmes des ouvriers de ces
états travaillent à l’atelier commun; Ton n’en ren¬
contre que 303 sur 3,580 qui soient occupés à domi¬
cile. D’une manière générale, sur les 105,000 ou¬
vrières parisiennes recensées, 74,000, plus de deux
tiers, sont occupées à l’atelier. Sans doute, il est dési¬
rable que la femme soit admise dans les imprimeries,
il l’est aussi qu’elle remplace les hommes dans les
magasins où la tâche n’est pas trop fatigante; mais
s’imaginer qu’une ouvrière compositrice ou qu’une
demoiselle de boutique puisse mener une vie d’inté¬
rieur, c’est uno étrange puérilité, surtout en ce qui
concerne les femmes .employées dans les magasins,
lesquelles doivent être pendant 14 ou 15 heures par
jour, de 7 heures du matin à 9 ou 10 heures du soir,
absentes de leur foyer.
Fermer les manufactures aux femmes, ce seraitren-
chérir la vie, ce serait accroître le paupérisme : telles
sont les deux conséquences certaines. Quant à croire
que la vie de famille s’en trouverait mieux, ce ne peut
être là qu’une espérance qui, nous le croyons, touche
de bien près à l’illusion. Qu’est-ce d’ailleurs que la
vie de famille pour la classe inférieure, quand la xie
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 209
est chère et quand le paupérisme sévit? La femme
aurait plus de temps pour raccommoder les hardes des
siens; mais comme les étoffes coûteraient plus cher,
ces hardes n’en seraient pas moins des haillons. La
femme serait’plus longtemps dans son intérieur ; mais,
sous l’aiguillon de la misère, pressée de se jeter sur
n’importe quel travail, elle aurait moins de loisirs ; et
cet intérieur toujours habité n’en serait que plus dé¬
labré et plus repoussant. Elle serait auprès de son
enfant ; mais l’aiguille à la main, elle épargnerait des
caresses qui ralentiraient sa tâche, des enseignements
qui empiéteraient sur l’occupation productive ; en un
mot, elle serait dans son foyer comme si elle n’y était
pas, poussée par la faim qui n’accorde pas de trêve,
rivée à une tâche implacable et pourtant presque sté¬
rile. Ce que deviendraient alors les veuves, les filles
non-mariées et' sans père, toutes les infortunées qui
n’ont que leurs propres mains pour vivre, l’on n’y
peut penser sans effroi ou plutôt sans une indignation
légitime, puisque tous ces maux physiques, toutes ces
souffrances morales seraient l’œuvre, non de la nature
marâtre, non de la fatalité inexorable et inévitable,
mais d’une législation arbitraire.
Le premier pas fait dans cette voie conduirait bien
plus loin qu’on ne le peut prévoir. En interdisant aux
femmes le travail des usines, l’État contracterait l’o¬
bligation morale de les pourvoir d’une occupation dif¬
férente et de leur obtenir une équivalente rémunéra¬
tion. Un médecin belge, qui réclamait que l’État
48 .
210 LE TRAVAIL DES FEMMES
interdît aux femmes le travail dans les fabriques,
écrivait il y a trois ans les lignes qui suivent : « On me
demandera peut-être qui nourrira les 100,000 femmes
et filles qui seront sans travail le 1 er janvier 1872, et
même les 12,000 femmes et filles employées aux tra¬
vaux des mines, si, par malheur, la mesure était res¬
treinte à cette catégorie de travailleurs; je dirai, sans
hésiter, que ce n’est pas mon affaire. » Cette phrase
donne le frisson? Quoi! vous réclamez qu’on chasse
100,000 femmes des usines où elles gagnent honnê¬
tement leur .pain, et vous ne vous inquiétez pas de
ce qu’elles pourront devenir? Une telle philanthropie
serait une philanthropie meurtrière. « Il y a quelque
chose de plus affreux que le travail sans pain, a dit
éloquemment M. Jules Simon : c’est le besoin, la ca¬
pacité, la volonté de travailler sans le travail. » Il y a
quelque chose de plus affreux encore, c’est quand le
manque de travail a pour cause, non la nature des
choses et l’inexorable fatalité, mais l’arbitraire des.
hommes et l’injonction de la loi. La responsabilité qui
incombe à l’État en pareil cas est si évidente, qu on
ne peut concevoir qu’il s’y dérobe. M. Kuborn, en
réclamant que l’on ferme aux femmes les mines et les
houillères, ne peut s’empêcher d’ajouter « qu’il est né¬
cessaire que 'on multiplie les institutions de pré¬
voyance, qui garantissent aussi bien l’ouvrier du be¬
soin, que le soldat ou l’employé invalide. » Sans avoir
la vue bien perçante, l’on découvre où ce système,
logique d’ailleurs, devrait conduire. L’intervention de
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 211
l’État dans le travail industriel a pour 'conséquence
nécessaire la reconnaissance du droit au travail, du
droit à l’assistance et du droit à la retraite. Un mé¬
decin français, le docteur Weber, qui, dans un rapport
à la Société industrielle de Mulhouse, émettait l’idée
que la femme mariée devrait nécessairement rester à
son ménage, faisait en même temps l’observation
suivante : « Pour arriver à ce résultat, disait-il, il ne
faut permettre le mariage qu’à l’homme qui prouve
qu’il peut entretenir femme et enfants. Il faut d’abord
que sa conduite soit régulière, que son aptitude pour
le mariage soit constatée par des témoignages, par
des économies faites. 11 faut que le mariage soit une
récompense 1 . » L’on ne saurait être plus conséquent
et moins pratique. Telles paraissent avoir été égale¬
ment les idées de Sismondi et de Morogues. Ainsi,
dès qu’on met le pied dans l’arbitraire, on est forcé
d’y marcher à grands pas ; quand on viole sur un
point la liberté individuelle, il la faut violer sur
d’autres ; une restriction artificielle entraîne à sa suite
dix autres restrictions, artificielles également, desti-
tinées à tempérer les mauvais effets de la première.
En dehors de l’ordre naturel des choses, on ne saurait
rencontrer de terrain ferme et consistant : toute autre
pente est glissante. De réglementation en réglemen¬
tation l’on arrive à une situation tellement compliquée
et tellement grave, que le corps social, opprimé sous
1. Voir dans le tome XII du Bulletin de la Société de Mulhouse
le rapport du d r Weber sur l’industrialisme.
212
LE TRAVAIL DES FEMMES
tant de liens, a besoin d’un effort suprême pour re¬
couvrer sa vitalité première, et ne trouve de salut que
dans un retour complet au seul régime vraiment
rationnel et vraiment sain, le cours naturel des
choses.
AÛ DIX-NEUVIÈME SIECLE.
213
CHAPITRE II
De l’état physique et moral des femmes employées par la grande et
par la petite industrie. Des mesures législatives proposées pour
améliorer et protéger la santé et la moralité de l’ouvrière.
L'organisme humain est d’une spéciale délicatesse ;
en raison même de sa perfection, il est très-acces¬
sible aux impresssions du dehors et s’en trouve pro¬
fondément affecté. Les milieux, les habitudes, les
exercices et les efforts journaliers exercent sur lui
une considérable influence. Plus encore que l’homme,
la femme, plus débile et plus nerveuse, subit le
contre-coup des agents extérieurs et porte l’em¬
preinte de ses travaux quotidiens. Toute profession
modifie l’organisme, soit qu’elle favorise l’accomplis¬
sement régulier des fonctions vitales, soit qu’elle
arrête ou précipite le développement naturel, soit
qu’elle le fasse dévier et détruise l’harmonie normale
des divers organes et des divers membres.
Les médecins se sont arrêtés avec complaisanc
sur la nature constitutionnelle de la femme, sur les
ménagements et les soins que cette nature exige:
Mulier , propter uterum, id est, quod est , ont-ils
dit ; et ils ont développé sous toutes les formes cet
214 LE TRAVAIL-DES FEMMES
axiome médical. Prenant la femme à l’enfance, ils
ont fait ressortir ces trois grandes périodes de sa vie:
la menstruation, la conception, l’allaitement ma¬
ternel; ils n’ont pas eu de peine à démontrer com¬
ment une créature aussi fragile, aussi nerveuse, aussi
exposée aux crises fréquentes, avait besoin, pour
conserver une santé toujours prête à s’échapper, d’une
hygiène prudente, d’une vie paisible, régulièrement
ordonnée et où les alternances de repos et d’exercice
fussent heureusement combinées. Le docteur Weber,
dans un mémoire lu à la Société industrielle de Mul¬
house, a peint en termes saisissants cette situation de
la femme en présence de l’industrie : « La femme est
plus faible que l’homme, dit-il, c’est un axiome: elle
a, comme les enfants, plus de mobilité dans le carac¬
tère ; de sorte que la continuité des mêmes occupa¬
tions la fatigue plus que l’homme; elle digère plus
vite et prend moins d’aliments à la fois, et est ainsi
plus souvent obligée d’interrompre son travail pour
se nourrir. Les mêmes besoins de repos et d’aliments
résultent encore de ses aptitudes particulières : elle
est plus agile que l’homme ; dans un même espace
de temps elle peut faire plus de mouvements précis
et précipités. Aussi, les moteurs mécaniques fournis¬
sant de plus en plus la force, de plus en plus la femme
est appelée dans les ateliers pour y donner le concours
de cette facilité et de cette fréquence de mouve¬
ments qui la caractérisent et qui s’harmonisent si bien
avec le moteur mécanique, mais ne se font pas sans
215
A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE.
une grande déperdition de forces : c’est le cas de la
course comparée à la marche pour une même dis¬
tance. Mais ce qui surtout dans les ateliers est préju¬
diciable à la femme, c’est la nécessité de se tenir
presque toujours debout. La station est, par elle-
même, un exercice fatigant, entraînant la stagnation
du sang dans les membres inférieurs et d’autres incon¬
vénients ; elle doit donc être plus pénible à la femme
qu’à l’homme en raison du moindre développement
de ses forces. Mais il y a de plus chez elle des condi¬
tions particulières, qui augmentent le malaise d’une
station prolongée. La menstruation, la grossesse, une
peau qui a moins de ressort que chez l’homme, un
système lymphatique plus développé, un plus grand
écartement des os du bassin rendent chez elle la cir¬
culation dans la moitié inférieure du corps plus pares¬
seuse que chez l’homme, d’où résultent des varices,
des ulcères, l’œdème, etc., et disposent ses organes
intérieurs à se déplacer, s’affaiblir ou s’irriter. Encore
si la femme trouvait comme l’homme le repos en sor¬
tant de l’atelier: mais n’a-t-elle pas presque toujours
un petit ménage à faire ou des enfants à soigner ? »
Telles étaient les observations présentées par le doc¬
teur Weber à la Société industrielle de Mulhouse rela¬
tivement au travail des femmes dans les manufactures.
Il n’est guère de rapport sur les ouvrières de l’indus¬
trie qui ne contienne des descriptions analogues,
moins simples parfois dans la forme et plus déclama¬
toires, mais identiques au fond. Un éminent histo-
216 LE TRAVAIL DES FEMMES
rien, qui possède au plus haut degré l’art de revêtir
d’expressions passionnées les idées philanthropiques,
M. Michelet a, dans un livre populaire, fait une pein¬
ture plus imagée et plus émouvante du contraste de la
constitution de la femme et des labeurs que notre civi¬
lisation lui impose. La femme, d’après lui, serait une
perpétuelle convalescente, qui aurait reçu du ciel un
époux ou un père, comme un médecin prédestiné ou
un garde-malade providentiel. Ces idées forment le
fond commun de tous les mémoires, de tous les rap¬
ports, de toutes les enquêtes, qu’a suggérés depuis
trente ans l’étude de la situation de la femme dans
notre civilisation besoigneuse et laborieuse. C’est tou¬
jours cette infirmité native et immanente, qui saisit
la femme au sortir de l’enfance, pour l’accompagner
jusqu’à l’entrée de la vieillesse, c’est-à-dire depuis les
premières approches de la puberté jusqu’aux der¬
nières phases de l’âge critique; c’est toujours cette
débilité sexuelle, qui défraye, sans jamais s’épuiser,
les déclamations éloquentes des philanthropes enne¬
mis de l’industrie moderne. Dieu nous préserve d’être
injustes à notre tour et de fermer les yeux sur ce que
ces poignantes peintures ont de profondément vrai ;
mais aussi, gardons-nous des mièvreries puériles, des
affectations débilitantes, des exagérations passion¬
nées; conservons le sens de la réalité et des conditions
fatales de l’existence. Nous ne sommes pas dans l’O¬
lympe des Grecs où une génération supérieure n’avait
d’autre souci et d’autre but que de développer har-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 217
monieusement les facultés de l’esprit et du corps, et
où les déesses, divinement nourries d’ambroisie et de
nectar, assurées d’uu immortel loisir, pouvaient
écarter avec un soin minutieux tous les exercices nui¬
sibles à la richesse des formes, à l’élégance des pro¬
portions et à la beauté des traits. Nous sommes sur
une terre naturellement stérile, dans une société
pressée, écrasée de travaux et de soucis, et où l’im¬
placable nécessité de sustenter sa vie par des efforts
persistants et prolongés se représente chaque matin à
tout être humain, homme, femme et même enfant.
Tout autour de nous subit la loi de la lutte pour
l’existence. Il y. a des froissements, des douleurs, des
angoisses physiques ou morales que notre organisme
voudrait repousser ou prévenir, mais qu’il est tenu
de subir et d’affronter, par le premier de tous les
besoins, le besoin de vivre. Examiner si tel travail
constitue une épreuve pour la santé de telle ou telle
personne humaine, c’est donc là une œuvre vaine, si
l’on n’y joint la découverte pratique de travaux plus
salubres, aussi rémunérateurs et non moins acessi-
bles à tous.
Or, malheureusement, l’on se borne, d’ordinaire, à
la première partie de la tâche : on constate des maux,
ce qui est facile ; on les grossit même, ce qui n’est
pas rare : mais l’on ne se demande pas si, dansles pro¬
fessions voisines, il n’y a pas une aussi grande somme
de souffrances et de misères. Nous avons sous les yeux
de nombreuses enquêtes sur les différentes catégories
-19
218 LE TRAVAIL DES FEMMES
d’ouvrières : les unes portent Sur les femmes’ em¬
ployées dans le travail des mines ; d’autres sur les
ouvrières de fabrique en général ; quelques autres, et
ce ne sont pas les moins poignantes, sur les ouvrières
de la petite industrie ; quelques-unes enfin, qui ont
aussi leurs révélations lugubres, sur les ouvrières des
champs. A lire séparément chacune dé ces enquêtes,
le cœur se serre ; on croit être parvenu à l’apogée des
douleurs et des épreuves humaines : mais, à rappro¬
cher les unes des autres toutes ces pages émues,
toutes ces tristes dépositions, l’on arrive à reconnaître
que ces fatigues et ces périls ne sont pas particuliers
à telle catégorie d’industries, qu’ils sont inhérents au
travail lui-même et qu’on ne peut presque les en sé¬
parer.
Prenons le savant rapport du docteur Kuborn sur
la situation des femmes dans leshouillères deBelgique,
ou le rapport fait à la chambre prussienne sur le tra¬
vail des femmes dans les mines de Silésie : qui ne
croirait que ces pauvres ouvrières sont les plus mal¬
heureuses des créatures humaines ? Elles sont em¬
ployées à transporter dans les fausses voies ou voies
intermédiaires, c’est-à-dire dans les galeries les moins
élevées, du charbon pendant le jour, des terres et des
pierres pendant la nuit ; elles manient les freins, elles
attachent les chariots sur les plans inclinés, elles font
le service des pompes, elles sont chargées aussi de la
ventilation des travaux préparatoires. Elles commen¬
cent leur journée à quatre, cinq ou six heures du
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 219
matin ; la durée du travail est pour elles de huit à
douze heures. On nous fait une effroyable peinture de
ce labeur pénible et grossier à plusieurs centaines de
mètres au-dessous du sol, dans une atmosphère vi¬
ciée, avec une température excessivement variable et
au milieu de périls de toutes sortes ; on nous signale
les accouchements avant terme, les avortements par
suite de la station verticale prolongée, des efforts per¬
sistants, des coups et des chutes.
Si nous passons aux enquêtes sur le sort des ou¬
vrières des fabriques, les plaintes ne sont guère moin¬
dres. Sans parler de Villermé et deBlanqui, le dpcteur
Weber, le docteur Lefèvre et bien d’autres, nous met¬
tent sous les yeux les souffrances des usines. On si¬
gnale la phthisie cotonnière, le retentissement du
métier mécanique dans la poitrine de la tisseuse, la
chaleur des salles où s’impriment et s’apprêtent les
étoffes.
Puis viennent les enquêtes sur la petite industrie :
l’on nous fait remarquer que les métiers poussiéreux,
et parmi eux l’on cite au premier rang celui de maçon,
engendrent des maladies de poitrine; et l’on nous dit
qu’en Silésie les femmes, en grand nombre, remplis¬
sent ce pénible état d’aide-maçon. L'on arrête nos re¬
gards sur la tisseuse de Lyon dans le métier à la
Jacquard, suspendue au milieu de courroies, tra¬
vaillant'à la fois des mains et des pieds pendant treize
heures par jour; l’on nous montre la lanceuse dans le
tissage des châles, jeune fille de dix ou douze ans,
220 LE TRAVAIL DES FEMMES
lançant la navette durant treize ou quatorze heures
dans la journée. Dans l’industrie de la soie l’on nous
dénonce le tirage des cocons et le cardage de la filo-
sellé : l’un avec le mal de bassine, les vomissements
de sang, les fièvres putrides, la phthisie qui, sur huit ma¬
lades, fait six pulmonaires; l’autre avec ses opthalmies.
Autre part l’on nous signale les tailleuses de cristal,
toujours penchées sur leur roue, toujours les mains
dans l’eau, toujours aspirant des débris de verre. Puis
c’est le cardage des matelas, c’est le mélange des
poils de lapin ou de castor pour chapeaux, opéra¬
tions nuisibles et insalubres dans leur simplicité
primitive. Le docteur Espagne fera une effrayante
peinture des maladies physiques que cause la machine
à coudre et de la funeste influence que cet instrument
exerce sur la fonction menstruelle et sur le système
génital. D’un autre côté, le docteur Haxo excitera notre
pitié sur le sort des brodeuses des Vosges, silencieu¬
sement courbées sur leur ouvrage jusqu’à dix-neuf
heures sur vingt-quatre, mangeant assises à leur
travail, leur pain sur les genoux, sans quitter l’ai¬
guille, de peur de perdre un quart d’heure. Un autre
viendra nous décrire les maladies des dentelières :
c’est-à-dire la faiblesse de la vue, résultat du travail
assidu et minutieux à l’aiguille, l’irritation et la rou¬
geur des paupières produite par la poussière du blanc
de plomb ; il nous dénoncera l’intoxication, que cette
même poussière, en s’introduisant dans les voies res¬
piratoires et digestives, détermine chez les ouvrières
•221
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.
occupées à l’opération du battage ou à l’application et
à l’ajustement des dentelles blanches. D’autres enfin
signaleront les travaux excessifs des couturières, des
modistes, des lingères, les nuits passées à l’ouvrage,
l’absence de toute relâche et de tout repos. Ainsi, il
n’est pas une profession qui ne présente à l’observa¬
teur exclusif des dangers et des souffrances, capables
d’exciter l’éloquence du narrateur et la pitié du lec¬
teur.
L’on ne se rend pas assez compte des souffrances
obscures des ateliers de la petite industrie : voici les
résultats d’une enquête anglaise sur le travail des
modistes et des couturières de Londres ; nous ci¬
tons textuellement un long passage, ne voulant pas
assumer la responsabilité de pareilles révélations
en les présentant d’une manière tronquée ou ré¬
sumée:
« On calcule qu’il y a à Londres 1,500 établisse¬
ments de modistes et de couturières, et que le nombre
des jeunes filles employées dans chacun varie de 2 ou
3 à 30 ou 35, la moyenne étant de 10,- ce qui fait un
total de 15,000 ouvrières environ ; ce nombre ne com¬
prend pas les femmes qui travaillent chez elles. Dans
quelques-uns des établissements réputés les mieux
tenus et pendant la saison fashionable, qui comprend
quatre mois de l’année, la durée régulière du travail
est de quinze heures par jour ; mais, dans des cir¬
constances qui se présentent souvent, la journée de
travail a dix-huit heures. Dans beaucoup d’établisse-
49 .
222 LE TRAVAIL DES FEMMES -
ments la journée de travail pendant la saison est illi¬
mitée, les jeunes ouvrières n’ayant jamais plus de six
heures, souvent pas plus de quatre, quelquefois trois
et, à l’occasion même, deux heures seulement pour
se reposer et dormir sur les vingt-quatre heures du
jour ; et même fréquemment elles travaillent toute la
nuit. (In many establishments the hours of work, du-
ring the season, are illimited ; the young wom'en
never getting more than six, often not more thanfour,
sometimes only three, and ocasionally not more than
two hours for rest and sleep, out of the twenty four,
andvery frequently they work ail night.) Voici quel¬
ques-unes des dépositions. M lle Baker, maîtresse mo¬
diste, dépose : Dans les maisons où la journée de tra¬
vail est réglée, elle va, d’ordinaire de huit heures du
matin à onze heures du soir; mais, même dans ces
maisons, s’il y a quelque commande pressée, le tra¬
vail se poursuit jusqu’à deux ou trois heures du matin
et, s’il est nécessaire, toute la nuit; dans les établisse¬
ments qui ne sont pas aussi bien ordonnés, le travail
habituel dure jusqu’à une heure ou deux du matin.
Le témoin a travaillé dans une de ces maisons, où
pendant trois mois successifs elle n’a jamais eu plus
de quatre heures de repos par jour, n’allant réguliè¬
rement au lit qu’entre minuit et une heure et se le¬
vant à quatre heures le matin. A l’occasion du deuil
général, pour la mort de Sa Majesté Guillaume IV, le
témoin a travaillé sans se mettre au lit depuis le jeudi
matin jusqu’à dix heures et demie le dimanche ; pen-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. ?23
dant ce temps elle n’a pas dormi du tout, assure-t-elle.
Afin de se tenir éveillée, elle passa debout ces trois
nuits, ne s’asseyant qu’une demi-heure pour se re¬
poser. Deux autres personnes fournirent la même
durée de travail dans la même maison. Une autre maî¬
tresse couturière, miss O’Neill s’exprime ainsi : Au
printemps les heures de travail sont illimitées; les
heures habituelles sont de six heures du matin à mi¬
nuit. Le témoin a ainsi travaillé de six heures du matin
à minuit pendant deux ou trois mois de suite. Il n’est
pas rare, dans l’état de couturière, de travailler la nuit
entière. Au vif de la saison, le travail est générale¬
ment poursuivi pendant toute la nuit trois fois par
semaine. Dans les maisons qui ont la prétention de
veiller à la santé des jeunes ouvrières, la journée de
travail commence alors à quatre heures du matin et
finit à onze heures du soir, jamais plus tôt. Les jeu¬
nes filles restent souvent toute la journée du dimanche
au lit pour se reposer. Un médecin, M. Mac-Devonald,
déclare avoir eu pendant vingt ans une clientèle com¬
posée en grande partie de jeuhes couturières et de
jeunes modistes : il affirme que, dans le vif de la
saison, le temps accorde pour le repos n’est pas en
général supérieur à quatre heures, souvent même à
trois; il dit avoir connu de jeunes ouvrières qui,
pendant six mois de suite, n’ont pas eu plus de deux
heures de repos par jour. Il déclare que dans aucun
métier et aucune manufacture, le travail ne se peut
comparer à celui des jeunes couturières. Il n’y a pas
•224 LE TRAVAIL DES FEMMES
de catégories d’ouvriers (hommes) qui travaillent si
longtemps 1 . »
Ainsi s’exprime l’enquête anglaise et une vingtaine
de dépositions concordantes suivent celles que nous
venons de citer. Quelques pages plus loin la même
enquête nous donne d’instructifs renseignements sur
le travail des jeunes ouvrières en broderie de mous¬
seline pour robes, cols, layettes : « En Irlande, dit-
elle, l’on a introduit quelques écoles de broderie, où
les enfants sont reçus pendant le jour pour apprendre
le métier. Quelques-uns de ces enfants sont engagés
pour un an et sont en apprentissage gratuit, moyen¬
nant l’engagement de travailler pour la maîtresse.
D’autres payent six pencespar semaine pourlesleçons
de couture et de broderie qui leur sont données. Les
petites filles commencent à travailler à l’âge de six ou
sept ans, ce qui est plus tôt qu’autrefois. Elles tra¬
vaillent en général dix heures par jour, sans compter
deux heures pour les repas. Assises pendant ces lon¬
gues heures sur un banc ou sur une chaise, dans une
position contrainte, elles sont employées à un ou¬
vrage qui fatigue les yeux et qui doit être très-perni¬
cieux pour d’aussi jeunes enfants. Il ne semble pas
que l’on enseigne dans ces écoles autre chose que la
broderie et la couture » La petite industrie a donc
aussi ses misères qui valent celles de la grande. On
1. Voir Children’s Employement commission. Second Report of
the Commissioners. Trades and manufactures, 1843, pages 114)
115 et suivantes.
2. Idem ., page 124.
225
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
dira peut-être que le document auquel nous nous re¬
portons est ancien et que les choses doivent s’être
améliorées depuis. Plût au ciel ! Nos renseignements,
malheureusement, ne nous permettent pas d’admettre •
un très-sensible progrès. Un intéressant mémoire du
docteur Jordan, lu à l’association anglaise pour
l’avancement des sciences sociales, dans la session de
Birmingham en 1868, nous donne des détails sur la si¬
tuation actuelle des modistes et des couturières : il y est
démontré que les ateliers où ces ouvrières travaillent
sont dans les plus mauvaises conditions de salubrité,
et que l’appauvrissement de l’air qu'on y respire
amène très-fréquemment la phthisie. Un autre mé¬
moire sur le même sujet, lu à la même association
dans sa session de 1863, à Edimbourg, constate que
la situation est restée la même depuis 1843. En 1855,
une motion fut faite à la chambre des lords par le
comte de Shaftesbury pour la limitation des heures
de travail dans les ateliers, et l’enquête qui eut lieu à
cette occasion démontra que la durée excessive du
travail dans les métiers dont nous parlons n’avait pas
changé. Au mois de juin 1863, dans une des princi¬
pales maisons de. mode de Regent Street, à Londres,
la mort d’une jeune ouvrière donna lieu à une action
en justice, et le jury déclara que le décès avait été
causé en grande partie par l’excessive durée du tra¬
vail dans des pièces encombrées et mal aérées et par
le défaut de sommeil. Enfin des statistiques plus ré¬
centes ont établi de la manière la plus catégorique
LE TRAVAIL DES FEMMES
que les heures de travail, constatées par l’enquête de
1843, se retrouvaient encore dans le plus grandnom-
bre des établissements.
En France,’la situation semble être analogue. Sans
parler des modistes et des couturières, void les bro¬
deuses, qui, d’après l’enquête.de la chambre de com¬
merce en 1860, travaillent chez elles seize heures
par jour. L’enquête sur l’instruction professionnelle
signale que, du mois de septembre au mois de
février, les ouvriers des articles de Paris (les trois
cinquièmes sont des femmes) prolongent leur travail
jusqu’à minuit 1 . Dans beaucoup de métiers, la bim¬
beloterie, les fabriques de jouets, la confiserie, on
passe les nuits du début de l’hiver à la moitié de
janvier.
Les enfants, dans la petite industrie, sont spéciale¬
ment et précocement exploités : ce n’est pas à huit
ans que commence leur travail, c’est à six ans, d’or¬
dinaire. Bien avant d’aller à la fabrique comme ratta-
cheur, l’enfant a bobiné au foyer domestique. Le
docteur Kuborn signale ce fait que les petites filles,
qui n’ont pas l’âge requis pour l’entrée dans les mi¬
nes, sont employées par leurs parents à ramasser
les débris de charbon qui se rencontrent à la surface,
et il nous fait un pénible tableau de cette tâche in¬
grate. Il est constaté par l’enquête sur l’enseignement
professionnel, que les contrats d’apprentissage sont
1. Déposition du frère Baudime,
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 227
constamment violés à Paris avec l’assentiment des
parents, et que les enfants des deux sexes travaillent
jusqu’à dix heures du soir en général, presque totu-
jours la matinée du dimanche et souvent le dimanche
entier. 11 en est de même à Lyon pouf les apprenties
tisseuses qui, contraintes par la coutume des ateliers
de travailler gratuitement pendant quatre ans au pro¬
fit du chef d’atelier, prolongent volontairement la
journée de deux ou de quatre heures pour se faire un
modique salaire.
Croit-on que les travaux des champs échappent,
soit à ces excès, soit à cette insalubrité ? Qu’on par¬
coure la volumineuse enquête de 1867 sur les agri-
cultural gangs, et l’on verra que dans ces occupa¬
tions champêtres les femmes ont aussi beaucoup à
souffrir. Les petites filles en Angleterre sont employées
dès l’âge de cinq à six ans à sarcler, à planter des
pommes de terre, à enlever les cailloux; et cela
pendant dix heures par jour, et il leur faut en outre
faire quelquefois cinq ou six milles à pied pour se
rendre à l’ouvrage et pour en revenir. L’enquête an¬
glaise affirme qu’il est ordinaire pour ces jeunes en¬
fants, dans le vif de la saison, de quitter leur domicile
à quatre heures du matin et de n’y rentrer qu’à neuf
ou dix heures du soir. Il y a d’ailleurs de l’insalubrité
dans beaucoup débranchés du travail rural. Le rouis¬
sage du chanvre, le teillage du lin — et ce sont là,
dans la plupart des contrées, des travaux de la ferme
auxquels les femmes et les filles concourent — sont
228 LE TRAVAIL DES FEMMES
plus insalubres que n’importe quelle opération manu¬
facturière.
Nous avons parcouru avec rapidité l’ensemble des
travaux des femmes, et partout nous avons rencontré
de rudes labeurs et souvent d’inévitables souffrances.
Qu’en conclure? Tel médecin dénoncera tel travail,
parce qu’il exige la station debout ; tel autre médecin
dénoncera un travail contraire, parce qu’il exige que
l’on soit assis et courbé sur soi-même pendant
douze ou quatorze heures. L’un attirera l’attention
sur les étroits ateliers où travaillent les modistes,
les couturières, les ouvrières des articles de Paris;
l’autre signalera l’insalubrité pour les femmes du
travail des champs, l’inconvénient des changements
de température, de l’humidité des herbes et des blés,
delà station penchée. Ainsi, chaque spécialiste, uni¬
quement occupé de son objet, qu’il aura considéré
sous toutes les faces, et perdant de vue les objets en¬
vironnants, invoquera l’intervention de la loi pour
interdire ou réglementer un travail qu’il considérera
comme exceptionnellement dangereux. Ici, c’est le
docteur Kuborn qui demande que l’État défende aux
femmes de s’employer dans les mines ; là, c’est le
docteur Weber et le docteur Lefèvre, qui veulent la
même défense pour les manufactures; ailleurs, ce
sont d’autres philanthropes qui, ne pouvant interdire,
prétendent réduire législativement le travail des cou¬
turières et des modistes; enfin, ce sont un grand
nombre des déposants et plusieurs même des commis-
229
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. '
saires de l’enquête sur les agncultural gangs , qui
demandent qu’il soit interdit aux femmes, employées
dans ce mode de travail agricole, de sarcler dans les
blés humides.
On voit combien la question s’étend et se com¬
plique quand on l’envisage de haut, quand, au lieu
de se borner à examiner minutieusement et à la loupe,
avec le grossissement que ces études spéciales com¬
portent, une partie étroite du vaste champ du travail
des femmes, on le considère simultanément dans
sa totalité.
La question se présente presque dans les mêmes
termes pour la moralité. Etudions-nous à part l’une
des mille occupations féminines, nous ne manque¬
rons pas d’y constater des désordres et des excès; il
sera facile, par une peinture vivante de ces maux trop
réels, d’exciter l’intérêt, la pitié, l’indignation peut-
être. Porter la lumière dans ces demeures obscures,
dans ces recoins ignorés des vices populaires ; expo-
' ser au grand jour ces mœurs que les plus épaisses té¬
nèbres avaient jusqu’ici couvertes; secouer cette
fange des bas-fonds sociaux : sans doute c’est une
œuvre méritoire et une œuvre utile, à condition que
l’on ne perde pas de vue la situation morale des-
autres parties de la société. C’est sur la population
ouvrière seulement que s’est portée depuis trente ans
l’attention investigatrice des moralistes. Mais ne trou-
.verait-on pas aussi en soulevant le voile décent qui
abrite les classes plus élevées, ne trouverait-on pas
20
230 LE TRAVAIL DES FEMMES
bien des impudicités et des vices? Sans doute, la po¬
pulation des villes est plus exposée que la population
des campagnes aux fautes grossières et irréparables.
La jeune fille rencontre dans nos centres industriels
plus de tentations et d’occasions de chute. Quand,
malgré une éducation supérieure, malgré les appa¬
rences de décence et de tenue rigoureusement exigées
par le monde, malgré la flétrissure et la déchéance
que le vice constaté inflige à la femme des hautes
classes, quand il se commet, en dépit de tous ces
obstacles et de toutes ces sauvegardes, un si grand
nombre de désordres dans les régions de la vie élé¬
gante, peut-on s’étonner que la jeune fille du peuple,
laissée dès le berceau sans défense, privée des mille
douceurs qu’une intelligence plus cultivée et une
société plus polie offrent aux autres classes, sollicitée
vers le vice à la fois par la passion sensuelle, par le
vide de l’esprit et souvent aussi par l’appas de l'or,
poussée par l’ignorance et quelquefois par le besoin,
peut-on s’étonner, a-t-on surtout le droit de s’indi¬
gner de ce qu’elle succombe? Au point de vue so¬
cial, les questions de moralité sont essentiellement
relatives. Le problème n’est pas de savoir si telle Où
telle catégorie d’ouvrières est sujette à beaucoup
d’erreurs et de fautes ; mais si ces fautes et ces
reurs proviennent du genre de travail et de l’organi¬
sation de l’industrie, et si d’ailleurs elles sont telles,
qu’on les puisse prévenir par des réformes prati¬
cables.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 231
A écouter chacun des moralistes qui ont fait une
étude spéciale des ouvrières de telle ou telle indus¬
trie, il semblerait que les mœurs y soient exception¬
nellement scandaleuses. Si nous lisons le rapport du
docteur Kuborn sur les femmes employées dans les
mines et les houillères belges, nous rencontrerons
les plus lugubres peintures. On nous montrera ces
pauvres filles, séduites dès quatorze ou quinze
ans par les maîtres ouvriers; on fera passer sous
nos yeux ces bandes nocturnes d'hommes et de
femmes allant à l’ouvrage ou en revenant, et on nous
signalera des groupes se détachant du reste de la
troupe pour se livrer sans honte et sans pudeur, sous
les yeux de leurs compagnons, aux plus grossiers
excès; on nous introduira dans des chambrées où les
deux sexes reposent pèle mêle ; l’on voudra nous
narrer des faits particuliers de honteuse et crimi¬
nelle débauche; et, par ces tableaux accumulés,
peints avec les plus vives couleurs, l’on excitera
en nous une pénible impression de tristesse et de
pitié.
Mais vienne le moraliste quia fait des filatures et
des tissages le champ spécial de ces observations, les
mœurs des ouvrières employées dans les mines et les
houillères trouveront grâce à ses yeux, et il les ju¬
gera mille fois meilleures que celles des fileuses et
des tisseuses. Il nous offrira la même suite de tableaux
repoussants, choisis et présentés avec art; il mettra
en lumière les mêmes faits particuliers de dégrada-
232 LE TRAVAIL DES FEMMES
tion morale et fera naître dans notre âme les mêmes
pénibles sentiments.
Croirait-on que l’industrie qui n’emploie pas les
moteurs hydrauliques ou à feu, et qui réunit seule¬
ment un petit nombre d’ouvriers dans un atelier
commun, est plus privilégiée? Ce serait une erreur.
L’on nous dépeindra l’état moral des apprenties tis¬
seuses de Lyon, et l’on nous dira que, leur réputa¬
tion étant fort mauvaise, elles trouvent difficilement
à se marier ; on nous fera une observation analogue
pour le tissage des châles à la main. L’industrie à
domicile n’est pas, elle non plus, exempte de désor¬
dres. Le premier de. tous, c’est l’improbité, trop gé¬
nérale chez les ouvrières en chambre et qui les porte
à s’approprier une partie des matières premières qui
leur sont confiées. Même, sous le rapport des rela¬
tions entre les deux sexes, les ouvrières à domicile
ne l’emportent pas toujours sur les ouvrières des fa¬
briques. « On s’abuserait à croire, dit M. Reybaud,
en parlant de Reims, que l’atelier domestique est
exempt de désordre; il fournit au moins autant de
victimes que l’atelier commun. Le degré de moralité
des populations tient surtout à l’esprit qui y règne :
là où les mauvais exemples abondent, où les défail¬
lances de la volonté ne sont pas contenues par des
principes rigides, les occasions, fussent-elles rares,
ne manqueront jamais pour commettre une faute ‘. »
Si l’atelier commun offre plus de péril par la présence
l. Reybaud, — La Laine, page 158.
233
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
du contre-maître, qui a trop de facilités parfois pour
séduire l’ouvrière, les industries dispersées ont le
facteur qui se rend dans les chaumières pour répar¬
tir et recevoir la tâche, et jouit de pouvoirs beaucoup
plus grands. Si les rencontres dans les ateliers ou
bien à la sortie constitiient un danger réel, d’un
autre côté, les nombreuses périodes d’oisiveté et de
chômage que la force des choses impose aux ou¬
vrières de 1 atelier domestique ne présentent pas moins
d inconvénients. M. Reybaud en a fait la remarque
au sujet d’Amiens. On sait qu’Amiens, jusqu’à cos
derniers temps, n a compté que très-peu de manu¬
factures et que les populations industrielles y tra¬
vaillent généralement à domicile : et cependant,
« du côté des mœurs, il y aurait plus à dire et mieux
à attendre, écrit M. Reybaud. Trop d’entre ces ou¬
vriers arrangent mal leur vie, dissipent leur argent
au préjudice de leur santé, cèdent au déréglement
sans avoir la conscience de ses suites. Les jeunes
filles ne sont pas toutes bien gardées et ne se gardent
pas assez elles-mêmes contre leurs faiblesses et les
séductions de la vanité. Le frein est relâché- et la
cause en est due en partie a ces désœuvrements forcés
qui accompagnent le régime de la fabrique. Une plus
grande régularité dans le travail suffirait pour amen¬
der ces fâcheuses habitudes. La plus sûre garantie des
mœurs est dans des occupations suivies, qui obli¬
gent et préservent l . » Partout, dans la petite indus-
1. Reybaud, La Laine, page 245.
20.
234 LE TRAVAIL DES FEMMES
frie, les moralistes ont signalé les inconvénients,
soit des longs chômages, soit des faibles salaires,
soit des heures de travail épuisantes qui créent le dé¬
sir et presque le besoin d’une violente diversion. Le
goût excessif de la toilette, que l’on a voulu attribuer
en propre aux ouvrières des usines, M. Jules Simon
le dénonce parmi les ouvrières lyonnaises, qui appar¬
tiennent à la petite industrie. Il n’est pas un écono¬
miste ou un moraliste s’étant occupé des brodeuses
des Vosges, qui n’ait signalé l'immoralité générale de
ces pauvres ouvrières. Une monographie, publiée
dans les Ouvriers des deux Mondes , nous représente
« l’inconduite passée en habitude et l’amour du luxe
et des plaisirs comme dominant 1 » parmi elles. Dans
un autre passage de la même monographie, on nous
dit qu’on « est surpris en entrant dans quelques mai¬
sons isolées, de les voir habitées seulement par des
femmes avec des enfants, qui sont des enfants natu¬
rels 2 . » M. Victor Modeste, dans son essai sur le
paupérisme, flétrit « le nom si triste et si amer, dans
son audace impudique, que les ouvrières de Nancy
donnent à cette soirée qu’elles abandonnent au dé¬
sordre soldé de façon ou d’autre. » En pleine Cham¬
bre belge, dans la séance du 20 janvier 1869, le mi¬
nistre de l’intérieur, M. Pirmez, a pu affirmer sans
exciter de contradiction que « les ateliers de dentelle
sont souvent les séminaires de la prostitution. » Enfin
1 et 2. Les Ouvriers des deux Mondes , tome III, pages 66, 27 ;
voir aussi les pages 66 et 65.
AU DIX-NEUVIÈME -SIÈCLE. 235
dans la session de 1868 de l’association anglaise pour
l’avancement des sciences sociales, plusieurs orateurs,
comparant la moralité des ouvrières de Birmingham,
employées en grand nombre dans les fabriques où se
travaille le fer, à lamoralité des ouvrières de Liverpool,
qui ne sont presque jamais occupées en dehors de
chez elles, établissaient dans les termes les plus éner¬
giques la supériorité des premières.
Le travail des champs, si bienfaisant qu’il paraisse
à tous les points de vue, n’est pas non plus exempt
de désordres. L’enquête anglaise sur les agriculturàls
gangs nous fait un pénible tableau de la moralité des
jeunes ouvrières agricoles dans les comtés de l’est de
l’Angleterre; elle nous montre tous les inconvénients
du travail côte à côte de jeunes filles et de jeunes
gens, sans surveillance efficace, avec toutes les faci¬
lités qu’offrent les buissons, les fossés, les granges,
les blés. Elle nous présente aussi un contingent
de faits particuliers empruntés aux greffes des tribu¬
naux et qui prouvent que, au point de vue de la gra¬
vité, si ce n’est de la fréquence du mal, les cam¬
pagnes sont encore plus mauvaises peut-être que les
villes. C’est un fait souvent reconnu que les bourgs
qui environnent Manchester et les prairies du Che-
shire ne le cèdent point en immoralité à cette grande
ville manufacturière. En 1843, l’ingénieur en chef
du Hainaut prouvait, dans une enquête officielle, à
l’aide du tableau suivant, composé d’après les ré-
gistres de l’état-civil, que la proportion des naissances
236 LE TRAVAIL DES FEMMES
naturelles aux naissances légitimes était plus défa¬
vorable pour l’arrondissement agricole de Tournai,
que pour les cantons charbonniers réunis de Boussu,
Dour, Pâturages, Rœulx, Charleroi, Gosselies et Sé-
neffe, où les femmes travaillent dans les mines.
NAISSANCES NAISSANCES RAPPORT
légitimes naturelles des naiss. nalur.
aux légitimes
6,954 622 0,090
7,126 379 0,053
6,328 567 0,089
436 35 • 0,080
En 1866, d’après les régistres de l’état-civil, l’im¬
portante ville manufacturière de Verviers, qui emploie
en si grand nombre les femmes dans les usines de
drap, sur 1289 naissances n’en comptait, que 102
naturelles, ce qui donne un rapport de 8 0/0 infé¬
rieur, comme on le voit, au rapport existant d’après
les tableaux précédents dans l’arrondissement agri¬
cole de Tournai.
Si l’on s’en tenait aux différentes monographies
qui ont été publiées sur certaines populations des
campagnes, la démoralisation y serait extrême : en
voici une sur le paysan du Laonnais, faite par un
1° Arrondiss 1 . de
Tournai.
2° Cantons de
Boussu, Dour, Pâ¬
turages, Rœulx,
Charleroi, Gosse¬
lies, Seneffe. ...
Arrondiss 1 , de
Tournai.
_ | 2° Villes de Cliar-
* / leroi, Gosselies
w ! et Rœulx.
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 237
digne et vertueux instituteur, dont nous extrayons
les lignes qui suivent : « L’entretien du ménage et le
soin des enfants, qui, ailleurs forment la principale
occupation de la mère de famille, ne sont ici qu’une
chose accessoire et entièrement subordonnée aux exi¬
gences de la culture... Dans les campagnes du Laon-
nais, dès qu’un enfant est né, il devient pour sa mère
un embarras en ce sens surtout qu’elle ne peut plus
participer aux travaux des champs. Mais ce n’est que
pour peu de temps. Afin de reprendre plus tôt ses
occupations ordinaires, elle sèvre son enfant; bien¬
tôt elle le quitte avant le jour et ne revient pour lui
donner la nourriture qu’à midi et le soir. Elle le
laisse seul à la maison et le lie à son berceau, quand
elle redoute quelque accident 1 .» Une monographie
sur le manœuvre agriculteur de la Champagne nous
fait de bien • tristes révélations : on nous y montre
une mère de famille relativement honnête, qui «laisse
ses filles sans surveillance au milieu des ouvriers de
terrassement logés chez elle, et qui tolère même pour
ne pas perdre une occasion de gain que ces ouvriers
amènent dans la maison et sous les yeux de ses filles
des prostituées avec lesquelles ils vivent dans un état
de véritable promiscuité a . » L’on nous dira que l’on
a vu dans les Landes « des jeunes filles et des femmes
travaillant comme les hommes aux terrassements de
chemin de fer, passant la nuit avec les ouvriers sous
1. Ouvriers des deux mondes, tome IV, page 7 4.
2, Idem,, tome I, pages 72 et 104.
238 LE TRAVAIL DES FEMMES
des barraques provisoires et vivant avec eux dans un
état voisin de la promiscuité; » l’on ajoutera que
« ces habitudes ont eu de déplorables conséquences
morales et, au point de vue hygiénique, ont créé un
véritable danger pour l’avenir de ces populations, en
répandant parmi elles les maladies syphilitiques sous
leurs formes les plus graves 1 . » Il s’agit là de popu¬
lations rurales et de contrées complètement étran¬
gères à l’industrie. Lne autre monographie sur les
lingères de Lille n’est pas plus favorable aux popula-.
tions des campagnes. « Il serait injus te, nous dit-elle,
d’attribuer exclusivement à l’industrie le relâchement
des mœurs qu’on remarque dans le département du
Nord; les filles de la campagne sont tout aussi faibles
que celles des villés, et ce qu’il y a de plus triste à
dire, c’est que la plupart d’entre elles cherchent à en¬
trer en relation avec les jeunes paysans riches pour
s’en faire épouser. De là un grand nombre de nais¬
sances illégitimes, que des intérêts sordides empêchent
le plus souvent de régulariser par le mariage. En
1856, la commune de R..., située dans la banlieue
de Lille, dont la population est d’environ 800 habi¬
tants, comptait 16 filles enceintes 2 . » Il ne dépen¬
drait que de nous de grossir à l’infini le nombre de
pareilles citations; mais à quoi bon?Notre but n’est
pas de faire le procès aux populations des campagnes,
ni d’innocenter les populations industrielles : c est de
1. Ouvriers des deux mondes, tome I, pages 72 et 104.
2. Idem, tome III, page 208.
AU DIX-NEUVIÈME Sl'ÈCLE. 239
montrer que le mal moral se trouve malheureusement
partout, quoique à différents degrés d’intensité ; c’est
de prouver qu’il faut avoir quelque défiance pour ces
études et ces enquêtes exclusives sur telle ou telle
population ouvrière, sur telle ou telle branche d’in¬
dustrie ; c’est d’établir qu’il n’est que trop facile de
mettre en lumière des scandales réels, de grouper
des faits d’immoralité notoire, et que la conclusion
que l’on tire de ces tableaux et de ces faits particu¬
liers est quelquefois trop absolue, et par conséquent
en dehors et au delà delà vérité.
Nous ne ferons d’ailleurs aucune difficulté pour le
reconnaître : la moralité est plus faible dans les cen¬
tres industriels que dans les campagnes ou les petites
villes ; les fautes y sont incontestablement plus nom¬
breuses. Il y a plusieurs raisons qui en rendent
compte : d’abord la vie est plus cachée dans les villes
et par conséquent la responsabilité y est moins
grande; les hommes y supportent beaucoup moins le
fardeau et les conséquences des fautes auxquelles ils
entraînent les femmes. Puis la classe des riches oisifs
et débauchés y est également représentée par un effec¬
tif plus considérable; les villes d’ailleurs, en propor¬
tion de leur grandeur, sont des exutoires où abou¬
tissent tous les éléments viciés d’alentour, pour y
chercher le secret et une existence plus facile. La ma¬
nufacture attire le vice plus qu’elle ne le crée. La
grande industrie, il ne faut pas l’oublier, n’a pas en¬
core trouvé en France son assiette définitive : presque
240 LE TRAVAIL DES FEMMES
tous nos tissages mécaniques sont de très-récente
origine ; .beaucoup de nos grands ateliers d’apprêt
des étoffes et de peignage des laines ne sont nés que
d’hier. 11 en résulte que, pour s’introduire dans des
contrées où elles étaient inconnues, ces industries
manufacturières ont dû appeler à elles tout un per¬
sonnel nomade de femmes et d’hommes étrangers à
la localité ; c’est parmi ces ouvriers surtout que l’im¬
moralité est intense : mais la présence de ces ou¬
vriers nomades, ce n'est que la période d’enfante¬
ment de la grande industrie, ce n’est pas son état
„ normal. Peu à peu, cet effectif vagabond se fixe,
prend racine dans le pays et s’améliore. Ce qui est
incontestable, c’est que la moralité de nos centres
industriels s’est relevée depuis un certain nombre
d’années.
Que n’a-t-on pas dit et écrit sur l’immoralité dans
la ville de Reims? M. Villermé représentait ce centre
industriel comme le pourvoyeur des maisons de pros¬
titution parisiennes. Et cependant, qu’on y réfléchisse :
à cette époque, c’est-à-dire il y a plus de trente ans,
le nombre des manufactures à Reims était très-res-
treint et la quantité des ouvrières de fabrique très-
bornée. Le peignage à la main occupait alors près
de dix mille ouvriers au foyer domestique ; le tissage
mécanique n’avait pas encore pris racine dans cette
région ; il n’y avait donc que les ouvrières de filature
à travailler dans l’atelier commun. Depuis lors, le
nombre des femmes employées dans les manufac-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 241
tures s’est multiplié les peigneuses ïïeillmann et
Hubner ont développé dans de vastes proportions
l’industrie mécanique ; le tissage a quitté la chaumière
pour s’installer dans l’usine. L’immoralité s’est-elle
accrue? Tous nos renseignements nous attestent
le contraire. M. Jules Simon, dans une séance du
Corps législatif reconnaissait en 1869 qu’une amé¬
lioration s’était manifestée. On a cité aussi les désor¬
dres de Saint-Quentin, mais jusqu’à ces derniers
temps Saint-Quentin a été exclusivement adonnée
au travail à domicile. Dans la plupart des villes
manufacturières, les observateurs impartiaux con¬
statent une situation, si ce n’est bonne en elle-même,
du moins supérieure à celle d’autrefois. « Les mœurs
sont bonnes à Roubaix, dit M. Louis Reybaud; les
mariages y sont précoces : sur une population de
65,000 âmes, l’on n’y comptait, en 1864, que
69 ménages irréguliers et 55 enfants naturels L » La
situation morale de Sedan est connue comme satis¬
faisante. Un grand industriel de Wesserling, M. Aimé
Gros, dont les établissements occupent plus de
6,000 ouvriers, affirmait, dans l’enquête sur l’ensei¬
gnement professionnel, qu’il n’y avait pas, dans son
canton, un seul mariage fictif 2 . Un autre impor¬
tant industriel d’Alsace, M. Rourcart, de Guebviller,
qui ne ménageait d’ailleurs pas le blâme aux ou¬
vrières, déclarait cependant que « la vie en com-
1. Louis Reybaud. —La Laine , page 212.
2. Enquête, tome I, page 369.
21
242 LE TRAVAIL DES FEMMES
mun d’hommes et de femmes non mariés était à peu
près inconnue dans cette ville et que, si un cas sè
présentait, les ouvriers eux-mêmes faisaient en sorte
que les coupables ne pussent continuer leur mauvaise
vie sans être mis au ban de toute société b » Nous
croyons volontiers qu’il y a quelque exagération dans
ces éloges, de même qu’il y en a dans les critiques.
Dans beaucoup de vides, la situation est encore mau¬
vaise, et dans presque toutes elle laisse à désirer.
L’amélioration nous est démontrée par un tableau
statistique sur les naissances naturelles, que nous
empruntons au travail de M. Legoyt, le directeur de
la statistique générale de France :
Enfants naturels pour 100 naissances :
1851-1856 1856-1866
Seine. 26.92 26.32
Villes. 12.21 . 11.49
Campagnes. 4.03 4.39
« Ainsi, ajoute M. Legoyt, l’augmentation des en¬
fants naturels ne s’est produite que dans les cam¬
pagnes 2 . » Il y a eu dans les villes une diminution
importante et qui mérite d’autant plus d’être remar¬
quée que, dans la période décennale de 1856 à 1866,
la grande industrie a pris un énorme essort et a de
plus en plus appelé les femmes dans son sein. Avant
1856, il n'existait que peu d’établissements de tissage
mécanique en France : dans la seule Alsace, le nora-
1. Enquête sur VEnseignement professionnel, page 284.
2. Annuaire de l'Économie polititique pour 1869, page 9.
243
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
bre des métiers mécaniques de tissage, pendant la
période de 1856 à 4862, a augmenté de deux tiers,
soit de 14,000 à 23,000; l’augmentation a été encore
plus grande dans le Nord, et l’on sait que c’est prin¬
cipalement le tissage mécanique qui attire les femmes
dans l’atelier commun. Le nombre et l’importance
des ateliers d’apprêts s’est également accru dans de
vastes proportions ; il n’est pas téméraire de dire que
le nombre des femmes employées dans les usines en
1866 doit avoir été deux fois plus grand qu’en 1831 :
et cependant la proportion des naissances naturelles
aux: naissances légitimes n’a pas augmenté dans les
villes; elle a même décru, phénomène considérable
et qui mérite d’être signalé.
En Angleterre aussi, l’on a remarqué une amélio¬
ration des mœurs des ouvrières industrielles. Dans
une des dernières réunions de l’association anglaise
pour l’avancement des sciences sociales, le prési¬
dent de la section d’économie politique, le professeur
Fawcett, membre du parlement,* confirmant les as¬
sertions de différents orateurs, déclarait qu’il « con¬
naissait très-bien la population de la Cornouaille,
parmi laquelle c’était une pratique universelle d'en¬
voyer travailler les jeunes filles dans les ouvrages
extérieurs desmines. Et c’étaitun fait notoire que, dans
aucune classe de femmes, il n’y avait une moralité
plus élevée que parmi ces jeunes filles. Le vice et le
concubinage étaient choses complètement inconnues
dans ces populations ; tous ces progrès avaient été
244 LE TRAVAIL DES FEMMES
accomplis sans aucune intervention législative, et il
en fallait rapporter le mérite au grand mouvement re¬
ligieux et intellectuel qui s’était produit naguère sur
la Cornouaille, quand Wesley y apparut et y accom¬
plit sa merveilleuse carrière de missionnaire L »
Ainsi il ne faut pas prendre à la lettre toutes les
descriptions lugubres et vieilles des mœurs des ou¬
vrières industrielles. Il y a généralement de l’exagé¬
ration dans.ces tableaux; il y a surtout beaucoup de
traits, vrais autrefois, qui ont cessé de l’être. Le pro¬
grès est presque partout perceptible ; dans beaucoup
de localités il est énorme. Les raisons en sont variées:
d’abord, l’industrie mieux assise est mieux ordon¬
née ; elle a chassé de son sein ce personnel de rebut,
qu’elle employait d’une manière exclusive à l’époque
de son premier établissement. Les ouvriers nomades
sont devenus moins nombreux, ils se sont fixés. Les
écoles, autrefois inconnues, se sont multipliées;l’at¬
tention du public, des industriels, des sociétés philan¬
thropiques, charitables ou religieuses, s’est portée
sur les ouvriers de la grande industrie. Il y a eu de¬
puis vingt ans un vaste et fécond mouvement d’éduca¬
tion. Les mesures légales ont-elles contribué aussi
à diminuer le mal? quelle a été dans le passé leur in¬
fluence; quelle peut-elle être dans l’avenir? C’est ce
que nous allons étudier.
1. Transactions of the association for the promotion of social
science , année 1868, page 612.
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.
215
CHAPITRE III
Des lois et des coutumes régissant le travail des femmes
à l’étranger et en France.
L’intervention de l’État dans le travail des femmes
peut se manifester par différentes mesures. La légis¬
lation peut défendre aux femmes d’une manière ab¬
solue de s’employer dans la grande industrie ou dans
telle industrie particulière. Elle peut aussi limiter la
prohibition à certaines catégories de femmes : par
exemple, aux femmes mariées, aux jeunes mères de
famille, ou bien, au contraire, aux filles mineures.
S’il recule devant ces prohibitions, le législateur peut
réglementer soit les heures, soit les conditions du
travail; il peut ordonner certaines précautions, ju¬
gées nécessaires pour la santé ou la moralité des ou¬
vrières : par exemple, de renfermer les machines et
les courroies dans des boîtes, de séparer lès sexes,
• soit dans les ateliers, soit à la sortie; de faire con¬
trôler le travail des femmes par des contre-maîtresses
au lieu de conlre-maîtres. Tels sont les différents mo¬
des d’intervention de^ l’État qui ont été réclamés par
les moralistes.
Il est un fait qui domine toute cette matière : c’est
que, dans aucun pays du monde, il n’a été sérieuse-
21 .
246 LE TRAVAIL DES FEMMES
ment question d'exclure de la grande industrie les
femmes en général, ou même certaines catégories de
femmes comme les jeunes mères. La proposition
n’a jamais été faite dans aucun parlement; il ne s’est
point rencontré de député assez audacieux pour pré¬
senter une motion dans ce sens, quoique plusieurs
publicistes, dont quelques-uns ont joui d’une assez
grande célébrité, aient réclamé une pareille mesure;
mais là où le publiciste s’aventure sans crainte,
l’homme d’État recule épouvanté : e’est que la respon¬
sabilité pèse sur celui qui fait et écrit les lois, non sur
celui qui les réclame.
En dehors de cette prohibition absolue, tous les
autres modes d’intervention de l’État dans le travail
des femmes ont été essayés et pratiqués.
La législation qui s’est montrée le plus envahis¬
sante sous ce rapport, ou plutôt la seule qui ait in¬
venté un système de réglementation spéciale pour le
travail des femmes dans l’industrie, c’est la législation
anglaise. Cela peut surprendre au premier abord;
mais celui qui descend au fond des choses et examine
toutes les différentes faces des questions se rend par¬
faitement compte des raisons qui ont porté le parle - 1
ment à intervenir d’une manière aussi minutieuse
dans le travail des femmes. L’une de ces raisons, la
principale même, c’est précisément le profond respect
qu’ont les Anglais pour la liberté des citoyens. Ja¬
mais le législateur en Angleterre n’a cru avoir le
droit de limiter ou de restreindre le travail de l’homme
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 247
adulte; il n’a donc été fait aucune loi, comme en
France ou en Allemagne, en vue de limiter le
travail des ouvrières des fabriques. Mais, avec cet
esprit de subtilité pratique, qui, dans le domaine de
la législation civile, a porté les Anglais à placer les
cours d’équité à côté et en face des cours de droit
strict, les hommes d’État d’Angleterre ont été bien
aises d’arriver à restreindre le travail des fabriques
sans attenter d’une manière ouverte à la liberté du
citoyen. En réglementant le travail des femnies, ils
réglementaient en fait et par là même le travail des
ouvriers des manufactures ; car, dans la plupart des
industries, les hommes et les femmes étant employés
côte à côte et dans les mêmes ateliers, on n'e pouvait
faire cesser le travail pour les unes et le continuer
avec avantage pour les autres. Même les industries
qui n’occupent que les hommes supportaient le contre¬
coup de la réglementation imposée aux femmes; car,
les ouvriers des manufactures de coton, de laine, de
lin et de soie, ne travaillant qu’un certain nombre
d’heures par jour, il était naturel et même nécessaire
que les ouvriers des industries métallurgiques s’au¬
torisassent de cet exemple et de ce précédent pour se
refuser à une journée plus longue. Ainsi, en fait, le
parlement en réglementant le travail des ouvrières
des manufactures, réglementait par là même le travail
des hommes; et.nous voyons là, non pas une consé¬
quence fortuite et imprévue^ mais le but même des
factory acts.
248 LE TRAVAIL DES FEMMES
D'un autre côté, si le parlement ne croyait pas sortir
de sa sphère en réglementant le travail des ouvrières
c’est que la femme en Angleterre est, à certains
égards, dans la position d’un enfant. Elle n’a pas, au
point de vue de la loi civile, la plénitude des droits
que la loi française lui reconnaît. Elle est traitée, en
beaucoup de circonstances, comme un être faible,
ayant essentiellement besoin de protection. Fille, la
loi la défend contre la séduction, reconnaissant par
là même sa faiblesse morale ; mariée, elle est dépouillée
de tous les droits que notre Code reconnaît : l’au¬
torité maritale pèse d’un poids véritablement écrasant
sur elle, et plus encore sur sa fortune 1 . Il y a actuel¬
lement, en Angleterre, un mouvement accentué con¬
tre cet état de choses. Jusqu’à présent considérée
comme mineure, non-seulement pour ses biens, mais
aussi pour ses fautes, il n’est pas étonnant que, au
point de vue du travail, on ait cru pouvoir la sou¬
mettre à une certaine tutelle, tutelle mitigée d’ailleurs
et circonspecte, qui limite seulement la personne in¬
dustrielle et ne la supprime pas.
L on connaît les procédés habituels du législateur
anglais : il n a pas la prétention de légiférer en vue
de 1 éternité et pour l’universalité des rapports so¬
ciaux ; il suit une marche plus prudente, plus mo¬
deste et plus sage. Il ne réglemente qu’un certain
nombre de cas bien définis; puis, l’expérience une fois
* ' V ° ir à Cet égard : A brie f su ™™ary of lhe laïcs of England,
concermng women, by Barbara Bodichon, 1869 .
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 249
faite pendant quelques années, il amende les lois exis¬
tantes et en étend l’application. Ainsi, les lois se
succèdent fréquemment, non pour s’abroger, mais
pour se développer ; on les trouve superposées comme
les différentes couches géologiques, produites, jion
pas d’un seul jet, mais par un long et continu travail
d’élaboration. Cette méthode', si heureuse en pratique,
a ses difficultés pour l’observateur. Rien n’est variable
et compliqué comme cette législation ; il faut prendre
l’embryon à sa naissance et le suivre dans ses diffé¬
rentes et logiques métamorphoses, dans les phases
naturelles et successives de sa croissance. La législa¬
tion anglaise, en effet, n’est jamais fixée, elle est dans
un perpétuel devenir; c’est un corps vivant dont le
développement ne subit pas d’arrêt.
La première intervention de la loi dans le travail
de la grande industrie remonte au début de ce siècle.
Un grand manufacturier, le-premier sir Robert Peel,
fit passer l’acte 42 George III, chap. lxxiii, pour la
conservation de la santé et de la moralité des jeunes
ouvriers employés dans les manufactures de coton
et de laine. Le travail au delà de 12 heures était prohibé
pour eux. Un certain nombre d’années plus tard,
en 1819, un nouveau bill, amendant le précédent,
défendait l’emploi d’enfants - au-dessous de 9 ans
dans les mêmes manufactures. Telles sont les pre¬
miers essais de la législation industrielle anglaise:
timides tentatives qui devaient conduire graduelle¬
ment à des mesures plus radicales et plus compré-
250 LE TRAVAIL DES FEMMES
hensives. Il est à remarquer que ces premiers actes
concernaient uniquement les enfants et nullement les
hommes et les femmes adultes ; et que, d’un autre
côté, ils régissaient les seules manufactures de coton
et de laine,, à l’exclusion de toutes les autres. Leur
effet fut à peu près nul. On n’avait pas organisé une
inspection salariée pour veiller à leur exécution ; on
s’était contenté de laisser aux juges de paix [justices
of the peace ) de chaque comté, le soin.de désigner
deux personnes pour visiter les établissements soumis
à la loi et en revendiquer l’application : pour atteindre
le but du législateur ces moyens étaient insuffisants.
Après une longue expérience et de sérieuses études
le parlement se décida à faire en avant un pas décisif.
L’acte de 1833, pour réglementer le travail des enfants
et des jeunes gens employés dans les fabriques et les
manufactures du Royaume Uni ( to regulate the la¬
bour of children andyoung persons in the mills and
factories of the United Kingdom), fut beaucoup plus
audacieux que les précédents. Il défendait pour toute
personne au-dessous de 18 ans le travail de nuit,
c’est-à-dire le travail de 8 heures du soir à S heures
et demie du matin. Il limitait à 12 heures par jour et-
à 69 heures par semaine le travail des personnes au*
dessous de 18 ans, la journée du samedi devant être
pour eux de 9 heures seulement. Il prévoyait le cas
d’accidents dans les machines, qui feraient perdre
3 heures de travail de suite, auquel cas il serait loi¬
sible d’ajouter une heure aux journées suivantes pour
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 2 r )l
regagner le temps perdu. Il fixait à une heure et demie
le temps qui devait être accordé pour les repas aux
personnes astreintes à un travail de 12 heures par
jour. Confirmant la disposition de l’acte de 1819, par
laquelle aucun enfant ne pouvait être reçu dans une
manufacture avant d’avoir accompli sa neuvième an¬
née , il ajoutait qu’aucun enfant ayant moins de 11 ans
accomplis ne pourrait être employé plus de 48 heures
par semaine et plus de 9 heures par jour ; enfin l’acte
créait une inspection efficace des manufactures.
Cet acte de 1833 est la vraie base de la législation
actuelle. C’est le premier des documents appelés fac-
tory acts , auxquels toutes les lois postérieures se ré¬
fèrent. Il n’y est pas fait mention des femmes qui,
comme les hommes adultes, n’étaient encore soumises
à aucune réglementation : mais cet acte de 1833 fai¬
sait une distinction remarquable entre deux classes
de personnes également soumises à la loi : les unes
appelées enfants \childreri), ayant de 9 à 11 ans et
pour lesquels la journée de. travail ne devait jamais
excéder 9 heures par jour ni 48 heures par semaine ;
et, d’un autre côté, les jeunes gens (young persons)
âgés de 11 à 18 ans, ne devant jamais travailler plus
de 12 heures par jour, ni plus de 69 heures par se¬
maine, à cause de la journée écourtée du samedi.
C’est grâce à cette distinction ingénieuse entre ces
deux classes de personnes protégées, que les femmes
finirent par être soumises, pour la durée de leur tra¬
vail, à la tutelle légale.
252 LE TRAVAIL DES FEMMES
Eli effet, l’acte 7 et 8 Victoria, chap. xv, intitulé :
A n act to amend the laws relating to labour in fac-
tories, après avoir amendé et corrigé divers points
des précédents bills, ajoutait au paragraphe 32 : « I]
est ordonné qu’aucune femme au-dessus de 18 ans
ne doit être employée dans les manufactures, si ce
n’est pour le même temps et de la même manière que
les jeunes gens (i young persons) peuvent y être em¬
ployées, et que toute personne qui sera convaincue
d’employer une femme au-dessus de 18 ans, pour un
temps plus long ou d’une autre manière, soit con¬
damnée pour chaque semblable délit à supporter la
pénalité qui est édictée pour l’emploi des jeunes gens
contrairement à la loi. » Ainsi cette mesure si impor¬
tante de soumettre les femmes adultes et majeures à
la réglementation légale, alors qu’on en exemptait les
hommes, s’introduisait presque subrepticement dans
la législation anglaise, par un simple et court article
sans préambule et perdu dans le corps d’un bill volu¬
mineux. Il suffisait pour cela, au milieu d’innombra¬
bles prescriptions de détail, de déclarer tout à coup,
que les femmes au-dessus de 18 ans devaient être
assimilées aux jeunes gens au-dessous de 18 ans
(young persons ). Telle était la grave innovation de
principes que consacrait presque à la dérobée l’acte
de 1844; il contenait aussi en pratique un autre im¬
portant amendement aux lois précédentes. D’après le
paragraphe 35, les enfants, les jeunes gens ( young
persons), et par conséquent aussi les femmes de tout
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 253
âge, désormais assimilées aux jeunes gens, ne pouvaient
être employées l’après-midi du samedi plus tard que
4 heures et demie, sous aucun prétexte. Il est remar¬
quable que l’acte de 1844, permettant, conformément
à l’acte de 1833, de regagner le temps perdu par un
accident dans les machines ou par une interruption
de la force hydraulique en ajoutant une heure à la
journée de travail des jours suivants, fît une exception
expresse pour le samedi, dont la journée devait, en
tous cas, finir à 4 heures et demie.
D’après cet acte, les femmes adultes pouvaient être
occupées 12 heures les 5 premiers jours de la se¬
maine, et 9 heures le samedi; le travail de nuit était
en outre défendu pour elles : cette protection fut bien¬
tôt jugée insuffisante.
Un acte de 1850 intitulé : An act to amend the
acts relating to labour in factories , défendit d’em¬
ployer dans les manufactures les jeunes gens et les
femmes avant 6 heures du matin et après 6 heures du
soir pour les 5 premiers jours de la semaine ou
2 heures de l’après midi pour le samedi. Les heures
de repas continuaient à être d’une heure et demie, ce
qui réduisait à 10 heures et demie les jours habituels
et à 7 heures le samedi la durée du travail effectif,
soit 60 heures par semaine. Les jeunes gens ou les
femmes ne pouvaient être employées pour réparer le
temps perdu par des accidents dans les machines
ou par des interruptions de la force hydraulique au
delà de 7 heures du soir. Les jeunes gens et les
254 LE TRAVAIL DES FEMMES
femmes occupés dans l’établissement pendant les
heures des repas devaient être considérés comme em¬
ployés contrairement à la loi. Cet acte consacrait, on
le voit, une limitation considérable des heures de tra¬
vail pour les femmes.
Beaucoup d’autres bills viennent encore se rattacher
aux précédents et méritent une courte notice. Il faut
remarquer que les actes que nous venons d’énumérer,
et dont nous avons expliqué les clauses, n’étaient pas
d’une application générale pour toutes les manufac¬
tures du royaume uni. Les seules filatures ou tissages
de coton, de laine, d’étoffes mélangées, de chanvre,
de lin, d’étoupes et de soie [cotton, woollen , wors-
ted, hemp , flax , tow, linen or silk mills or fado-
odes) y étaient soumis. Encore doit-on faire observer
que, dans les manufactures précitées’, les seuls ateliers
de fabrication proprement dite étaient régis par la
loi. Les opérations préparatoires ou complémentaires
de déballage, d’empaquetage, de finissage et beau¬
coup d’autres échappaient à toute limitation de la
journée de travail. Poussé par une irrésistible logique,
le parlement sentit le besoin de compléter l’œuvre
commencée.
L’acte de 1845 (8 et 9 Victoria, chap. xxix) ouvrit
la série de ces bills accessoires et parallèles aux pré¬
cédents, destinés à soumettre peu à peu tous les ate-
• liers du royaume-uni à la législation faite d’abord eD
vue des seules manufactures de coton, de laine, etc.
Cet acte de 1845 s’appliquait aux ateliers d’impression
A.U DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 255
sur étoffes ( print works ) et prenait, en faveur des
femmes qui y étaient occupées, des mesures de pro¬
tection analogues, mais non pas identiques à celles
que nous avons indiquées plus haut. Un bill posté¬
rieur, en date de 1885, réglementa les ateliers de
banchissage, finissage et teinture d’étoffes [An act to
regulale the employment of females and young per-
sons under eighteen in bleaching , finishing and
dyeing works). Cet acte commençait par une énu¬
mération des plus précises et des plus longues de tous
les ateliers ou lieux de travail qu’il entendait régir.
Ce n’était pas seulement les endroits clos et couverts,
mais encore les hangars, les cours, champs ou
pièces de terre affectés à une occupation relative au
blanchissage, au finissage et à la teinture des étoffes,
qui devaient être soumis aux prescriptions légales.
L’atelier, strictement domestique, c’est-à-dire celui
où l’enfant travaille chez ses parents, échappait
seul à cette réglementation. Le travail des femmes
dans les industries régies par le bleachers act 1855
était soumis exactement aux mêmes limites qui avaient
été imposées aux manufactures de coton, de laine, etc. ;
c’est-à-dire qu’il devait s’accomplir entre 6 heures du
matin et 6 heures du soir avec une heure et demie
d’intervalle pour les repas, ce qui ne laissait que
10 heures et demie de travail effectif. La journée de¬
vait cesser pour les femmes le samedi à deux heures
de l’après-midi; leur maximum de travail était donc
de 60 heures par semaine. Si précise et compréhen-
LE TRAVAIL DES FEMMES
256
sive qu’ait été l’énumération des lieux et emplace¬
ments régis par cet acte, il paraît qu’elle n’était pas
encore complète ou quelle permettait sur quelques
points des équivoques. Il fallut deux actes postérieurs,
l’un en 1860, l’autre en 1863, pour soumettre au ré¬
gime des factory acts tous les ateliers s’occupant du
blanchissage, du finissage et de la teinture des étoffes.
On aura remarqué que les établissements auxquels
s’appliquaient les actes que nous venons d’analyser
avaient tous une étroite relation avec la fabrication
des matières textiles, et qu’ils n’étaient en définitiye
que les appendices des filatures et des tissages de co¬
ton, laine, lin, etc. Mais la grande industrie s’étant
infiniment développée en Angleterre, beaucoup d’au¬
tres fabrications que celle des étoffes proprement dites
finirent par s’effectuer dans de vastes manufactures.
Le parlement sentit donc le besoin d’étendre encore
l’application des factory acts et de soumettre à leur
réglementation toute espèce de travail aggloméré. Il
éprouva cependant des difficultés pour imposer aux
productions les plus variéés des règles aussi strictes
que celles que nous avons exposées; et il crut, en
prenant les mômes mesures au fond, devoir apporter
d’importantes modifications dans la forme. La pre¬
mière industrie qui fut atteinte par cette réglementa¬
tion nouvelle fut celle du tulle et des imitations méca¬
niques de la dentelle. Nous avons déjà vu l’essor
presque inouï pris par cette fabrication dans la pre¬
mière moitié de ce siècle. Nottingham, qui en est le
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 257
principal siège, lui doit une rapide et solide prospé¬
rité. En 1860, l’on comptait 4,000 machines pour la
confection mécanique de la dentelle, représentant un
capital de-cent millions de francs. Le travail était
excessif dans les usines ; il ne paraissait pas suscep¬
tible de la même régularité que le travail des étoffes
de coton, lin, laine, etc. Les imitations de dentelles
étant des produits de luxe, soumis aux caprices de la
mode, les commandes affluaient toutes en même
temps, Néanmoins, le parlement ne recula pas. Un
bill de 1861 intitulé : An act to place the employ -
ment of women , young persons , youths and chil-
dren in lace factories under the régulation of
the factory acts , défendait de faire travailler les
femmes dans les manufactures de dentelles pen¬
dant un temps plus long que celui qui avait été
déterminé pour les filatures et les tissages de coton,
laine, etc. Les jeunes gens de 16 à 18 ans ( youths )
ne pouvaient même être occupés plus de 9 heures par
jour. D’un autre côté, les manufactures de dentelles,
contrairement aux règles régissant les autres usines,
pouvaient commencer la journée à 4 heures et demie
du matin et la poursuivre jusqu’à 10 heures du soir,
à la seule condition de ne pas exiger des femmes et des
jeunes gens plus d’heures de travail que celles fixées
par la loi. Il y avait ainsi pour cette industrie une lati¬
tude qui n’existait pas pour les autres. D’autres bills
vinrent encore compléter cette législation successive,
et, en subordonnant à la réglementation des factory
22 .
258 LE TRAVAIL DES FEMMES
acts plusieurs industries nouvelles, s’occupèrent, en
outre, de commander certaines précautions de salu¬
brité ; non-seulement les heures de travail pour les
femmes furent limitées, mais il fut encore exigé cer¬
taines mesures spéciales, et leur emploi dans quelques
travaux fut même interdit. Le factory acts exten¬
sion act ï 864 (acte de 4864 pour étendre les actes
sur les manufactures) contenait ainsi diverses clauses
relatives à la ventilation des usines et à d’autres me¬
sures sanitaires ; puis il défendait que, dans les manu¬
factures d’allumettes chimiques, les enfants, les jeunes
personnes et les femmes pussent prendre leurs repas
dans les parties de l’établissement où aurait lieu
quelque opération manufacturière, si ce n’est celle de
couper le bois : aucune précaution semblable n’était
prise pour les hommes. Le factory acts extension
act 1867 (acte de 1867 pour étendre les actes des
manufactures) visait spécialement les manufactures
de papier, de verre, de cristal, de tabac, de caout¬
chouc, y appliquant les règles déjà connues pour la
durée du travail des femmes et ordonnant aussi en
leur faveur spéciale quelques mesures sanitaires. Pour
veiller à l’exécution de tous ces règlements légaux,
un autre bill, the sanitary act de 1866, instituait
une commission spéciale, dite Nuisance authority ,
ayant le pouvoir de pénétrer à toute heure du jour et
de la nuit dans les établissements soumis aux factory
acts, et de s’assurer qu’on ne commettrait aucune
infraction aux mesures qui y étaient ordonnées.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 259
Le factory acts extension act 1867 s’appliquait
uniquement aux établissements employant cinquante
personnes ou plus. Le législateur anglais trouva illo¬
gique de ne pas pousser plus loin une réglementation
qui lui paraissait utile. Poursuivant jusqu’à ses der¬
nières conséquences le principe qu’il n’avait cessé de
développer depuis plus de soixante ans, il en vint à
édicter the workshops régulation act 1867 (l’acte de
1867 pour la réglementation des ateliers). Fidèlé à
ses traditionnelles habitudes de précision et de
clarté, le législateur de Londres commençait par dé¬
finir les termes qu’il allait employer. « Le mot han-
dicraft (métier) s’appliquera, disait-il dans le préam¬
bule, à toute espèce de travail manuel, fait en vue du
gain ou donnant lieu à un trafic, et consistant à faire
un article quelconque ou une partie d’article, à le
modifier, le préparer, l’ornementer, en un mot, à
préparer un article pour la vente. Le mot workshop
(atelier) s’appliquera à toute chambre ou place quel¬
conque, soit couverte, soit en plein air, où un métier
{handicraft) est exercé par un enfant, une jeune per¬
sonne ou une femme, et dans laquelle chambre ou place
le patron a droit d’accès ou de contrôle. » Ces termes
comprenaient tout, sauf le seul foyer domestique où
le patron n’a pas le droit d’entrer ni de contrôler le
travail. Ces définitions faites, l’acte défend dans tous
les métiers ( handicrafts) l’emploi d’enfants au-dessous
de huit ans; illimité à six heures et demie par jour
l’emploi des enfants de huit à treize ans, encore leur
260 LE TRAVAIL DES FEMMES
travail ne peut-il avoir lieu que de six heures du
matin à huit heures du soir. Les jeunes gens et les
femmes ne peuvent être occupés chaque jour que
douze heures, dont il faut déduire une heure et demie
pour les repas, ce qui réduit à dix heures et demie
leur travail effectif; les personnes ci-dessus désignées
ne peuvent être employées qu’entre cinq heures du
matin et neuf heures du soir; enfin les enfants, jeunes
gens ou femmes, ne peuvent être occupés dans aucun
métier la journée du dimanche ou le samedi après
deux heures de l’après-midi, si ce n’est dans les éta¬
blissements qui n’occupent pas plus de cinq per¬
sonnes, et où le travail consiste uniquement à faire
des articles destinés à être vendus en détail sur le lieu
même ou à réparer des articles de même nature.
Telles sont les dispositions du workshops régula¬
tion act 1867 : elles sont au plus haut degré remar¬
quables. Ce n’est plus seulement la grande industrie,
ce ne sont plus les établissements à moteur hydrau¬
lique ou à feu, c’est l’innombrable variété des petits
métiers divers, sans une seule exception et sans que
l’on prenne en considération leur importance, qui se
trouve réglementée par la loi. Les ateliers les plus
obscurs, ceux qui n’emploient que deux ou trois ou¬
vriers, sont soumis à cette limitation des heures de
travail pour les femmes, les enfants et les jeunes gens:
tentative hardie et dont l’expérience seule pourra dé¬
montrer l’efficacité. Ainsi, dans toute l’étendue de
l’industrie anglaise, depuis la filature de coton jus-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 261
qu’au plus humble atelier de travail à l’aiguille, l’ou¬
vrière majeure ne doit pas et ne peut pas travailler
plus de dix heures et demie par jour et de soixante
heures par semaine.
Avec cet acte qui paraît si exorbitant et si au¬
dacieux à la fois, la législation anglaise n’avait pas dit
son dernier mot. Une autre tentative plus surprenante
encore est venue récemment compléter le système.
De l’industrie l’on a songé à faire passer la réglemen¬
tation dans l’agriculture. Dans les comtés de l’est de
l’Angleterre, il existe une organisation tout à fait
spéciale et infiniment curieuse du travail agricole.
Des entrepreneurs de travaux ruraux appelés gang-
masters (chefs de bande) engagent pour plusieurs
semaines, plusieurs mois ou même.pour toute l’année,
des enfants et des femmes qu’ils réunissent en troupes
.permanentes et organisées. Ils traitent ensuite à forfait
avec les fermiers ou les propriétaires d’alentour pour
l’exécution de travaux agricoles, le sarclage d’un
champ par exemple, ou la moisson, et ils se transpor¬
tent avec leur personnel, gagé directement par eux,
sur les lieux où la tâche doit s’accomplir. Le parle¬
ment est intervenu dans cette singulière et toute nou¬
velle organisation du travail rural. Le agricultural
gangs act , entre autres prescriptions, défend l’emploi
simultané d’hommes et de femmes dans la même
bande agricole: il interdit également l’emploi des¬
femmes dans une bande commandée par un homme,
à moins qu’une femme recommandable, ayant reçu
262 LE TRAVAIL DES FEMMES
des magistrats du comté une licence, ne soit égale¬
ment présente dans la même bande. L ' agricultural
gangs act contient aussi d’autres restrictions sur la
distance à laquelle les femmes occupées dans les
bandes agricoles pourront être transportées, et le
temps pendant lequel elles pourront être occupées.
Enfin, pour achever le tableau de la législation an¬
glaise relativement aux ouvrières, il nous reste à ci¬
ter un acte très-antérieur aux précédents, mais que
nous avons distrait de son ordre chronologique
parce qu’il concerne une industrie tout à fait spéciale
et qu’il est, d’autre part, empreint d’un esprit de ra¬
dicalisme que nous ne trouvons nulle part ailleurs.
Nous voulons parler de l’acte du 10 août 1842 (5 et
6 Victoria, ch. 99) intitulé : An act io prohibil the
employment of womenand girls in mines and colle-
ries (acte pour défendre l’emploi des femmes et des •
filles dans les mines et houillères). En vertu de ce
bill, l’entrée des mines et houillères fut interdite aux
femmes à partir du 1 er mars 1843; le travail delà
surface, sauf certains ouvrages rudes ou périlleux,
continua à être licite pour elles.
Tel est le développement de la législation anglaise
sur le travail des femmes adultes. L’on a vu com¬
ment, à la faveur de cette distinction entre deux caté¬
gories de personnes protégées, les enfants et les
jeunes gens au-dessous de 18 ans, l’on était arrivé
dés 1844 à réglementer le travail des femmes ma¬
jeures en les assimilant simplement aux jeunes gens
263
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
[young persons). Cette assimilation une fois intro¬
duite, l’on ne s’en départit pas. La législation dès lors
se développa en deux sens différents, en étendue et
en profondeur : d’un côté, elle s’appliquait par cha¬
que nouveau bill à un plus grand nombre d’établis¬
sements; d’un autre côté, elle restreignait de plus en
plus la durée du travail pendant les cinq premiers
jours de la semaine et surtout pendant l’après-midi
du samedi. Et le résultat de ce double mouvement
simultané, ce fut la réglementation suivante pour
toutes les ouvrières du royaume-uni, occupées par
les ateliers de la grande ou de la petite industrie : in¬
terdiction du travail de nuit ; restriction de la journée
à dix'heures et demie de travail effectif pour les cinq
premiers jours de la semaine; clôture des ateliers
pendant l’après-midi du samedi et toute la journée du
dimanche.
L esprit et la portée de cette législation ont été ré¬
sumés dans les termes qui suivent par un inspecteur
des manufactures d’Angleterre, M. Robert Baker.
« Les factory acts , dit-il, empêchent la déperdition
de la force physique en limitant la journée de travail,
et ils permettent d’améliorer la condition mentale des
ouvriers en leur fournissant des loisirs pour l’édu¬
cation générale et domestique ; mais ils ne prennent
aucune mesure pour la surveillance physique ou mo¬
rale des travailleurs ; ils ne reconnaissent aucun dan¬
ger pour les mœurs dans le mélange des sexes ; ils
ne prennent pas garde à préserver les ôreilles enfan-
264
LE TRAVAIL DES FEMMES
tines des obscénités qui peuvent courir dans les ate¬
liers. Les précautions sanitaires qu’ils ordonnent sont
insuffisantes, alors même que l’ouvrage est le plus
évidemment insalubre. Ils n’offrent aucun encourage¬
ment à l’économie industrielle ; ils ne fournissent
aucun appui à la vertu contre les habitudes vicieuses
qui prévalent dans la majeure partie des cas. Toutes
ces matières, si essentielles à une saine discipline, la
loi positive les ignore et la plupart des fabricants
n’en tiennent pas compte, quelque importance qu’elles
puissent avoir pour la productivité du travail. En fait,
ce sont là des obligations morales et sociales que l’on
abandonne à tout homme qui veut les assumer spon¬
tanément par sentiment religieux ou par esprit de
devoir 1 . » La critique est acerbe. Quelques efforts
qu’ait faits la législation anglaise, elle n’a pas répondu
à l’attente d’une école assez nombreuse. Elle ne s’est
occupée presque exclusivement que de restreindre la
durée du travail : elle n’a pas pris à tâche de sauve¬
garder les mœurs. Mais le législateur pouvait-il,
devait-il aller plus loin qu’il ne l’a fait? Les meilleurs
esprits d’Angleterre ne l’ont pas cru et nous sommes
de leur avis. L’on ne défend point la vertu par des
lois : ce sont les influences morales qui ont seules là
force de repousser et d’atténuer le vice.
En nous plaçant au seul point de vue où se plaçait
le législateur anglais, nous avons à nous demander si
I. Extrait du rapport de M. Robert Baker, inspecteur des manu¬
factures (1867).
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 265
son œuvre a été efficace. Les prescriptions légales
ont-elles été bien exécutées? Étaient-elles en elles-
mêmes bien ordonnées et cohérentes?Ont-elles atteint
le but qu’elles se proposaient? A ces trois questions,
nous répondrons par autant de citations, extraites des
rapports des inspecteurs des manufactures d’Angle¬
terre.
Sur l’application des règlements des factory acts,
l’un des inspecteurs, M. Horner, s’exprimait comme
il suit dans un rapport en date de 1860 : « Le délit qui
n’admetaucuneexcuse parce qu’il est toujours commis
en connaissance de cause,.et qu’il a pour but le gain
personnel, c’est de faire travailler des enfants, des jeu¬
nes gens ou des femmes, au delà du temps déterminé
par la loi. J’ai déjà constaté la fréquence de ce délit
dans mes rapports au secrétaire d’État. Cette pratique
abusive, les-sous-inspecteurs se sont efforcés de la
déraciner, en usant de toute leur vigilance et de tout
le pouvoir beaucoup trop limité que la loi leur accorde
en pareil cas ; mais, excepté quand des circonstances
particulières ont permis de découvrir et de constater
le délit, tous les efforts de l’inspection ont été inutiles
et ils continueront à l’être aussi longtemps que les
factory acts laisseront autant de facilités à l’inapplica¬
tion des règlements : c’est ce que j’ai déjà signalé
bien des fois. » Depuis que M. Horner écrivait ces
lignes, le parlement a renforcé, par des dispositions
nouvelles, spécialement dans 1 esanitary act de \ 866,
les règlements en vigueur. Les droits de l’inspection
269 LÉ TRAVAIL DES EEMMES
ont été encore agrandis, et il ne paraît pas contes¬
table que l’application des factory acte n’ait dû s’en
ressentir dans une notable mesure. Qiiant à la ques¬
tion de savoir si l’exécution des règlements est deve¬
nue le fait général, nous n’hésitons pas à penser
l’affirmative pour les grandes manufactures que les
premiers factory acts avaient pour but de réglemen¬
ter. Nous croyons, au contraire, qu’il en doit être
différemment pour les industries diverses régies par
les actes promulgués depuis 1860. Dans les fabriques
de dentelles, par exemple, où le travail peut commen¬
cer à quatre heures du matin et finir à dix heures du
soir sans que les femmes puissent être occupées plus
de dix heures et demie dans la même journée, il nous
paraît très-vraisemblable que cette dernière clause
doit être souvent violée. Mais c’est le workshops régu¬
lation act qui doit donner lieu au plus grand nombre
d’infractions. C’est assurément une facile entreprise
que de régler par un acte du parlement le travail des
femmes dans l’innombrable multitude des ateliers de
la petite industrie : mais c’est une entreprise autre¬
ment ardue de faire exécuter, dans ces milliers
d’ateliers obscurs et ignorés, les .prescriptions lé*
gales. Il faudrait toute une armée d’argus et une
multitude infinie de tribunaux de police pour con¬
stater les infractions et pour les punir. Encore un
grand nombre échapperaient-elles à la vigilance des
agents d’inspection et de répression. Les établisse¬
ments de la grande industrie, mus par la force hydrau-
267
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
lique ou par la vapeur, ont une régularité mécanique
qui les fait ressembler à une horloge. Les petits ate¬
liers échappent, par leur nombre et par les conditions
beaucoup plus variables du travail dans chacun d’eux,
à cette surveillance extérieure qu’on voudrait leur
imposer. Tous ceux qui se sont occupés de l’appren¬
tissage savent qu’il est d’une extrême difficulté de
faire exécuter les lois et les règlements qui y sont rela¬
tifs. L'enquête sur l’enseignement proportionnel est,
à cet égard, pleine de dépositions concordantes. La
connivence des parents et quelquefois des enfants
avec le patron déjoue toute surveillance. Combien les
difficultés ne sont-elles pas encore accrues, quand il
s’agit non pas d’enfants, mais de femmes adultes !
C’est volontairement qu’elles subissent des heures de
travail qui les excèdent : elles seront les premières à se
révolter contre l’agent qui viendra leur arracher des
mains la broderie, le châle, la robe auxquels elles tra¬
vaillent. Dans un autre cas, le workshops régulation
act est exposé à être inefficace. Alors qu’on parvien¬
drait par des moyens que nous n’entrevoyons pas à le
faire appliquer à la lettre dans les milliers d’ateliers de
la petite industrie, que compte tout pays industriel, on
n’aurait pas allégé d’une manière sensible la destinée
des ouvrières. Les articles auxquels elles ne pourraient
travailler plus d’-un certain temps, dans l’atelier com¬
mun, elles les emporteraient chez elles, c’est-à-dire
dans des lieux souvent plus malsains, où la lumière
et le feu leur manquent, et elles continueraient ainsi
LE TRAVAIL DES FEMMES
268
dans de plus mauvaises conditions l’ouvrage que la
loi voudrait leur interdire.
Nous arrivons à la seconde question que nous nous
sommes posée, celle de la cohérence des divers règle¬
ments contenus dans la longue série des factory
acts . A cet égard, un inspecteur des manufactures
anglaises, dont nous avons déjà invoqué'le témoi¬
gnage, M. Robert Baker, dans son rapport de 1867,
s’exprime comme il suit : « J’ai déjà bien des fois ré¬
clamé des remaniements dans les actes suivants : le
print works act (acte concernant les établissements
d’impression sur étoffes) ; le bleaching and dyeing
works act (acte sur les établissements de blanchissage
et de teinture), le calendering and finishing act
(acte sur les ateliers de finissage) ; le lace works act
(acte sur les fabriques de dentelles), et enfin 1 act for
extending the provisions of the bleaching and
dyeing works acts (acte pour étendre les règlements
des actes sur les ateliers de blanchissage et de tein¬
ture). Tous ces'actes devraient être rapportés, et les
ateliers qui leur sont actuellement soumis ou les
ateliers du même genre, qu’on serait tenté de leur
soumettre, devraient être simplement régis par le
factory acts extension act , en renouvelant toutefois
les clauses particulières qui pourraient être exigées
par telle ou telle industrie. Dans l’état actuel, les fac¬
tory acts proprement dits et les actes postérieurs que
nous avons énumérés, et que nous voudrions voir
rapporter, ont la prétention de limiter d’une manière
Aü'DIX-NEUVIÈME SIECLE. 269
uniforme les heures de travail des catégories d’ou¬
vriers analogues entre elles; mais cette uniformité
n’est qu’une prétention qui, dans la pratique, se
transforme en une grande variété de règlements. Tous
ces actes varient plus ou moins dans leurs clauses,
ce qui rend leur exécution très-confuse et très-difficile,
sans aucun avantage qui puisse faire compensation.
Chacun d’eux exige un règlement particulier, chacun
est interprété d’une manière qui lui est propre. L’éta¬
blissement d’un particulier peut comprendre quatre
ou cinq opérations industrielles diverses, qui toutes
ont des règlements différents et sont soumises à des
prescriptions légales différentes. 11 en résulte les plus
grands inconvénients. » Tel est le faible d’une législa¬
tion trop minutieuse : la simplification est désirable,
mais elle est souvent impossible; car la diversité,
c’est la vie, et l’uniformité n’est que la mort. Le mé¬
rite de la législation anglaise, c’est d’avoir été gra¬
duelle, compréhensive et variée. Elle s’est faite peu à
peu; elle a voulu s’étendre à toutes les industries,
et, pour n’en blesser gravement aucune, elle a tenu
compte de leurs exigences particulières. Mais cela
même, à un autre point de vue, conduit à un défaut :
cette législation est compliquée, pleine de subtilités
et de distinctions. Quand on veut réglementer une
chose aussi variable dans l’espace et dans le temps
que l’industrie, on peut malaisément échapper à cet
écueil. La voie la plus sûre et la plus pratique, c’est
d’être réservé dans l’action pour pouvoir être efficace
23.
270 LE TRAVAIL DES FEMMES
dans l’exécution. A notre avis, la législation anglaise
est parfois sortie de ces limites : le workshops régu¬
lation act est menacé d’être éternellement une lettre
morte.
Mais dans les branches où la législation anglaise
est exécutée, quels en sont effets? Ont-ils répondu à
l’attente du législateur, oul’ont-ils trompée? Le même
inspecteur des manufactures anglaises, M. Baker,
nous fournit la réponse : « En 1830, avant l’acte 3 et
4 Guillaume IY, la jambe de fabrique ( factoryleg ) et
l’épine dorsale déviée (curved spiné) étaient des locu¬
tions passées à l’état de proverbe et de protestation
dans les districts industriels du Lancashire et du
Yorkshire. Il y avait, il est vrai, quelques comtés ma¬
nufacturiers d’Angleterre où l’on ne rencontrait guère
d’estropiés, parce que dans ces comtés la pratique des
longues heures de travail était rare pour -les enfants
et même pour les adultes. Combien la contemplation
de l’état actuel des choses n’est-elle pas plus conso¬
lante ! Le proverbe est mort de sa mort naturelle et
la protestation n’a plus de raison d’être. C’est à peine
si l’on peut découvrir dans tous nos districts manu¬
facturiers une jambe estropiée ou une épine déviée pdr
suite du travail des fabriques, à moins qu’il ne s’agisse
de quelque vieillard, spécimen des anciens jours. Les
visages, autrefois pâles et hagards, sont aujourd’hui
sains et joyeux ; les formes, qui étaient anguleuses*
sont pleines et rondes ; il y a de la gaieté dans la dé¬
marche et du bonheur dans la contenance. La condi-
AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 271
tion physique des femmes des manufactures peut
être comparée sans désavantage à celle des mères de
n’importe quelle campagne, et peut-être n’y a-t-il
pas de fait plus important et plus intéressant pour
l’avenir commercial de l’Angleterre. Il y avait, en
1833, au moins 200,000 femmes employées dans les
manufactures du royaume-uni. C’était une pauvre
rare amaigrie et à l’aspect découragé. Au dire du
docteur Smith, l’éminent chirurgien de Leeds, leurs
épaules étaient anguleuses, leurs têtes affaissées,
toutes leurs formes étaient privées de cette rondeur
qui indique^ la santé. Maintenant il y en a 400,000,
et, selon le même chirurgien, elles sont belles et floris¬
santes, fortes et pleines de muscles, gaies et heureuses
et leurs formes sont admirables [fair and florid ,
stout and muscular , cheerful and happy , and the
outlines are admirable). Tels sont les témoignages
concordants extraits des certificats de chirurgiens
ayant fait une enquête dans des manufactures qui
emploient àlapréparation des matières textiles 70,000
personnes, dont 40,000 femmes. » Ce serait s’abuser
que d’attribuer ce progrès dans sa totalité à l’in¬
tervention de la loi. Les conditions du travail des
manufactures se sont sensiblement améliorées par
la seule force des choses et par les découvertes méca¬
niques ou chimiques ; les ateliers se sont construits,
plus grands, mieux aérés : c’est ce qu’il ne faut pas
oublier; mais cette constatation ne nous empêche
pas de rendre à la loi la justice qui lui est due et de
272 LE TRAVAIL DES FEMMES
reconnaître que l’abréviation de la journée de travail
est pour beaucoup dans ce changement heureux.
Avant de quitter l’Angleterre, nous voudrions ex¬
poser en quelques mots l’état de l’opinion publique
en ce pays, relativement à la question qui nous occupe.
Sauf quelques exceptions en petit nombre, nous
avons vu que la loi était intervenue en Angleterre,
non pour exclure les femmes de tel ou tel travail,
mais pour fixer seulement et réduire le nombre
d’heures pendant lesquelles il serait licite de les em¬
ployer. Convenait-il d’aller plus loin? La question est
venue à diverses reprises pendant ces dernières années
devant l’association anglaise pour l’avancement des
sciences sociales. L’on sait ce que sont ces congrès et
ces sociétés philanthropiques : ce n’est pas , d’ordi¬
naire, la circonspection et la réserve qui les domine;
ils sont presque toujours enclins aux partis radicaux.
Il est si commode de supprimer un mal social, quand
on n’a pour cela qu’à dire quelques paroles, sans
avoir aucune mesure d’application à prendre, ni
aucune responsabilité à supporter. Ilne manqua donc
pas d’orateurs pour demander soit l’expulsion des
femmes en général de la grande industrie, soit, tout au
moins, celle des jeunes mères. L’association, cepen¬
dant, ne se laissa pas séduire par ces projets. Sur la
question : quels sont les résultats sociaux de l’emploi
des filles et des femmes dans les manufactures et les
ateliers? la section de l’économie politique et du.
commerce a été presque unanime à reconnaître que,
273
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
malgré les quelques maux qui peuvent résulter de
l’emploi des femmes dans les manufactures, spéciale¬
ment dans le cas de jeunes mariées, cependant les ré¬
sultats sociaux de cet emploi des femmes et des filles
sont bons à. tout considérer, si le travail est judicieu¬
sement ordonné et réglé 1 . » C’est là, croyons-nous,
l’expression de l’opinion publique en Angleterre, et
tous les moralistes et philanthropes vraiment pratiques
doivent adhérer à ces vues judicieuses et modérées.
Quant à la durée du travail, les ouvriers en demandent
la limitation à neuf heures par jour. Un membre im¬
portant du ministère actuel, M. Forster, dans un dis¬
cours à ses électeurs au mois de septembre 1872, s’est
prononcé en faveur de cette mesure, tout en doutant
qu’il fallût recourir, pour l’établir, à l’action delà loi.
De l’Angleterre nous passons aux États du conti¬
nent européen.. Avant d’en venir à l’étude spéciale de
la question qui nous occupe, nous devons d’abord
constater les différences générales qui existent entre
les pratiques séculaires du gouvernement de la Grande-
Bretagne et celles dés gouvernements du continent
dans leurs rapports avec les intérêts particuliers. En
Angleterre, tout se fait et se règle par des lois : la
législation entre dans les détails-les plus minutieux,
prévoit tout, définit tout, ne laisse rien à l’arbitraire
des agents d’exécution. Sur le continent européen, au
.contraire, sans presque aucune exception, la loi se
1. Transactions of lhe national association for lhe promotion of
social science , armée 18G8, session de Birmingham, page 34.
274
LE TRAVAIL DES FEMMES
restreint dans des prescriptions générales et peu pré¬
cises : c’est aux fonctionnaires chargés de l’appliquer
qu’il incombe de prendre les règlements administratifs
nécessaires pour que la loi devienne efficace ; la légis¬
lation presque toujours ne fait qu’indiquer le but, l’ad¬
ministration découvre les moyens. C’est là une essen¬
tielle différence, qu’il est indispensable de signaler.
De tous les États européens, celui où cette prédo¬
minance de l’administration se fait le plus sentir, c’est
la Prusse. Nous avons sous les yeux un fort intéres¬
sant recueil de lois et de circulaires ministérielles sur
l’emploi des ouvriers dans les fabriques, les chemins
de fer, les mines, les salines, etc. ( Gesetze über die
Verhœltnisse der Arbeiter in Fabriken , bei Eisenbah-
nen, in den Bergwerken , Hütten und Salinen und
bei der Landwirthschaft 1 ). Si l’on parcourt les lois
proprement dites, on voit qu’il n’y est nullement
question des femmes : on a légiféré plusieurs fois en
Prusse sur le travail des enfants 2 , mais jamais sur.
l’emploi des ouvrières adultes. Si on lit les circulaires
ministérielles qui interprètent le texte des lois et indi¬
quent aux agents de l’autorité les règles qu’ils doivent
suivre dans leur application, l’on trouve alors plu¬
sieurs prescriptions, dont quelques-unes nemanquent
1. Publié par Kletke, 1864.
2. Voir spécialement : Das Regulativ über die Beschœftigung ju-
gendlicher Arbeiter in Fabriken, en date du 9 mars 1839, et 'Das
Gesetz von 16 mai 1853, betreffend einige Abanderungen des Regu¬
lativ von 9 mars 1839 uber die Beschœftigung jugendlicher Arbeiter
in Fabriken.
AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 275
pas d’importance sur le travail et l’emploi des femmes.
La circulaire du ministre du commerce et des travaux
publics, en date du 18 août 1853, recommande aux
inspecteurs des fabriques de veiller à ce que les filles
au-dessous de seize ans ne soient jamais employées
avec des garçons ou des hommes, sauf dans le cas
d’extrême nécessité, et elle attire spécialement l’atten¬
tion à ce point de vue sur les manufactures de tabac
et les imprimeries. La même circulaire charge les in¬
specteurs de veiller à la bonne tenue des ouvriers pen¬
dant le trajet qu’ils ont à faire pour se rendre à l’usine
ou en revenir. Ces prescriptions n’ont pas beaucoup
de gravité : en voici une plus digne d’attention. Le
règlement royal du 21 décembre 1846 sur les ouvriers
manœuvres occupés à la construction des chemins de
fer contient la clause qui suit: « Les femmes ne
doivent être employées qu’exceptionnellement et avec
l’autorisation des autorités locales de police, et même
alors doit-on leur assigner une tâche qui les sépare
des ouvriers du sexe masculin. » Ce paragraphe est
plus remarquable par la tendance qu’il indique que
par la portée qu’il dut avoir. Mais c’est surtout dans
les règlements qui concernent les mines et les houil¬
lères que l’administration prussienne s’est occupée du
travail des femmes. Le conseil des mines du district
de Bonn, par un règlement administratif du 9 février
1827, interdit aux femmes le travail dans l’intérieur
des houillères et des mines. Les raisons de cette inter¬
diction méritent d’être mises en lumière : ce n’est pas
276 LE TRAVAIL DES FEMMES
par intérêt pour les femmes ou pour la famille que
cette décision fut prise, c’est par un motif tout diffé¬
rent. Le travail des femmes dans l’intérieur des
mines mettait en péril, alléguait-on, non-seulement
leur propre vie et leur propre santé, mais encore la
santé et la vie des autres travailleurs. Leur présence
accroissait les dangers et les catastrophes : c’est à la
suite d’un accident arrivé par l’imprudence d’une
ouvrière que l’interdiction fut prononcée. Avec le
temps elle se généralisa dans toute la monarchie
prussienne. Le conseil des mines de Breslau, par une
décision en date du 20 octobre 1868, étendait aux
mines de Silésie cette prohibition de l’emploi des
femmes dans les travaux de l’intérieur. Un proprié¬
taire de mines protesta et, après s’être adressé en
vain au ministre compétent pour faire annuler le rè¬
glement de la direction royale des mines à Breslau, "
posa la question devant la chambre des représentants
au moyen d’une pétition. La commission de la
chambre approuva la décision prise par la direction
royale des mines à Breslau et conclut, en outre, à
l’unanimité moins une voix, à ce que le gouverne¬
ment fît une enquête pour savoir si l’on devait régle¬
menter par une loi le travail des filles et des femmes
dans les mines, les hauts-fourneaux et les fabriques.
Déjà, lors de la loi de 1853 sur le travail des enfants,
il avait été question de faire aussi quelques prescrip¬
tions relativement à l’emploi des femmes, mais l’on
avait fini par décider que la nécessité d’étendre aux
277
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
femmes la protection de la loi n’était pas suffisam¬
ment démontrée. L’est-elle plus à l’heure qu’il est?
La commission de la chambre prussienne a semblé
le croire l . Ce que l’on peut assurer, c’est que, en
aucun cas, il ne sera question de fermer les usines
aux ouvrières; il ne pourra s’agir que de la réduc¬
tion de la journée et de la prohibition du travail de
nuit.
L’Autriche est encore moins riche que la Prusse en
documents sur le travail des femmes. La loi du 23
mars 1854 sur les mines ne contient sur l’emploi des
femmes aucune prescription particulière: le paragra¬
phe 200 semble seulement indiquer, en s’en remettant
d’ailleurs à la conscience des propriétaires et des admi¬
nistrateurs de mines, qu’il est souhaitable que les
femmes et les hommes soient séparés les uns des
autres. Quant aux manufactures, elles sont encore en
petit nombre en Autriche : bien loin de voir les usines
avec défiance, l’Allemagne du Sud et la Hongrie se
plaignent de n’en point avoir davantage. Phénomène
curieux! pendant qu’un certain nombre de mora¬
listes français ou anglais prétendent relever le sort
des femmes en leur fermant les manufactures, les
moralistes et les philanthropes autrichiens n’entre¬
voient pas de moyen plus sûr, pour relever la condition
de l’ouvrière, que la construction de grandes usines
1. Consulter à ce sujet les deux intéressants opuscules suivants :
Bericht des Abgeordneten D r Becker uber die Arbeit der Frauen in
Bergwerken unter T âge ; et : Die Besehœftigung der Frauen und
Mœdchen bei Berqbau unter Tage von Adolf Krantz , 1869.
24
578 LE TRAVAIL DES FEMMES .
qui emploient les femmes en grandes masses. Un fort
intéressant opuscule du docteur Thomas Richter 1 est,
à ce sujet, plein d’enseignements: il nous décrit les
misérables et avilissantes occupations des femmes
dans les contrées où la grande industrie n’existe pas,
et il implore, comme une bénédiction du ciel, Tintro-
duction de ces manufactures qui excitent parmi nous
l’horreur d’une certaine école philanthropique. Un
autre ouvrage également récent, qui provient de l’ex¬
trême nord de l’Allemagne et qui a eu un certain
retentissement 2 , est plein de la même admiration
pour le travail des femmes dans les usines. E-nfinl’or¬
gane périodique allemand pour l’amélioration du sort
de la femme, Nene Bahnen , ne refuse pas non
plus les éloges aux manufactures dont le développe¬
ment a tant contribué à tirer les femmes de l’état pré*
caire où elles semblaient condamnées à végéter. C’est,
en effet, dans les contrées où la grande industrie
n'est pas encore fort répandue, que la misère et l’avi¬
lissement de l’ouvrière sont le plus intenses. Au mo¬
ment où nous écrivons ces lignes, nous nous trouvons
en Toscane; il existe dans cette belle province un
assez grand nombre de papeteries mues par des mo¬
teurs hydrauliques et qui emploient beaucoup d’ou¬
vrières. Les heures de travail sont longues, n’étant
réglementées par aucune loi : le travail de nuit est en
1. Vas Redit der Frauen auf Arbeit, Vienne, 1869.
2. Die Frauen Arbeit und der Kreis ihrer Enuerbsfœliiijkeit von
Daul, Altona, 1867.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 279
usage; les jeunes filles à tour de rôle sont occupées
la nuit une semaine sur deux. Croit-on qu’une orga¬
nisation aussi sévère va rebuter les habitants, et que
les moralistes locaux se trouveront offensés d’un
pareil spectacle? Tout au contraire: il n’y a qu’une
voix pour bénir cette grande industrie qui assure à
tous une occupation permanente et un emploi ré¬
munérateur. Les localités où ces papeteries existent
sont renommées au loin, et l’on nous dit ailleurs avec
une admiration pleine d’envie : « Il ri’y a pas de
pauvres dans ces pays, toutes les femmes travail¬
lent d’une manière régulière et sont bien payées. »
Tel est le jugement que l’on porte sur la grande
industrie dans les seuls pays où l’on puisse com¬
parer sur les mêmes lieux l’ancien et le nouvel état de
choses.
En Belgique, la question du travail des femmes
dans les fabriques et dans les mines vient d’être posée
devant l’opinion et devant le parlement; elle attend
encore sa solution. Pays manufacturier par excellence,
la Belgique fut une des premières contrées de l’Europe
à faire, la lumière sur le sort des classes laborieuses
employées dans les usines, mais elle n’alla pas jus¬
qu’à des loisspéciales'pour réglementer ou restreindre
le travail. Un décret du 7 septembre 1843 institua une
commission pour rassembler tous les renseignements
utiles relativement au travail des enfants et à la con¬
dition des ouvriers des manufactures. Il se fit alors
dans tout le pays une enquête sérieuse, loyale, appro-
280 LE TRAVAIL DES FEMMES
fondie. L’on consulta les industriels, les chambres de
commerce, les académies et les sociétés médicales.
Mais de ces recherches minutieuses et impartiales, il
ne résulta en pratique qu’une publication volumi¬
neuse, pleine de faits intéressants et d’instructives
dépositions l . Ni le travail des enfants, ni celui des
adultes ne furent l’objet d’une réglementation quel¬
conque. Là question n’était pas éteinte, elle n’était
qu’assoupie et, après vingt-trois ans, elle vient de
reparaître sur la scène avec plus de retentissement
que la première fois. Le travail des femmes dans les
usines et les inconvénients qui en résultent pour leur
santé furent l’occasion, au début de l’année 1869,
d’une sorte d’agitation dans le public et d’un vif dé¬
bat dans les chambres. L’Académie de médecine de
Bruxelles se mit à la tête de ce mouvement, et, par le
rapport du D r Kuborn, par les discours du D r Yleminx à
la chambre, elle souleva dans le pays une sérieuse
émotion. D’autres philanthropes, publicistes ou dé¬
putés, le D r Lefèvre, M. d’Elhoungne agrandirent le
débat. On alla jusqu’à demander qu’il fut défendu
aux femmes de travailler dans les ateliers de la grande
industrie. Le ministre de l’intérieur, M. Pirmez, et le
président du conseil, M. Frère-Orban, n’eurent pas
de peine à repousser ces exorbitantes propositions.
Mais les deux ministres furent aussi extrêmes dans la
résistance que leurs adversaires dans l’attaque. En se
1. Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail
des enfants. 3 volumes. Bruxelles, Lcsigue, 1846.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. '281
refusant à toute législation pour réglementer le tra¬
vail des enfants ou la durée de la journée, ils mécon¬
nurent les inévitables nécessités de l’industrie dans
notre vieux monde. Aussi la chambre leur donna-
t-elle tort, et, après une discussion qui dura du 15 au
21 janvier 1869, adoptant la motion de M. d’Elhoun-
gne, elle renvoya lespétitionsau ministre de l’intérieur
« avec demande d’explications.-» La question n’est
donc pas tranchée en Belgique. Aujourd’hui, le
travail ordinaire et effectif des manufactures belges
est de treize heures :• c’est une heure de plus qu’en
France et deux heures et demie de plus qu’en Angle¬
terre. Les enfants peuvent être employés pendant
ces treize heures de travail journalier; le travail de
nuit n’est prohibé en aucun cas et pour aucune caté¬
gorie de travailleurs. Ce sont là, on ne peut en dou¬
ter, des conditions bien sévères et bien dures. Il nous
paraît probable qu’une loi restreindra d’une manière
notable le travail des enfants et déterminera même
pour les adultes une limite à la journée. Le travail de
nuit pourra aussi être interdit, sauf pour les industries
où il est indispensable. Dans ces limites l’intervention
de la loi est justifiée ; elle l’est moins, selon nous,
pour prohiber l’emploi des femmes dans les mines et
les houillères. Il est, sans doute, désirable que les fem¬
mes abandonnent des occupations si peu compatibles
avec la délicatesse de leur nature; mais il faudrait agir
par une propagande purement morale, ou bien at¬
tendre que les administrations prissent la résolution
LE TRAVAIL LES FEMMES
de leur fermer ces sortes de travaux, comme il est
déjà arrivé dans la province de Liège. En tous cas
l’application d’une loi d’interdiction devrait être gra¬
duelle et pleine de ménagements.
Les conditions du travail manufacturier sont, en
Suisse, à peu près les mêmes qu’en Belgique. La du¬
rée de la journée y est également de treize heures ef¬
fectives pour les femmes comme pour les hommes*
Dans ce pays démocratique et républicain* cet état de
choses n’excite cependant aucune plainte* Des rap¬
ports plus affectueux entre les patrons et les ouvriers,
une organisation tout à fait spéciale pour le travail
des jeunes filles, et qui consiste à les renfermer dans
des manufactures-internats, préviennent beaucoup
d’abus criants et de maux qui, autre part, sautent
aux yeux. Dans ce pays pratique, où toutes les femmes,
presque sans exception, se livrent à un travail merce¬
naire, celui qui, sous prétexte de protection, voudrait
exclure des manufactures le sexe faible, exciterait
dans toutes les classes plus d’étonnement que d’ap¬
probation.
L’Amérique, qui emploie actuellement les femmes
par centaines de mille dans des manufactures de toute
sorte, passe aussi pour être entièrement sevrée de
toute réglementation légale. « Les propriétaires des
manufactures, écrit l’éditeur du Northern Whig ,
peuvent, dans cette partie du monde, faire marcher
leurs machines pendant vingt heures consécutives, si
cela leur plaît et s’ils trouvent le moyen de garder
. 283
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
pendant tout ce temps aup'rès des bobines et des mé¬
tiers les bras qu’ils occupent; aucune autorité n’inter¬
viendra dans ces arrangements. Mais telles sont les
relations cordiales entre patrons et ouvriers, que des
règles fixes sont tacitement reconnues de part et d’au¬
tre, et que le système des courtes heures de travail est
aussi efficacement appliqué que si le congrès avait
édicté des milliers de règlements et de pénalités, et
avait confié à une armée d’inspecteurs et de fonction¬
naires le soin de protéger les ouvriers. Dans les dis-
trits manufacturiers, le travail commence d’ordinaire
à 7 heures du matin ; les ouvriers ont de midi à une
heure pour dîner ; ils retournent ensuite à l’ouvrage
jusqu’à six heures : la durée du travail, avec cette
complète absence de réglementation, se trouve ainsi
presque exactement semblable à celle qui existe en
Angleterre avec le code de restrictions légales. » C’est
ainsi, du moins, que les choses se passent dans les
manufactures les mieux organisées, à Lowell, par
exemple, et dans la filature de Lisburn, à Pater-
son (New-Jersey). Mais il ne faut pas croire qu’il en
soit partout de même, et que ce bon ordre n’admette
aucune exception. C’est une trop commune erreur,
quand on parle des États-Unis, de ne considérer que
la législation s’appliquant à l’ensemble des États, sans
tenir compte des lois et des règlements en vigueur dans
les États particuliers. S’il est vrai que, en général, le
travail des fabriques ne soit pas réglementé aux États-
Unis, cela est inexact pour certaines parties de cette
LE TRAVAIL DES FEMMES
immense confédération. Des journées de travail fort
longues se rencontrent aussi dans un certain nombre
de districts. Dans le Massachusetts, les manufactures
ont douze ou douze heures et demie de travail effectif;
le samedi, le travail finit à quatre heures. Dans les
États plus à l’ouest, ce sont les mêmes usages. Dans
le New-Jersey, il existe une loi qui défend un travail
prolongé au delà de douze heures ; mais cette loi est,
nous dit-on, souvent violée. Le travail des enfants est
aussi, dans plusieurs États, soumis à des prescriptions
légales. Dans le New-Jersey, il est défendu de les oc¬
cuper avant dix ans au travail des usines. On se fait,
d’après les manufactures de Lowell, une idée trop fa¬
vorable des manufactures américaines. L’emploi des
femmes dans l’industrie s’est excessivement accru en
Amérique depuis quelques années. Le recensement
de 1860 comptait 73,606 femmes occupées dans les
seules manufactures de coton. D’après le recensement
de 1870, le nombre total des établissements manu¬
facturiers était à cette époque de 252,148 employant
2,053,088 ouvriers, dont 1,615,504 hommes et
323,768 femmes au dessus de 15 ans : le surplus se
compose d’enfants.
Or cesfemmes, pour la plupart, n’appartiennent pas, •
comme les jeunes filles de Lowell, à des familles de
petits propriétaires ou de fermiers, qui les envoient se
chercher une dot par un travail de quelques années
dans une filature. Presque toutes ces ouvrières.sont
des Allemandes, des Irlandaises ou desCanadiennes.il
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 285
se fait même une sorte de raccolement au loin, et des
manufacturiers ont des agents qui vont spécialement au
Canada recruter des jeunes filles qu’ils conduisent en¬
suite dans les fabriques de la Nouvelle-Angleterre ou
de la Pensylvanie. Telle est la situation en Amérique.
La législation n’est pas restée dans une abstention
aussi complète qu’on le suppose d’ordinaire, les
mœurs n’ont pas autant agi, en général, qu’on est
porté à le croire ; enfin la différence entre la condition
des ouvrières de l’Amérique et celle des ouvrières du
vieux continent, à quelques exceptions près, est moins
grande que nos préjugés et d’anciens récits ne nous le
font penser *.
Dans les dernières années de la monarchie de juil¬
let, il fut souvent question en France du travail des
femmes. Quelques publicistes, contemporains de l’é¬
tablissement de la grande industrie, Sismondi entre
autres, auraient voulu que l’on fermât aux femmes les
manufactures. Telle était aussi plus tard l’opinion de
Blanqui. Des propositions aussi exagérées, aussi
peu fondées en droit, aussi irréalisables en pratique,
ne rencontrèrent d’appui ni dans les pouvoirs publics,
ni dans la nation. Mais des réclamations plus modé¬
rées trouvèrent faveur à la fois près des chambres et
du gouvernement. La Société industrielle de Mulhouse,
qui déploya tant de persévérance pour obtenir la loi
sur le travail des enfants, fit également des vœux pour
1. Voir à ce sujet : Daul’s Frank)i Arbeit, pages 7 60 et suivantes.
286 LE TRAVAIL DES FEMMES
que le travail des femmes fût réglementé. En 1847
une commission de la Chambre des pairs, s’occupant
de réviser et de développer la loi sur le travail des en¬
fants dans les manufactures, proposait d’appliquer aux
filles et aux femmes, quel que fut leur âge, toutes les
dispositions en faveur des adolescents de douze à seize
ans : c’est-à-dire qu’on ne pourrait les faire travailler
au delà de douze heures par jour, et que pour elles
tout travail de nuit serait interdit. L’organe de
la commission, M. le baron Dupin , développa ces
idées dans un remarquable rapport, qui eut du reten¬
tissement en France et à l’étranger. Assimiler ainsi
les femmes aux adolescents, c’était procéder comme
les Anglais. La révolution de février étouffa ces projets.
Ils furent repris par M. Wolowski devant l’asseim
blée constituante, dans la séance du 14 août 1848, Il
n’y fut alors donné aucune suite ; mais trois semaines
plus tard, parla loi du 9 septembre 1848, l’assem¬
blée républicaine, dépassant toutes les demandes qui
avaient été faites a-u dehors, et malgré les efforts de
M. Léon Faucher, limitait à douze heures le travail
effectif dans les usines et les manufactures. C’est ce
que M. Léon Faucher appelait du socialisme bâtard.
C’était la première fois, si nous exceptons le décret
du gouvernement provisoire en date du 3 mars, qu’un
Etat quelconque se croyait le droit de restreindre la
journée des hommes adultes et d’intervenir dans les
rapports d’intérêt privé : cet exemple demeure en¬
core unicrue. Ainsi l’assemblée constituante avait
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. SS 1 ?
étendu à tous les travailleurs des fabriqués, sans
exception, les mesures tutélaires que la commission
de la Chambre des pairs, en 1847, proposait d’établir
pour les femmes. Une partie de ces mesures cepen¬
dant avait fait naufrage : c’était celle qui tendait à
interdire le travail de nuit. A partir de cette époque,
et jusqu’à ces derniers temps, il ne s’éleva aucune
voix en France pour réclamer des mesures législa¬
tives en vue de réduire la journée du travail des femmes
dans les manufactures. La question du travail de nuit,
au contraire, fut souvent agitée. En 1849, la Société
industrielle de Mulhouse attirait sur ce point l’atten¬
tion du ministère. En septembre 1851, M. Mimerel
(de Roubaix) présentait au conseil général du Nord un
rapport remarquable où il insistait sur la nécessité
de réglementer le travail de nuit. Ainsi engagée, la
question est toujours pendante. Dans ces dernières
années, quelques voix plus hardies ont réclamé une
réglementation plus minutieuse et une intervention
plus radicale de la législation. Dans l’enquête sur ren¬
seignement professionnel, M. Bourcart, de Guebwiller,
déclarait que les seuls hommes employés dans les
ateliers de construction peuvent supporter impuné¬
ment un travail journalier de douze heures, et il fai¬
sait des vœux pour qu’une loi défendît, aux femmes
surtout, de travailler plus de dix ou onze heures par
jour ; il demandait aussi la suppression du travail pen¬
dant l’après-midi du samedi : en un mot, l’introduc¬
tion en France des lois et des règlements d’Angleterre.
288 LE TRAVAIL DES FEMMES
Nous applaudirions à la défense du travail de nuit
pour les femmes, et nous souhaitons la réduction de
la journée à dix heures, quoiqu’il nous paraisse im¬
prudent de faire de cette dernière réforme l’objet
d’une loi. Il faut remarquer que la plupart des
hommes qui se sont prononcés en France ou en An¬
gleterre pour la restriction de la journée, ou pour la
suppression du travail de nuit, sont de grands manu¬
facturiers. Tels sont les membres de la Société indu¬
strielle de Mulhouse; tels sont aussi M. Bourcart,
M. Mimerel; tels encore, en Angleterre, Owen, le
premier sir Robert Peel, et d’autres encore que nous
aurons l’occasion de citer.
En résumé, un seul État d’Europe a pris des me¬
sures spéciales de protection pour les femmes em¬
ployées dans les manufactures : cet État, c’est l’An¬
gleterre. Un autre a cru devoir restreindre législati-
tivement la journée de travail, non-seulement des
femmes, mais des hommes : c’est la France. Quelques
petits États d’Amérique ont aussi pris des mesures
pour réglementer dans certains cas le travail des
adultes. Tous les autres pays, la Prusse, la Belgique,
la Suisse, se sont abstenus et n’ont pas cru devoir in¬
tervenir en général dans le travail des adultes, femmes
ou hommes .Telle est la situation : en Angleterre, la
femme travaille soixante heures par semaine; en
France soixante-douze, et presque partout ailleurs
soixante-dix-huit.
TROISIÈME PARTIE
DES MOYENS DE RELEVER LA CONDITION DES FEMMES
ET DE RECONSTITUER LA FAMILLE OUVRIÈRE
CHAPITRE 1
Du perfectionnement de l’éducation des femmes et des nouvelles
carrières qu’on leur pourrait ouvrir
Nous avons étudié les faits dans leur exacte réalité :
nous nous étions interdit soit de les grossir artificiel¬
lement par des procédés oratoires, soit de les atténuer
par une connivence coupable. Nous avions renoncé
pour les peindre à toute prétention d’art n’ayant
pour poursuite que la ressemblance. Nous tenions
moins à faire un tableau frappant, c’est-à-dire où
tous les détails fussent groupés en vue d’exciter chez
le lecteur une impression voulue, qu’à faire un
tableau vrai. Et cependant, le simple récit de tant de
misères excite une commisération profonde et une
ardente sympathie. L’on a pu voir, en effet, combien
précaire, destituée de tout secours, est la condition
d’un grand nombre de femmes dans notre société si
riche et si laborieuse : on a pu mesurer l’étendue de
2o
290
LE TRAVAIL DES FEMMES
l’œuvre de rédemption que tant de nobles esprits se
sont proposée comme objet exclusif de leur activité et
de leur vie. Il importe d’examiner quels sont les
moyens qui s’offrent aux particuliers et à ta société
dans son ensemble, pour secourir d’une manière
efficace et durable tant d’inforfcdnes.
C’est toujours une pente glissante,, et où les chutes
sont aisées, que l’étude des améliorations dont les
institutions ou les mœurs sont susceptibles: le cœur
généreux et passionné, vivement pénétré de l’amour
de l’humanité, se laisse séduire par l’illusion qui lui
ouvre des perspectives décevantes : l’esprit critique,
au contraire, épris de l’analyse des faits plus que de
la poursuite des idées, se laisse prendre par.le décou¬
ragement, qui, le rivant à la condition présente, lui
ôte jusqu’à l’aspect des horizons les plus prochains et
les plus réels. Cette double faiblesse, tenant à des
causes opposées, paralyse également les efforts de
l’homme et l’empêche d’atteindre le but qu’il se pro¬
pose. L’esprit vraiment pratique, qui n’ignore pas
que la vie des sociétés comme celle des individus est
une perpétuelle, mais presque insensible transforma¬
tion, est à l’abri de ces deux erreurs, dont l’une con-
. siste à ne rien concevoir en dehors des conditions du
temps présent, et dont l’autre est de s’imaginer que
les choses actuelles se puissent subitement et radica¬
lement métamorphoser.
L’exposition de Paris, en 1867, avait eu l’heureuse
prétention, quoique difficilement réalisable, de réunir
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 291
et de rendre sensible aux yeux les progrès moraux,
comme les progrès matériels, accomplis en ce siècle
par les nations civilisées. On avait institué un nouvel
ordre de récompenses pour Y harmonie sociale ; comme
éléments qui devaient être pris en considération par
lesjugesdece nouveau concours, l’on avait spécial
lement signalé les systèmes de travail qui permet¬
traient aux mères de famille de rester chez elles et,
d’un autre côté, les mesures efficaces pour protéger
, les jeunes filles, auxquelles les nécessités de l’indus¬
trie imposeraient un travail au dehors. Nous n’avons
pas à examiner si les médailles et les prix décernés
par le jury eurent une influence considérable sur le
développement des institutions destinées à améliorer
le sort des femmes ; ce serait aller trop loin que de
leur attribuer ce mérite. Mais ils eurent, du moins,
ce résultat bienfaisant d’attirer l’attention de tous sur
une des questions les plus importantes de notre temps
et de seconder dans l’opinion un mouvement fécond
en faveur de l’émancipation industrielle de la femme.
Beaucoup d’autres documents ou actes officiels con¬
temporains sont empreints du même esprit, dont les
organisateurs de l’Exposition de 1867 étaient pénétrés.
L’on peut dire que depuis cinq ou six ans un pro¬
grès immense s’est accompli sur le point qui nous
occupe, si ce n’est dans les faits, du moins dans les
idées. Nous ne sommes encore qu’à la période de
conception : ce ne sont que des germes qui existent,
à l’heure qu’il est ; mais ces germes sont vivants, ils
292 LE TRAVAIL DES FEMMES
tombent dans le sein d’une société préparée et
échauffée pour les recevoir. Il ne peut y avoir aucun
doute qu’un grand nombre ne soit destiné à une heu¬
reuse croissance, lente au début, selon les conditions
naturelles de toute existence, mais continue. Le con¬
cours d’harmonie sociale en 1867 a été, non pas la
cause, mais le symptôme et l’effet de ces aspirations
d’abord indéfinies et qui, aujourd’hui, se précisent et
se préparent à devenir des actes.
Ce sont ces premières impulsions de laphilanthro-.
pie, ces premiers et indistincts efforts que nous allons
avoir à retracer, en appelant à notre aide l’expérience
de toutes les nations, et en déterminant avec rigueur
les conditions pratiques auxquelles est subordonnée
l’efficacité et la durée de la réforme, que l'opinion
publique appelle et qu’elle est prête à opérer.
Cherchant les raisons de l’abaissement du salaire
des femmes, nous en avons découvert deux : c’est que
les carrières qui leur sont ouvertes par la force des
traditions, des mœurs et des convenances sociales,
sont peu nombreuses ; c’est, en outre que, dans les
branches d’industrie où elles ont accès, le défaut de
connaissances et d’habileté professionnelle les con¬
traint à se restreindre aux ouvrages les plus grossiers
et les plus rudimentaires. Leur champ d’emploi est
très-limité, et elles sont, d’ailleurs, incapables de
l’exploiter avec fruit. Leur situation précaire a donc
deux origines : d’un côté, certaines préventions, qui
commencent à s’affaiblir, d'un autre côté, les lacunes
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. '293
même de l’éducation des femmes. A cet état de choses
il n’y a qu’un remède, d’une efficacité sure, mais
d’une application lente, c’est l’instruction.
L’on a tout dit et tout écrit sur l’instruction des
femmes, nous venons trop tard pour en démontrer
théoriquement les imperfections, toute plainte à ce
sujet tombe dans la banalité. L’ignorance, cette
maladie héréditaire et tenace, continue à peser sur
près de la moitié de notre population féminine. Non-
seulement les connaissances scolaires, mais les
notions les plus usuelles sont le plus souvent absentes
de l’esprit de l’ouvrière, l’éducation manque à la
femme du peuple comme l’instruction même. Et
cependant, au point de vue économique, la femme
qui est une force matérielle presque nulle et dont les
bras sont avantageusement remplacés par la moindre
machine, ne peut avoir d’utilité notable et par consé¬
quent obtenir une forte rémunération que par le
développement des précieuses qualités de son intelli¬
gence. C’est l’inexorable loi de notre civilisation, c’est
le principe et la formule même du progrès social, que
l’accomplissement par des engins mécaniques de
toutes les opérations du travail humain, qui ne relè¬
vent pas directement de l’esprit. La main de l’homme
est chaque jour dessaisie d’une partie de sa tâche pri¬
mitive ; mais ce bienfait général se tourne en préju¬
dice pour les particuliers ou les classes, qui n’ont
pas d’autre instrument de travail et d’autre gagne-
pain que leurs bras débiles. Or, pendant que tout se
25.
294 LE TRAVAIL DES FEMMES
perfectionne, pendant que la production se raffine, se
subtilise, se spiritualise même, il est une chose qui
est demeurée presque stationnaire, c’est l’instruction
des femmes. Tout a grandi, tout s'est élevé, tout
s’est amélioré : seul, l’esprit de l’ouvrière est resté
grossier, routinier et obscur, aussi la main-d’œuvre
des femmes a été dépréciée. Soit quelle lutte encore
avec le rouet et la quenouille contre le banc à broches,
soit qu’avec ses aiguilles à tricoter elle fasse concur¬
rence au métier circulaire à douze têtes, soit qu’elle
veuille rivaliser avec la machine à coudre, l’ouvrière
est vouée à une tâche ingrate, à moins qu’ellene con¬
sente à s’engager comme surveillante dans cet engre¬
nage de machines qui l’ont dépossédée. Mais les
cadres agrandis de l’industrie manufacturière, sivasr
tes qu’ils soient devenus, laissent encore en dehors
d’eux des masses énormes de femmes et de filles, qui
ont leur vie et quelquefois celle des leurs à soutenir ;
et, en outre, avec leur implacable discipline, les
machines ne conviennent pas à toutes les situations
et à toutes les époques de la vie des femmes.
Dans la récente enquête sur l’enseignement techni¬
que, document qui jette un si grand jour sur l’état
réel de nos populations ouvrières, le ministre du com¬
merce demandait à M lle Marchef-Gérard, l’habile direc¬
trice de l’établissement professionnel pour les jeunes
filles établi à Paris, rue de la Perle, ce qu’il y aurait à
faire en France pour préparer aux ouvrières des occu¬
pations plus fructueuses, et cette femme de tête et
295
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
d’expérience répondait : « C’est de rendre les femmes
à la fois plus intelligentes et plus spéciales. » Cette
brève réponse est l’expression la plus juste des néces¬
sités industrielles de notre temps. Ce qu'il faut, en
effet, à une production aussi raffinée et aussi progres¬
sive que la nôtre, ce sont des agents dont l’esprit soit
ouvert à tous les progrès par une solide éducation gé¬
nérale et qui aient en même temps une connaissance
approfondie des mille détails d’un métier déterminé.
Autrefois, les femmes étaient affranchies de la néces¬
sité d’apprendre un état : sans quitter le foyer pater¬
nel, elles recevaient en quelques leçons l’héritage des
connaissances pratiques qui étaient nécessaires à
leur existence et au bien-être de leur famille : le jeu
du rouet, le maniement de la quenouille ou du fuseau,
des aiguilles à coudre ou à tricoter : c’était là un en¬
seignement sommaire et complet que la mère trans¬
mettait en quelques mots ou en quelques gestes à sa
fille; mais de ces instruments domestiques, beaucoup
ont perdu toute leur utilité, et les autres ont vu la leur
gravement affaiblie; et cependant renseignement dans
son ensemble n’a pas varié, de là cette inaptitude des
femmes à rendre des services efficaces : tout a changé
autour d’elles : plies seules sont restées les mêmes :
elles sont comme désorientées au milieu de cette civi¬
lisation automatique et de cet outillage si merveilleu¬
sement spécialisé, aux exigences desquels elles ont
été mal préparées par leur éducation.
Cependant, quand on examine de près notre état
296 LE TRAVAIL DES FEMMES
social, on est surpris de la place immense que les
femmes y pourraienl prendre et de la place infime
qu’elles y occupent actuellement. Il est un ordre de
fonctions auquel leur nature semble les avoir prédes¬
tinées. Le commerce a dans notre société une impor¬
tance égale à l’industrie; il occupe probablement au¬
tant de mains et de têtes que l’industrie emploie de
bras. Or, il est incontestable que la femme, autant et
plus que l’homme, est apte aux professions commer¬
ciales. Elle a beaucoup de précision dans l’intelligence,
du moins pour les choses et les idées courantes; son
esprit est vif, son coup d’œil sûr; elle calcule avec ra¬
pidité et exactitude, son attention est vivement atti¬
rée et retenue par les menus objets; l’ordre matériel
est une des exigences de son esprit et la condition
naturelle de son activité : elle a plus de droiture que
l’homme et de dévouement, plus de soumission aussi.
Les femmes doivent être d’excellents commis, des se¬
crétaires corrects, des caissiers sûrs. Pour tenir des
livres, faire des écritures, rédiger des bordereaux, des
quittances, distribuer des bulletins, des billets, des
prospectus, pour toutes ces occupations faciles, dé¬
pourvues d’initiative, les femmes sont, au moins, les
égales des hommes. Ce qui leur manque, c’est la force
du corps et l’invention de l’esprit; pour tout le reste,
elles nous sont supérieures. Quel usage a-t-on fait dans
la pratique de toutes ces qualités de l’intelligence et
du cœur de la femme? Presque aucim. L’on voit bien
les femmes des commerçants faire quotidiennement
297
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
leurs preuves d’exactitude et de capacité au comptoir
de leurs boutiques, dans leurs achats et dans leurs
ventes. On voit les veuves des grands industriels mon¬
trer de la' tête, de l’énergie, de l’entente des affaires.
Ces faits sont fréquents. Mais l’on ne s’est pas avisé
jusqu’ici que ces mêmes qualités, qui font des femmes
d’excellents auxiliaires ou suppléants de leurs maris,
puissent en faire, d’une manière générale, des subal¬
ternes capables. A quel chiffre s’élève le nombre des
commis et des employés dans la multitude des adminis¬
trations publiques ou privées de la France? A plusieurs
centaines de mille : et, parmi eux, il n’y en a peut-
être pas le quart, dont la tâche ne pût être accomplie
avec autant de soin et d’exactitude, ou plutôt avec
plus d’exactitude et plus de soin, par des femmes.
Mais ces qualités que les femmes possèdent, ce sont,
pour la plupart d’entre elles, des qualités latentes, des
germes qui réclament une culture pour se développer :
cette culture ne venant pas, ils s’étiolent et se dissol¬
vent.
Dans les professions industrielles même, combien
n’y en a-t-il pas qui semblent devoir être, au point de
vue rationnel, le domaine réservé des femmes? Quelle
part ne tient pas dans la production française l’habi-
' leté et la légèreté de la main, la vivacité et la facilité
de l’esprit, la finesse et l’élégance du goût. Or, l’in¬
telligence et la nature de lafemme ne renferment-elles
pas tous ces dons précieux? Il suffit d’un peu de tra¬
vail pour les mettre au jour; mais, faute de ce travail
LE TRAVAIL DES FEMMES
préliminaire, ces rares facultés restent grossières et
obscures, comme le diamant brut, qui demeure sans
éclat tant qu'il n’a pas été dégrossi et taillé par une
main patiente et expérimentée. La femme manque
d’invention, il est vrai, elle n’a pas cette force d’ima¬
gination qui crée ou combine ; elle reste impuissante
devant le grand art ; son organisation psychologique,
la délicatesse de sa sensibilité, la vivacité et la mobi¬
lité de ses sensations, l’absence d’une raison solide et
calme qui réunisse, coordonne et concentre toutes ces
fugitives et variables impressions, ce sont là des ob¬
stacles au développement d’un véritable artiste. Mais
combien, au contraire, ce mélange de qualités et de
défauts n’est-il pas précieux pour le subalterne qui
exécute la pensée d’autrui, qui n’a que de menus ob¬
jets à travailler et à parfaire, dont toute la tâche est
dans l’imitation et la reproduction d’un modèle et d’un
type?La distinction des nuances, l’esprit de minutie,la
fidélité dans l’exécution, la femme possède ces qualités
plus que l’homme même. Mais elles restent enfouies pro¬
fondément sous cette couche épaisse d’ignorance et
de grossièreté que l’habitude d’une vie rude et inculte
accroît sans cesse. Ces femmes, dont les doigts sont
sans finesse ni vivacité, qui souvent, c’est un fait con¬
staté, ne savent pas même tenir une aiguille à coudre,
comment pourraient-elles mettre en œuvre ces facul¬
tés délicates qu’elles ont reçues du Créateur et qui ont
été chaque jour s’émoussant pour finir par dispa¬
raître?
299
■ AU DIX-NEUVIEME siècle.
Nous avons vu qu’il y a plus de femmes que d’hom¬
mes occupées aux articles de Paris; mais lés femmes
se tiennent sur les derniers échelons de cette produc¬
tion artistique ; elles ne sont employées qu’aux ou¬
vrages les plus simples et les plus routiniers : elles
sont reperceüses, brunisseuses, guillocheuses, colo¬
ristes, émailleuses, retoucheuses; dans ces occupa¬
tions aisées, elles gagnent 1 fr. 50, 2 fr., 3 fr., au
plus; les hommes sont, dans les mêmes industries,
modeleurs, graveurs, ciseleurs, dessinateurs, décora¬
teurs, peintres, Aoristes, fîguristes, armoristes, minia¬
turistes, et, à ces titres, obtiennent une rémunération
rarement inférieure à 4 francs et qui monte souvent
à 6, 8, 10, 12 et 15 fr. par jour. Dira-t-on que ces
dernières occupations sont réservées aux hommes par
privilège de naissance et de nature? ou bien qu’il y a
des convenances sociales qui rendent légitime cette
inégale répartition du travail entre les deux sexes?
Assurément non. Mais les moyens d’instruction ont
toujours été plus nombreux jusqu’ici pour les hommes
que pour les femmes. Ainsi s’est formée cette division
des tâches entre les deux sexes, tout artificielle, mais
qui, par sa permanence, a acquis aux yeux d’un grand
nombre l’apparence d’une institution naturelle et nor¬
male.
Notre siècle, avec sa logique impétueuse, ne pou¬
vait éternellement respecter de pareils préjugés : il
était visible qu’une moitié de l’humanité était restée,
en développement intellectuel, trop en arrière de l’au-
300 LE TRAVAIL DES FEMMES
tre, qu’elle ne rendait pas, par conséquent, au point
de vue de l’utilité générale, les services qu’elle pou¬
vait rendre et qu’elle était vouée, quant à ses intérêts
particuliers, à une vie de labeurs ingrats et de fatales
privations. C’est de l’Angleterre que partit le mouve¬
ment de rédemption. Ce qu’a été, au commencement
de ce siècle, dans la Grande-Bretagne, l’agitation en
faveur de l’instruction populaire, nous ne pouvons ici
l’exposer. Dès 1800, le docteur Birbeck avait posé à
Glascow les premières bases des célèbres Mechanics'
Institutes, sortes d’universités ouvrières qui étaient
réservées à un si grand avenir. En 1825, sous la pa¬
role ardente de lord Brougham, cette noble croisade
pour l'instruction des classes pauvres faisait de nou¬
velles recrues et emportait d’importantes positions.
Alors se fondait la Société pour la propagation des
connaissances utiles , dont faisaient partie, dès l’ori¬
gine, l’historien Hallam, lord John Russell, lord Au-
kland et l’évêque de Durham. Dans ces premiers es¬
sais, l’attention n’avait pas été spécialement attirée sur
le sort des femmes, mais elles recueillaient leur part
dans l’enseignement qui était destiné aux classes ou¬
vrières en général. Le mouvement de 1825 eut une
nouvelle reprise un quart de siècle plus tard, et, cette
fois, les femmes furent l’objet d’une attention parti¬
culière. C’est l’État qui, en opposition avec ses vieilles
traditions, se décida à prendre en main la cause de
l’instruction professionnelle. L'exposition universelle
de 1851 avait mis au grand jour l’infériorité de l’An-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 301
gleterre dans toutes les industries où les arts trouvent
une application. Un grand peuple est toujours le pre¬
mier à reconnaître et à signaler ses propres défauts :
et la clairvoyance, dont il fait preuve en les décou¬
vrant, n’est que le prélude de l’énergie qu’il met à les
corriger. Ainsi fit l’Angleterre. Le gouvernement et
le parlement résolurent, dès lors, de n’épargner au¬
cun sacrifice pour répandre dans le public les notions
artistiques et pour former des élèves et des maîtres
en vue de développer les arts industriels. Une section
spéciale fut créée au sein du Comité du Conseil prive
chargé de Tinstruction. Cette section, connue sous
lenomd’Artf départment , eut pour mission d’organi¬
ser, dans des proportions vastes, un enseignement
public du dessin par tout le royaume, et elle imposa
à l’État des charges considérables pour rendre cet en¬
seignement accessible à toutes les classes. Nous n’en¬
trerons pas dans le détail de Y Art department et de
ses nombreuses fondations; elle est compliquée, mais
efficace : elle a été décrite dans un savant rapport, qui
est en même temps un fort beau livre et qui a pour
auteurs MM. Marguerin et Mothéré, chargés par le
préfet de la Seine d’étudier de près l’enseignement
des classes moyennes et des classes ouvrières en An¬
gleterre. Les institutions qui relèvent de Y Art depar¬
tment se, divisent en deux catégories, selon qu’il s’agit
de l’enseignement public destiné à réformer lé goût
général de la nation ou de l’enseignement spécial,
qui doit former des maîtres d’art. L’enseignement pu-
26
302 LE TRAVAIL DES FEMMES
blic comprend : 1° des écoles centrales d’art, qui
étaient, en 1861, au nombre de 87 et autour des¬
quelles se groupent des associations locales d’écoles
primaires pour l’enseignement du dessin ; toutes ces
institutions comptaient, en 1861, 91,836 élèves, re¬
cevant un enseignement artistique; 2° des inspections
annuelles des écoles centrales d’art et des écoles pri¬
maires réunies en association : des concours locaux
annuels donnant lieu à des primes ; 3° un concours
national annuel entre les lauréats des concours locaux;
4° le musée central de South-Kensington, qui prête
aux diverses écoles des modèles, des moulages, des
photographies, des écrits sur l’art et qui tient tous
les ans, dans un certain nombre de localités, une ex¬
position ambulante d’objets d’art originaux; 5 & un
fonds de subvention alloué aux écoles d’art pour ac¬
quérir des modèles et d’autres objets utiles à l’ensei¬
gnement. La seconde catégorie des institutions fon¬
dées par Y Art department et ayant pour but de for¬
mer des maîtres d’art, se compose de l’école normale
d’art établie à South-Kentsington; on n’y est admis
qu’en faisant preuve de connaissances générales; l’en¬
seignement y est gratuit, et même les bons sujets bé¬
néficient de primes hebdomadaires importantes. LeS
élèves de cette école normale y reçoivent une éduca¬
tion trop spéciale pour que leur carrière ne soit pas
nettement indiquée ; ils deviennent, en général, des
artistes industriels.
Telle est, en ses principaux traits, l’organisation
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 303
compliquée de l 'Art department; elle constitue un
vaste réseau s’étendant sur tout le territoire : au
moyen de subventions, de primes, d’examens, de bre¬
vets de capacité, d’expositions artistiques, elle influe
d’une manière notable sur le goût de la nation; elie
développe en particulier ou suscite les talents obscurs.
En aucun pays il n’existe de système aussi ingénieux
d’encouragement à l’instruction populaire ; et c’est un
objet digne de réflexion que cet exemple nous ait été
donné par le gouvernement d’Angleterre, qui avait
jusqu’ici pour règle de conduite en ces matières l’ab¬
stention la plus absolue.
Quelle place tiennent les femmes dans ces institu¬
tions nouvelles?La même que les hommes, et c’est
tout dire : l’éducation des femmes a été jusqu’à ce
jour si négligée dans tous les pays du monde qu'on
regarde presque comme une faveur étonnante de les
admettre à titre égal aux établissements publics d’en¬
seignement. Obtenir l’égalité avec l’autre sexe, c’est
pour elles comme un privilège. Les femmes partici¬
pent donc en droit à tous les moyens d’instruction et
à tous les encouragements qui sont offerts par l’État
aux classes populaires ; en fait, elles profitent avec ar¬
deur de cet enseignement qui leur est libéralement
ouvert. Dans les écoles primaires associées pour l’en¬
seignement du dessin et dans les écoles centrales,
elles montrent parfois, nous assure-t-on, plus de dis¬
positions que les hommes. Elles savent souvent être
correctes et elles sont toujours ingénieuses. Dans l’or-
LE TRAVAIL DES FEMMES
304
nemént, le modelage et l’aquarelle* elles réussissent;
mais il est des exercices où surtout elles se distinguent :
en voici un, par exemple, qui donnera une juste idée
des méthodes suivies dans les écoles centrales d’art en
Angleterre : on prend une fleur, on la copie d’après
nature au trait, avec ombre, à l’aquarelle ; puis l’élève
s’applique à trouver dans les éléments décomposés de
cette fleur, pétale, calice, feuille, un motif d’ornemen¬
tation. Ce n’est pas là de ia routine : il faut du tact,
du goût, une certaine imagination de détails, de la vi¬
vacité et de la facilité d’esprit pour faire ces recon¬
structions et ces combinaisons élégantes. Les femmes,
nous dit-on, y excellent. Admises à titre d’élèves
dans les écoles, les femmes peuvent aussi y devenir
maîtresses. L’école normale d’art leur est ouverte et
des subventions leur sont accordées, de 5 à 15 shil¬
lings par semaine (6 fr. 25 à 18 fr. 75).
L’art joue un grand rôle dans la petite industrie,
mais la science y tient aussi sa place. Faire de l’ou¬
vrier , non un agent inerte d’exécution , mais un
facteur intelligent, savant dans une certaine mesure,
dominant son métier par l’étendue de ses connais¬
sances, c’est une idée qui s’est mise à germer et à
croître au commencement de ce siècle, et qui nulle
part n’a trouvé pour la recevoir un sol mieux préparé
et plus fécond que l’Angleterre. Les Mechanics Insti-
lutes , fondations privées, avaient posé les premières
bases d’un enseignement scientifique à l’usage des
classes ouvrières. Une intervention plus puissante fut
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 305
jugée nécessaire, et l’État se mit résolûment en cam¬
pagne. C’est en 1859 qu’il commença ses opérations.
L 'Art department , agrandi dans ses attributions,
reçut de l’Etat la mission d’organiser un enseigne¬
ment populaire des sciences appliquées : et, à dater
de cette époque, cette section du conseil privé porte
le nom de Science and Art department. Le plan, déjà
suivi pour l’enseignement artistique, le fut avec peu
de modifications pour les sciences. L’on eut des
maîtres et des maîtresses brevetées après examen.
Des médailles, des prix furent décernés : enfin chaque
candidat ouvrier qui a obtenu une médaille ou un
prix vaut au maître ou à la maîtresse brevetée, dont
il a suivi le cours, une prime déterminée. Les primes
croissent en proportion du succès obtenu par le can¬
didat. Cet ingénieux système de subventions profite
à l’ouvrier studieux et intelligent que le maître in¬
struit à des conditions peu onéreuses, dans l’espérance
d’être rémunéré au jour de l’examen : on a ainsi les
avantages sans les inconvénients de la gratuité. « Les
deux sexes sont admis aux examens et dans le fait y
prennent part 1 . »
« Les tendances qui se manifestent chez nos voi¬
sins à l’égard de l’éducation des femmes, écrivent
MM. Marguerin et Mothéré dans leur rapport au pré¬
fet de la Seine, sont bien propres à faire réfléchir : et
les voies larges où ils entrent n’appellent pas seule-
1. Marguerin et Mothéré. Instruction en Angleterre, page 30.
26.
306 LE TRAVAIL DES FEMMES 1
ment la curiosité, mais un attentif examen. Si ce qui
se fait en Angleterre et plus librement encore en
Amérique ne peut pas s’importer simplement en
France, il est, au moins, possible de tendre au même
but par des moyens différents, conformes aux mœurs
et aux habitudes de notre pays. L’on est frappé de
cette circonstance, singulière pour nous, que toutes
les nouvelles institutions sont communes aux femmes
et aux hommes. Celles-ci sont admises dans les écoles
centrales d’art comme dans les cours de sciences
appliquées ; elles ont le droit de se présenter auxmêmes
examens et de recevoir les mêmes certificats. Le mé¬
lange des deux sexes dans des cours communs n’é¬
tonne pas en Angleterre, où les écoles mixtes sont
nombreuses, même au delà'de l’instruction primaire.
C’est ainsi que nous avons vu les jeunes filles réunies
aux garçons pour le cours d’économie politique à
l’école séculière de Peckharn. Mais, par quelles rai¬
sons appelle-t-on les femmes à participer à ce grand
enseignement public des arts et des sciences appli¬
quées, qui semble, au premier abord, convenir aussi
peu à leur rôle dans la vie et dans la société qu’il con¬
vient aux hommes ? Nous avons fait bien des questions
à cet égard. Yoici ce que les Anglais répondent :
L’éducation que reçoivent les femmes est le plus sou¬
vent nulle ou insignifiante. A tous les points de vue
il importe qu’elle devienne plus élevée, plus forte et
plus solide'. » Les deux consciencieux et estimables
1. Marguerin et Molhéré. Instruction en Angleterre, page 232.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 307
auteurs développent, ensuite avec grand sens tous les
arguments que nous avons déjà présentés : ensemble
de vérités banales et de principes évidents, qu’on rou¬
girait presque d’écrire, tellement ils paraissent des
axiomes, mais qui, sans cesse méconnus dans la pra¬
tique, doivent être sans relâche répétés. C’est cepen¬
dant un signe des temps que de voir ces vérités pro¬
clamées dans des publications officielles.
C’est une des gloires de l’Angleterre et une des
raisons de sa force et de ses progrès que l’action des
particuliers et des sociétés libres y soit toujours
excitée par les grandes tâches humanitaires et ne se
laisse effrayer par aucun obstacle. Dans ces dernières
années l’on a vu une émulation féconde entre le gou¬
vernement et les associations privées pour l’accom¬
plissement d’une sorte de régénération populaire au
moyen de l’instruction. L’on connaît l 'Association
anglaise pour Vavancement des sciences sociales , in¬
stitution puissante et vivace qui a eu longtemps lord
Brougham à sa tête et qui tient tous les ans ses
savantes et philanthropiques assises dans les premières
villes du royaume: Birmingham, Édimbourg, Dublin,
Liverpool. Au contraire de certains congrès de nos
jours, qui donnept, au milieu d’un grand fracas de
paroles vides et de déclamations sonores, le spectacle
delà confusion des langues, les sessions de l’associa¬
tion anglaise, auxquelles participent des membres du
Parlement, des ecclésiastiques, de grands industriels,
des professeurs renommés, se signalent par la préci-
308 LE TRAVAIL DES FEMMES
siou des recherches et l’esprit pratique des résolutions.
La question de l’éducation et de l’emploi industriel
des femmes y a été bien souvent traitée avec ré¬
flexion et prudence. Mais l’association des sciences
sociales a influé, d’une manière plus active et plus
directe, sur le sort des femmes en Angleterre, en sus¬
citant auprès d’elle et sous sa protection des sociétés
privées, ayant pour but exclusif d’ouvrir aux femmes
des carrières nouvelles. On distingue deux sortes de
sociétés de ce genre: les unes ont généralement pour
objet d’ouvrir des débouchés aux femmes delà classe
moyenne [Societies for promoting the employment
of educated womeri); les autres s’occupent des ou¬
vrières proprement dites ( Societies for promoting
the industrial employment of womeri). C’est au pre¬
mier congrès de l’association des sciences sociales
tenu à Liverpool que la première de ces sociétés fut
fondée : depuis lors, sur les différents points du Royau¬
me-Uni, un grand nombre sont spontanément écloses.
Ce ne sont pas de simples sociétés de patronage, elles
visent plus haut et plus loin : elles n’aspirent à rien
moins qu’à relever la condition des femmes dans tout
le Royaume-Uni et à multiplier leurs débouchés indus¬
triels. Cette œuvre immense ne peut s’accomplir
qu’avec la collaboration du temps; mais de nombreux
jalons sont déjà posés. Il est permis de croire que
dans un pays qui a offert au monde cette merveille
sociale, le développement inouï des associations de
tempérance, les sociétés pour l’emploi industriel des
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 303
femmes n’éprouveront pas un échec. Leur mode d’ac¬
tion est de trois sortes : elles font faire aux jeunes
filles l’apprentissage de métiers lucratifs; elles se
mettent pour elles à la recherche'de places ou d’ou¬
vrage; enfin elles s’efforcent d’influer sur l’esprit
public et de combattre, par tous les moyens possibles,
et spécialement par la presse et les conférences, les
préjugés populaires dont les ouvrières souffrent et se
plaignent. Elles ont déjà ouvert aux femmes certains
états qui leur étaient fermés. La peinture à l’huile et
à l’aquarelle, sur verre ou sur porcelaine, toutes les
autres menues occupations où l’art tient une place
notable, la. gravure sur bois principalement et la
lithographie ont été, grâce à ces sociétés, abordées
avec succès par les jeunes ouvrières. On a vu dans
ces tâches aisées des jeunes filles gagner 5 et 6 fr.
par jour, quelquefois davantage. Les occupations plus
grossières, mais d’un champ plus étendu, ont aussi
été l’objet de l’attention de ces associations initia¬
trices. Elles se sont efforcées de répandre dans les
hôtels et les restaurants l’emploi des femmes de
service (maîtresses ), au lieu de garçons. Lord Brou-
gham, dans un discours de 1862, se prononçait vive¬
ment en faveur de cette dernière propagande. «Il est
inutile de démontrer, disait-il, qu’une femme bien
dressée à servir à table (to wait) est souvent préfé¬
rable à un homme. Un de nos collègues, qui est un
distingué, populaire et opulent membre du Parlement,
était si frappé de cette supériorité de la femme pour
3JÛ LE TRAVAIL DES FEMMES
cet emploi, qu’on ne vit jamais de laquais autour de
sa table hospitalière et élégamment fréquentée : et il
n’est personne qui ait jamais contesté l’excellence (Jn
service que l’on trouvait dans sa maison. » Lesmêines
sociétés sont parvenues à établir des boutiques de
coiffure pour les femmes et tenues par des femmes. fi
était naturel que la typographie attirât leurs efforts.
Elles ont fondé, entre autres établissements, une im¬
primerie exclusivement féminine (Victoriapress), oii
paraissent, entre autres journaux, le Lady Magazine,
et le English woman journal ; il en est sorti aussi un
volume appelé Victoria regia , dont la reine a accepté
la dédicace et qui contenait en faveur de l’œuvre des
articles de quelques-uns des écrivains les plus renom¬
més du jour. Mais c’est à ouvrir aux femmes la
carrière commerciale que ces associations déploient
le plus d’ardeur. Faire de leurs protégées des secré¬
taires, des comptables, des teneuses delivres, c’est là
un de leurs buts le plus énergiquement poursuivis.
Elles voudraient même faire invasion dans les études
d’hommes de loi et confier à des femmes le soin de
rédiger les écritures d’avoué, de notaire, d’huissier.
Lord Brougbam n’a-t-il pas déclaré qu’il n’y a aucune
raison pour que les femmes soient exclues des études
et des offices des gens d’affaires (there is no reason
why women would not be admitted in the offices of
clerkship ) ? Cette affirmation a de l’importance de la
part d’un hommes qui a siégé pendant de longues
années, et l’on sait avec quel éclat, à la tête de la
. AU biX-NÉÜVlÈME SIECLE. 311
magistrature anglaise. Il y a une autre branche d’oc¬
cupation que l’on voudrait voir se développer et qui
ouvrirait Un débouché heureux aiix femmes de tête et
d’expérience: c’est celle de contre-maîtresse et de
directrice dans les manufactures : il y a, en effet, en
Angleterre des femmes qui remplissent de pareils
emplois, il y en a aussi quelques-unes en France. Les
sociétés anglaises pour l’avancement industriel des
femmes voudraient rendre plus fréquents des faits
qui ne sont encore qu’exceptionnels. Une loi récente
du Parlement sur les agricultural gangs semble
leur donner raison. D’après cette loi, nousFavons vu,
üne bande agricole ne peut comprendre dans son sein
des travailleurs du sexe féminin, à moins qu’il n’y ait
à leur tête pour les surveiller une femme inspirant
des garanties [a woman of staid character) et ayant
obtenu une licence personnelle du magistrat local.
Les sociétés anglaises, dont nous parlons, ne bornent,
d’ailleurs, pas leurs efforts à assurer le sort des
femmes de la classe ouvrière ; avec un esprit de logique
incontestable, elles donnent leur appui à toutes les
motions et tentatives qui peuvent relever le sexe fé¬
minin. La question de savoir jusqu’à quel point les
femmes pourraient avoir accès dans les professions
savantes a été portée, en 1862, devant le public an¬
glais. Le débat s’eSt'élevé au sujet de la nouvelle
charte de l’université de Londres : l’on se demandait
s’il y fallait insérer une clause pour autoriser les
femmes à se faire immatriculer et à prendre leurs
312 LE TRAVAIL DES FEMMES
degrés tout comme les hommes; l’affirmation fut
soutenue par un des membres les plus distingués du
conseil universitaire et, quand on procéda au vote
on trouva égalité de voix dans un sens et dans
l’autre : « Mais je regrette d’être obligé de déclarer
dit lord Brougham, auquel nous empruntons encore
ce fait, que la question fut tranchée contre les femmes
par la voix prépondérante du président. Je pense que
mon noble ami, lord Granville, eût pu, sans un grand
effort de courage social, laisser tenter l’expérience. »
Dix ans se sont passés, et l’homme illustre que nous
avons mis tant de fois en scène est depuis plusieurs
années dans le tombeau; or, voici que les universités
d’Oxford, de Dublin, d’Édimbourg, de Saint-Péters¬
bourg et de Zurich ont résolu d’admettre les femmes
aux degrés académiques ; l’université de Dublin a
même décidé que, par une faveur spéciale pour elles,
des commissions se rendraient dans les lieux où se
rencontreraient quarante femmes candidats.
Nous nous sommes arrêté longuement sur ces
premiers efforts tentés avec ensemble, ardeur et per¬
sévérance par les sociétés anglaises pour relever le
sort des femmes. Ce qu’il peut y avoir d’exorbitant,
d’excentrique peut-être ou d’intempestif dans cette
consciencieuse propagande, nous ne nous le dissimu¬
lons pas. Il y a pour les institutions et pour les socié¬
tés, comme pour les individus, une période d’enfance
et de jeunesse, où l’on rencontre un excès de sève,
une exubérance d’action, une intempérance de mou-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 313
vements: tout alors est exagéré, disproportionné,
déréglé même : mais ce qui peut être ridicule aux
yeux de l’observateur superficiel présente un carac¬
tère tout autre à l’homme de sens et de réflexion. Ce
qu’il faut surtout au début des associations philan¬
thropiques, c’est de l’élan. La circonspection et la
prudence auront assez tôt leur jour. Cicéron disait
qu’il aimait que le style d’un jeune homme présentât
quelque chose à élaguer : il en doit être de même
des plans d’une société quelconque à sa naissance :
elle n’atteindra jamais son but si elle ne vise au delà ;
elle n’aura jamais beaucoup de persévérance si elle
n’a d’abord un peu d'effervescence :
De la pratique Angleterre si l’on passe à la spécu¬
lative Allemagne, le spectacle est autre sans être con¬
traire :
Faciès non omnibus una,
Nec diversa tamen ; qualis decet esse sororuin.
Les Allemands qui, dans toutes les conditions et
toutes les classes, sont pénétrés du sens historique et
de l’espritde tradition, ne manquent jamais de rappe¬
ler que le respect de la femme a pris naissance dans
les forêts de la Germanie, pour se répandre de là
chez toutes les nations de l’Europe. Dans un langage
d’une belle et fière éloquence, Herder s’écrie : « Le
vieux Germain, même dans ses incultes forêts, re¬
connut la noblesse de la femme et sut honorer en elle
les plus belles qualités de son’sexe : la prudence, la
fidélité, la grandeur d’âme, la chasteté ; son climat,
27
314
LE TRAVAIL DES FEMMES
il est vrai, son. tempérament et tout son genre de vie
l’y aidaient. Lui et sa femme grandissaient dans les
forêts avec lenteur et force, à l’abri de toute pourri¬
ture, comme les chênes : les séductions corruptrices
manquaient à sa Contrée : tout était pour les deux
sexes un aiguillon aux vertus : et la constitution de
la société et les nécessités de la vie. Fille de la Gef-
manie, vénère la gloire de tes aïeules et qu’elle te
remplisse d’émulation. Chez peu de nations, l’histoire
redit ce qu'elle redit de tes aïeules : chez peu de na¬
tions l’homme a autant honoré la vertu de là femme
que chez les vieux Germains : esclaves étaient les
femmes chez la plupart des peuples; des amies et des
conseils étaient tes mères dans leurs familles, et toute
noble femme l’est encore aujourd’hui parmi nous 1 . ».
Cet orgueil n’est pas ici déplacé : si les doctrines du
christianisme relevèrent spéculativement la femme
chez les peuples d’Occident, c’est l’infusion du sang
et de l’esprit germain qui compléta dans'les mœurs
i , « Der alte Deutsche aücti in seihen rauhen Wœldèrn efkàmte
das Edle in Weibe und genoss an ihm die schonsten Eigenschaften
seines Gesehlechtes : Klugheit, Treue, Muth, und Keuschheit: aller-
dings aber kamen ihm auch sein Klima, sein genetischer Ch'aract'éf,
seine ganze Lebensweise hierin zu Hilfe. Er und sein Weib wuch-
séh, wie die Eichen langsam, ünverwüstlich utid krœftig : die Reize
der Verführung fehlten seinem Lande. Trieb zu Tugehden; dagé-
gen, gab beiden Geschlechtern sowohl die gewohnte Yerfassung als
die Noth. Tochter Germaniens, fühle den Rhum deiner Urinutîtei’
und eifre ihm nach : unter wenigen Volkern riihmt Geschichte, was
sie von ihnen rühmt : unter wenigen Volkern hat auch der Mann
die Tugetid des Weibes wie im œltesten Germaliien gfeehW. Skia-
vinncn sind die Weiber in meisten Nationen ; rathgebcnde Freu-
dinhen waren deine Mutter und jede Édle unter ihnen ist’s hçcli. »
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 315
cette heureuse réforme. Un peuple qui avait toujours
gu ce respect de la femme devait plus que tout autre
être accessible, non pas au mouvement désordonné
d’émancipation du sexe féminin, mais aux doctrines
et à la propagande qui ont pour but d’améliorer la
position industrielle de la femme. Aussi, de bonne
heure commencèrent en Allemagne des tentatives
heureuses pour ouvrir aux femmes de nouvelles car¬
rières. Mais, tandis que, en Angleterre, le gouverne¬
ment avait pris les devants et avait presque joué le
rôle d’un initiateur : en Allemagne, il est resté jus¬
qu’ici spectateur immobile. Les efforts particuliers*
ont tout l’honneur de cette campagne pour la ré¬
demption industrielle des femmes. Dans un rapport
au ministre de l’instruction publique, M. Beaudoin,
chargé d’étudier en Belgique, en Allemagne et en
Suisse, l’état de l’instruction spéciale, écrivait, il y a
quelques années, les lignes qui suivent. « L’intelli¬
gence des filles est aussi développée que celle des
garçons : elles pourraient aussi bien qu’eux calculer,
rédiger des bordereaux, tenir des livres, faire la
correspondance, et, si le commerce-les employait dans
l’intérieur, les négociants auraient à leur disposition
un grand nombre de jeunes gens qui sont occupés
aujourd’hui au service des bureaux : enfin les riches
commerçants pourraient appeler ces jeunes filles dans
leurs familles pour les charger de donner à leurs
enfants des connaissances générales sur le commerce,
de leur faire une sorte d’éducation commerciale qui
316 LE TRAVAIL DES FEMMES
les disposerait à comprendre et à seconder un jour le
commerçant qu’elles devraient épouser. Donc, il faut
ouvrir pour les jeunes filles un enseignement analogue
à l’enseignement commercial que la chambre de
commerce fait donner aux garçons. Telles sont les
pensées qui se sont présentées à l’esprit de quelques
personnes et, sur-le-champ, il s’est trouvé dans Leip-
sick, comme toujours, un professeur particulier pour
les mettre à exécution 1 . » Le mouvement avait été
beaucoup plus général queM. l’inspecteur Beaudouin
ne paraît le croire. En 1862, une semblable école
avait été fondée dans le Wurtemberg, et, depuis lors,
il n’est guère de ville importante d’Allemagne où
n’ait surgi quelque institut pour préparer les jeunes
filles aux carrières commerciales.
Il y a trois ans, naquit la première association pour
le développement industriel des femmes ( Frauenbil-
dungsverein zur Forderung der Erwerbsfâhigkeit ).
Depuis ce temps-là, se sont fondées de semblables
sociétés à Breslau, à Leipsick, à Hambourg, à Prague
(Frauen Eriverbverein), à Yienne, à Berlin (société
d’instruction et de récréation pour les femmes, Verein
zur Belehrung und Unterhaltung der Frauen ), à
Brême et dans beaucoup d’autres lieux. En général,
ces associations fondent des écoles professionnelles
et industrielles pour les femmes ( Handels und Gewer-
beschule) : ces écoles comprennent presque toujours
1. Rapport ■eu ministre de l’instruction publique sur l'Enseigne¬
ment spécial en Allemagne , par Beaudouin, page 224.
317
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
un enseignement commercial complet et quelque¬
fois des ateliers pour la couture mécanique ou pour
quelques autres fabrications comme celles des gants
et des enveloppes à lettre. Il est rare quelles pré¬
parent les jeunes filles aux arts industriels. Leur acti-_
vité est tournée d’un autre côté. Yoici là distribution
des études et des travaux dans une de ces institutions :
celle de Brieg, qui fut ouverte le 7 avril 1869 a deux
leçons par semaine pour la composition allemande et
les comptes rendus d’affaires (deutsche Aufsdtze und
Geschâftsberichté) ; deux leçons de tenue des livres ; .
deux de calcul, y compris l’étude des poids et me¬
sures, du système décimal et de la comptabilité;
deux leçons pour l’histoire et l’organisation commer¬
ciale ; deux leçons pour les sciences naturelles, deux
également de technologie, deux de géométrie, quatre
leçons de dessin, deux leçons par semaine pour les
ouvrages de femme de tout genre (prendre mesure,
couper un vêtement, coudre à l’aiguille ou à la ma¬
chine, tricoter, etc.). On le voit, c’est l’enseignement
commercial qui domine. Il ne faut pas oublier que les
Allemands sont un des peuples du monde les plus
habiles au commerce et qu’ils nous surpassent autant
sur ce point que nous leur sommes supérieurs en in¬
dustrie. Dans quelques villes, où il n’existe pas d’écoles
professionnelles pour les femmes, elles trouvent à
certaines heures dans des établissements, d’ailleurs
spéciaux aux hommes, des cours qui leurs sont des¬
tinés. L’association polytechnique de Wurzbourg,
318 LE TRAVAIL DES FEMMES
par exemple [Polytechnische Centraiverein zu Würz¬
bourg), a ouvert des cours pour les femmes : c’est tou¬
jours la tenue des livres, la correspondance d’affaires,
la rédaction des bordereaux, quittances, etc., l’éco¬
nomie domestique qui forment, le fond de l’enseigne¬
ment. Tous ces cours trouvent faveur et ont un aùdi-
toire féminin nombreux et assidu. La plupart des
écoles professionnelles pour les femmes ont un per¬
sonnel qui varie de 50 à 100 : celle de Vienne a donné
de l’instruction à plus de 700 jeunes filles. A quel¬
ques-unes de ces institutions sont joints des bureaux
pour placer les ouvrières et leur chercher de l’ouvrage
[Àrbeits und Stellen Vermittelungs Bureau ). D’autres
ont pour annexes des bazars, où sont mis en vente
les produits du travail des femmes [Bazar von Frau-
enarbeiten ), ou bien encore organisent des expositions
périodiques pour les articles travaillés par les ouvrières
(.Ausstellungen der Frauenarbeit). Enfin un grand
nombre de sociétés se proposent de relever la destinée
des femmes, non-seulement en leur ouvrant de nou¬
velles branches d’industrie, mais encore en leur pro¬
curant des plaisirs élevés et des distractions instruc¬
tives : elles instituent à ce sujet des récréations du
soir ( Abeudunterlialtungen) qui réunissent les ou¬
vrières toutes les semaines ou tous les quinze jours
pour des lectures, des conférences, des spectacles et
des chants. La musique joue un rôle dans ces distrac¬
tions. Nous avons sous les yeux le compte rendu
d’une de ces séances, tenue récemment à Hambourg :
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE, 319
elle s’ouvrit par une cpnférence populaire sur l’élec¬
tricité avec des expériences; puis, vint l’exécntion
d’une sonate de Mozart et de Lieder de Mendelssohn
et de Schubert : d’autres fois ce furent des leçons sur
la poésie locale et le patois du pays. On voit avec
quelle largeur d’esprit ces sociétés poursuivent leur
Uche. Avec ce sens philosophique si commun en
Allemagne, elles mêlent toujours un élément idéal
jusque dans les institutions les plus positives. Portant
leur attention sur les besoins du corps, elles ne
peuvent néanmoins oublier et délaisser ceux de l’in¬
telligence. Dans des œuvres économiques elles savent
trouver une place pour le culte de l’art. C’est là le
cachet qui les distingue et qui les recommande ; c’est
1 empreinte de cette race poétique et active, qui, plus
que toute autre au monde, sait allier les puissances
de l’esprit à l’énergie et à l’assiduité dans le travail
matériel.
Ce qu’ont produit ces œuvres jusqu’ici, il serait
difficile de le dire : bien peu de chose peut-être : ce
sont des semences et non pas des récoltes. Mais qui
eût étudié, il y a quinze ans, les associations de crédit
fondées par M. Schulze-Delitsch, n’eût pas vu un
développement plus avancé et une certitude plus
■grande de succès. Ce qu’il importe de remarquer,
e est que sur tous les points ces idées se répandent
et passent peu à peu dans les faits. Le passé n’est
rien, le présent est presque insignifiant en lui-même,
mais il est gros de l’avenir : et l’on peut, sans témé-
320 LE TRAVAIL DES FEMMES
rité, conjecturer, d’après des analogies nombreuses,
que le succès n’est séparé de nous que par un nombre
plus ou moins grand d’années.
Quoique les carrières commerciales soient le but
principal de ces associations pour relever le sort des
femmes, il en est qui font une part exclusive aux
études artistiques ; telle est la Kunstschule furFrauen
(école d’arts pour les femmes) à Munich. Elle est
de fondation récente, et c’est la première institution
de ce genre qui se soit élevée en Allemagne. Elle
semble réussir et l’on nous dit qu’il y vient des élèves
d’Angleterre et même d’Amérique.
Ce n’est pas seulement par des établissements
d’instruction, c’est plus encore par la propagande
morale que les sociétés allemandes pour l’avancement
industriel des femmes servent la cause à laquelle elles
se sont vouées. Une idée souvent répétée dans les
journaux, les conférences, les livres, les conversa¬
tions, s’infiltre peu à peu dans toutes les couches so¬
ciales et y laisse sa trace. Une des preuves de cette
action morale des sociétés, que nous étudions, c’est
que dernièrement dans le congrès international des
libraires et des relieurs à Leipsick, il fut question
d’admettre aussi les femmes à l’exercice de ce métier
(Gewerkschaft). On sait que l’Allemagne a beaucoup-
de chemin à faire sous le rapport de la liberté du
travail. Ce pays, qui a conservé en partie les institu¬
tions du moyen âge, a encore des corporations privi¬
légiées, des règlements et des lois restrictives sur
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 321
l’exercice des métiers, et souvent les femmes sont
éloignées des carrières lucratives, non-seulementpar
les mœurs, mais par les institutions. La réforme
tentée en faveur des femmes est soutenue en Allema¬
gne par plusieurs journaux spéciaux, entre autres les
Neue Bahnen (les voies nouvelles). Un très-grand
nombre de publications, qui datent des deux ou trois
dernières années, prouvent combien la question est
actuelle et attache les esprits. Un livre de beaucoup
d’étendue et de science, et de quelque intérêt, qui
paraît avoir excité Inattention en Allemagne, énumère,
sous forme de dictionnaire et par ordre alphabétique,
jusqu’à 600 métiers où les femmes peuvent trouver
accès b II y a, il faut l’avouer, de la naïveté et de la
frivolité dans quelques-unes de ces indications ; mais
l’ivraie qui est parfois plus apparent ne doit pas em¬
pêcher de cueillir le bon grain.
Nous avons réservé la France pour en parler en
dernier lieu, afin de pouvoir y mettre plus d’insistance
et nous autoriser des exemples rencontrés en pays
étrangers. Ce serait pour une nation un bien chétif
amour-propre et le signe d’une singulière débilité
morale, que la prétention de tirer exclusivement de
son propre fonds les germes du progrès et les inspi¬
rations de sa conduite. Grâce au ciel, notre pays n’est
pas tombé à ce degré d’affaissement qu’il repousse ou
dédaigne les enseignements du dehors et qu’il se re-
1. Die Frauen Arbeit und der Kreis ihrer Erwerbsfœhigkeit von
A. Daul, 1867.
322 LE TRAVAIL DES FEMMES
fuse à cette émulation féconde qui est actuellement
le ressort et la condition de toute amélioration sociale,
De tous les pays la France est celui où, depuis le
moyen âge, la femme a tenu la plus grande place
dans la littérature, dans la politique et surtout dans
la société. C’est celui où les lois civiles ont été le plqs
favorables à son indépendance et où les moeurs et les
lois commerciales lui ont ouvert la plus grande sphère
d'action. C’est aussi la terre où les productions déli¬
cates et les industries artistiques ayant pris le plus de
développement, les ouvrières ont trouvé le plus de
débouchés. Quelles que soient les misères, trop réelles
et trop frappantes de la condition des femmes ail
temps où nous vivons, on peut dire, en se plaçant
seulement à un point vue relatif, que la France a été
pour elles une terre promise. La dentelle, la broderie,
la fabrication des gants, mille autres industries de
luxe, le commerce, les administrations ont employé
de tout temps chez nous des centaines de mille fem¬
mes, qui ont eu presque toujours à la fois des salaires
plus élevés, une vie plus digne et plus d’indépen¬
dance que les ouvrières des autres contrées européen¬
nes. Mais cette justice rendue à notre sociabilité ne
doit pas nous empêcher d’ouvrir les yeux sur des
institutions récentes que d’autres nations ont dévelop-
pées-et dont nous ne possédons jusqu’ici que le germe,
L’un des plus grands éloges que l’on puisse adresser
à la génération contemporaine, c’est que les hommes
vraiment distingués, dépouillant tout faux orgueil et
AU DIX-NEUVIEME SIECLË. 3ÎS
toute fatuité nationale, sont les premiers à interroger
les contrées étrangères pour mieux découvrir nos
côtés faibles et pour nous perfectionner sans cesse.
En 1851, à la suite de l’exposition de Londres,
l’Angleterre avait jeté un cri d’alarme à la vue de son
infériorité constatée dans les arts industriels ; en 1862,
après une nouvelle exposition de Londres, ce fut la
France, à son tour, qui manifesta ses craintes en
voyant sa vieille supériorité dans les industries artis¬
tiques, non pas encore détruite, mais un peu ébran¬
lée. En 1851, l’Angleterre s’était mise immédiatement
et résolument à l’œuvre pour regagner du terrain et
atteindre ses rivales heureuses; elle avait institué
cette vaste organisation de l’enseignement du dessin,
et de l’enseignement des sciences appliquées, que nous
avons essayé de décrire. En 1862, après beaucoup de
bruit dans la presse française, dans nos cercles com¬
merciaux et dans notre monde officiel, on mit à
l’étude, suivant nos procédés traditionnels, la question
d’une réforme radicale ou plutôt de la création de
renseignement industriel et commercial en France,
et après une période d’incubation qui dura cinq ans,
après une enquête administrative, on aboutit à des
vœux formulés qui attendent encore leur réalisation.
« Les résultats de la dernière exposition universelle
de 1862, à Londres, lit-on dans un rapport à l’empe¬
reur, ont pu faire craindre que si la France n’est pas
restée stationnaire dans la production des œuvres
d’art et de goût où la première place lui a appartenu
324 LE TRAVAIL DES FEMMES
jusqu’ici, ses rivaux ne se fussent de plus en plus
rapprochés d’elle, et que, si elle ne faisait de nouveaux
et rapides progrès, elle ne fût dépassée dans un ave¬
nir prochain. Cette situation qu’ont mise en lumière
les rapports faits à la section française du jury inter¬
national, a vivement préoccupé Votre Majesté, et dans
l’exposé de la situation de l’empire, le gouvernement
a annoncé qu’il rechercherait tous les moyen s propres
à développer dans le pays l’éducation artistique et
professionnelle h » Une commission, formée parmi
les membres de la section française du jury interna¬
tional de 1862, avait fait une étude particulière de
l’enseignement industriel, et son rapporteur, M. Mé¬
rimée, avait appelé, avec l’assentiment unanime des
membres de cette commission, l’attention la plus sé¬
rieuse du gouvernement sur la nécessité de mesures
propres à garantir les intérêts du pays. L’instinct
des intéressés avait, dès longtemps, prévenu ces
constatations officielles. En 1852, presque immédia¬
tement après l’exposition de Londres, les artistes in¬
dustriels de Paris adressaient au prince président
plusieurs mémoires, dans lesquels, après avoir signalé
les efforts que faisaient déjà et ceux que projetaient
encore les Anglais, ils concluaient en demandant
avec instance : 1° L’organisation d’une exposition spé¬
ciale des œuvres des artistes industriels ; 2° la créa¬
tion d’un musée des beaux-arts industriels; 3° la
1. Enquête sur VEnseignement professionnel. Tome I er . Rapport
à l'Empereur.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 325
création d’nne école centrale des beaux-arts appliqués
à l’industrie.
La commission de l’enseignement technique, en
1865, examinant les moyens pratiques de satisfaire
ces besoins universellement constatés, émettait,
entre autres, les vœux qui suivent : « L’instruction
industrielle et agricole des femmes ne mérite pas
moins que celle des hommes la sollicitude et l’appui
du gouvernement. Les encouragements de l’État
peuvent donc être utilement donnés aux établisse¬
ments fondés pour le perfectionnement de l’instruc¬
tion primaire et le développement de l’instruction
technique des jeunes filles et des femmes \ — Mal¬
heureusement, il n’est que trop avéré qu’en France,
continuait la même commission officielle, de toutes
les branches d’études nécessaires à l’indtistrie, la plus
généralement négligée est celle qui traite des ques¬
tions relatives au commerce, soit qu’on le considère
au point de vue général, soit qu’on ne s’occupe que
des détails. Les membres de la commission les plus
autorisés en pareille matière ont signalé l’absence
presque complète de cet enseignement dans notre
pays et l’ignorance trop générale où l’on y est de tout
ce qui se rapporte aux échanges, à la géographie
commerciale, etc... Les femmes sont éminemment
aptes à remplir les fonctions qui exigent de l’exacti¬
tude et de la régularité... l’organisation de l’ensei-
1. Commission de U enseignement technique. Rapport et notes,
page 51.
28
326 LE TRAVAIL DES FEMMES
gnement commercial en faveur des jeunes filles et des
femmes, convenablement approprié à leur sexe, mé¬
rite tout particulièrement les encouragements de
l’État 1 .» Ainsi, notre administration avait fait preuve
de clairvoyance, fit-elle preuve également de résolu¬
tion et d’activité? Entrevoir les lacunes dans l’ensei¬
gnement national, c'est discerner et reconnaître la
route du progrès ; mais cela même demeure inutile,
si l’on ne s’engage ensuite avec énergie dans cette
route. Malheureusement, nous allons avoir à exposer
moins des faits que des projets, et plutôt des plans
d’établissements à constituer dans l’avenir que des
fondations déjà effectuées dans le présent.
Nous avons vu que, en Angleterre, le mouvementque
l’exposition de 1851 avait provoqué dans les esprits
s’était manifesté dans la pratique par l’organisation,
sur une grande échelle, de l’enseignement du dessin
pour les femmes comme pour les hommes des classes
ouvrières. C’est aussi par un plus grand essor im¬
primé à l’enseignement populaire du dessin que la
réforme débuta en France : malheureusement, Paris
fut presque le seul lieu où ces améliorations se pro¬
duisirent, et l’on ne peut guère citer en province que
Mulhouse, Lyon, Lille et deux ou trois autres villes
peut-être, qui aient pris à cet égard des mesures effi¬
caces et donné un utile exemple. L’État, d’ailleurs,
s’est jusqu’ici presque tenu à l’écart d’une propagande
1. Commission de l'enseignement technique. Rapport et notes,
pages G3 et 69.
AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 327
si nécessaire à la prospérité de notre industrie natio¬
nale, et ce sont les municipalités, les chambres de
commerce, les sociétés industrielles ou les particuliers
qui ont pris part à cette organisation nouvelle de
l'enseignement populaire du dessin. D’après la dépo¬
sition faite dans l’enquête sur l’enseignement pro¬
fessionnel par M. Noyon, conseiller de préfecture et
directeur des affaires municipales de la ville de Paris,
il existait alors dans cette capitale 7 écoles spéciales
de dessin pour les hommes et 8 pour les femmes :
toutes ces écoles avaient été fondées à diverses épo¬
ques par des professeurs privés et étaient subven¬
tionnées par la Ville. Les écoles subventionnées de
dessin pour les adultes (hommes) dataient les unes de
1825, les autres de 1832, 1840, etc. Au contraire les
écoles de femmes adultes se trouvaient toutes de ré¬
cente fondation, la première ayant été inaugurée en
1860. Il était question d’en augmenter le nombre, de
façon qu’il y en eût une pour chaque sexe dans cha¬
cun des arrondissements. Quant aux écoles primaires
de la ville de Paris, les enfants y apprenaient dans la
première classe le dessin linéaire et y commençaient
le dessin d’ornement : cette partie de l’enseignement
devait être développée. Mais, dans les écoles primaires
pour les filles, le dessin était moins enseigné que dans
les écoles primaires pour les garçons, et l’on pourrait
même dire qu’il ne l’y était pas du tout. En somme,
ce n’était que dans les écoles spéciales de dessin que
les femmes pouvaient être initiées à une instruction
328 LE TRAVAIL DES FEMMES"
artistique élémentaire. Or, ces écoles spéciales pour
les femmes ne comptaient que 427 élèves inscrites,
tandis que les mêmes écoles pour les hommes comp¬
taient 1,607 élèves inscrits. Le chiffre de la fréquenta¬
tion était encore plus défavorable aux femmes. Lors
d’une inspection faite à un jour déterminé, l’on avait
trouvé pour les hommes 907 élèves présents, et pour
les femmes seulement 202 *.
Ainsi toutes nos écoles subventionnées de dessin
pour les femmes se bornaient à donner de l’instruc¬
tion à 202 élèves. Et cependant il y a à Paris 105,000
femmes occupées par l’industrie, et dont plus de
10,000 sont employées à des travaux en partie
artistiques ! La qualité de l’instruction était aussi
faible que la quantité. La directrice de la principale
de ces écoles de dessin, Mlle Hautier, déclarait avoir
« été obligée de constater, au bout de quelque temps,
que les élèves des écoles de dessin n’arrivaient presque
jamais à rien. Tantôt par leur faute, tantôt à cause
de la mauvaise organisation des écoles de dessin et
de l’inexpérience des personnes qui les dirigeaient,
les résultats étaient presque nuis 1 2 . » L’unanimité des
déposants reconnaissait que tout était défectueux
dans cet enseignement : les locaux, les méthodes, le
recrutement, surtout les modèles à la fois rares et
mauvais. M. Marguerin, directeur de l’École Turgot,
1. Enquête sur l’enseignement professionnel, pages 227 et sui¬
vantes, tome I.
2. Ibid., page 154.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 329
affirmait, ce que chacun a été à même de vérifier,
que le résultat actuel de l’instruction des femmes,
« c’est dans les arts graphiques une manière mes¬
quine, qui est passée en proverbe, une mollesse
flasque, une sécheresse extrême, un pointillé menu,
tout le contraire de la véritable méthode qui donne
l’intelligence et le sentiment du beau ; » et il ajoutait
dans un rapport au préfet de la Seine : « Ce n’est pas
au dessin seul qu’il conviendrait d’appliquer la ré¬
forme. Tout le système de l’enseignement demande¬
rait à être renouvelé dans sa distribution, dans ses
programmes et dans son esprit 1 . » Pour compléter
ce tableau, une école professionnelle pour les femmes,
fondée au passage Saint-Pierre et largement subven¬
tionnée par la Ville, n’avait donné que d’insignifiants
résultats. Ainsi, non-seulement il fallait élargir Pceuvre
commencée, mais il était nécessaire de la reprendre
par les fondements. On avait fait, une expérience
qui avait échoué, on devait en profiter pour corriger
les fautes sans découragement ni irrésolution.
Pendant que les efforts officiels se perdaient en pure
perte, sans aboutir à rien de durable, une œuvre pri¬
vée naissait dans l’ombre par l’initiative de quelques
femmes qui possédaient la vraie science de la charité.
Au mois de mai 1862, il se formait à Paris une société
pour l’instruction professionnelle des femmes. Elle
ne comptait que 30 souscripteurs pour une cotisation
1. Marguerin. De l’enseignement des classes moyennes et ouvrières
çn Angleterre, page 234,
330 LE TRAVAIL DES FEMMES
annuelle de 25 fr. Avec ces ressources dérisoires et
l’aide d’une femme de tête et de cœur, elle ouvrit,
le 15 octobre 1862, rue de la Perle, une école qui ne
reçut d’abord que 6 élèves : au bout de six mois,
elle avait 40 élèves et 105 souscripteurs. Elle avait
reçu en don une somme de 4,055 fr. Les recettes, y
compris la rétribution scolaire de 8 fr. par mois,
s’élevaient à 9,000 fr. A la fin de 1864, c’est-à-dire
après deux ans d’existence, l’école, transportée rue du
Val-Sainte-Catherine, comptait 146 élèves; une suc¬
cursale qui venait d’être ouverte rue Rochechouart
en avait 16, en tout 152. Les demandes d’admission
affluaient de Paris et de la province. Les progrès,
depuis lors, ne se sont pas ralentis. Aussi efficaces’est
montrée l’instruction de l’école, que son développe¬
ment matériel avait été rapide. Outre l’enseignement
général, que l’on y trouvait solide et substantiel, cet
institut avait à sa naissance trois cours, ou plutôt
deux cours et un atelier : un cours de commerce, qui
avait pour but de former des jeunes filles comme
comptables; un cours de dessin, dans lequel on faisait
du dessin général jusqu’à ce que les élèves fussent
assez fortes pour être dirigées vers une spécialité ; un
atelier de couture, subdivisé en atelier de confection
pour dames et atelier de lingerie. La progression des
recettes et du nombre des élèves permit d’élargir les
bases de l’enseignement, de le rendre plus spécial et
plus varié. Dans l’impossibilité d’ouvrir autant d’ate¬
liers que le dessin appliqué à l’industrie contient dp
331
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
genres différents, l’on enseigna d’abord la gravure
sur bois et l’on eut presque immédiatement dix élèves
pour ce métier productif. Puis l’on adopta la peinture
sur porcelaine et les industries de goût, dites indus¬
tries parisiennes, comme la peinture sur ivoire, sur
écran, sur store ; considérant en outre que la locali¬
sation des industries et les dispositions des élèves
apportent à l’art industriel une variété pour ainsi dire
infinie, l’on décida que si quelques élèves de l’école
professionnelle voulaient embrasser un genre non
enseigné dans l’établissement, on les placerait dans
des ateliers spéciaux, sans rompre pour cela avec
elles le lien de protection et de confiance qui aurait
été formé pendant le cours des études générales.
Ainsi organisée, l’école de la rue de la Perle donna
les plus importants résultats ; il en sortit des jeunes
filles, admirablement disposées pour les luttes de la
vie et qui, placées dans des maisons de commerce,
ou travaillant pour des fabricants, valurent une solide
réputation à l’établissement qui les avait formées.
Quelles sont les causes du succès de cette école
privée et de l’échec des tentatives officielles anté¬
rieures ou contemporaines? Il y en a quatre, à notre
avis. L’enseignement du dessin dans l’école profes¬
sionnelle de la rue de la Perle était précédé et accom¬
pagné de larges et fortes études générales. Ce même
enseignement du dessin était suivi d’un appren¬
tissage méthodique de l’art industriel auquel se des¬
tinait particulièrement l’élève. En outre, la mai»
332
LE TRAVAIL DES FEMMES
son avait formé et formait perpétuellement des rela¬
tions avec des patrons ou des personnes du monde,
ce qui facilitait le placement et l’emploi des jeunes
filles sortant de l’établissement. Enfin, une rétribution,
légère il est vrai, était exigée des élèves. De cet en¬
semble de conditions dont il eût suffi de supprimer
une seulepour détruire l’œuvre entière, vient ce succès
si rapide à la fois et si durable.
Quelque engouement que l’on puisse avoir pour le.s
études strictement professionnelles, il y a unanimité
parmi les hommes compétents — la dernière enquête
le constate à chaque page — pour admettre qu’un
enseignement général établi sur de larges bases doit
leur servir de préliminaire. Avant de prétendre uti¬
liser les aptitudes spéciales, il. faut développer les
diverses facultés de l’esprit par des exercices et des
vues d’ensemble. Il faut former l’homme avant l’ar¬
tiste ou l’artisan. L’enseignement primaire, tel qu’il
est donné dans nos écoles, ne suffit pas à des
personnes qui se veulent vouer à la pratique des arts
industriels. Il leur faut une base plus large, plus pro¬
fonde et plus solide. Voilà ce que l’on a compris pour
les hommes en fondant l’École Turgot ; ce sont les
mêmes principes qu’il faut appliquer pour les femmes;
l’école de la rue de la Perle a eu le mérite de se les
approprier, ce fut une des causes de son succès.
Tous ceux qui ont recherché les raisons de l’échec
qu’avaient éprouvé universellement les écoles subven¬
tionnées de dessin pour les femmes ont signalé en
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 333
outre les lacunes suivantes, que l’école professionnelle
de la rue de la Perle a su combler. Il y a dans la pra¬
tique des arts industriels deux parties : la première
est le dessin, la seconde est l’art industriel spécial
que l’on veut exercer. Or, les élèves qui suivaient les
cours des écoles de dessin de la ville de Paris n’avaient
guère la possibilité d’apprendre, postérieurement ou
simultanément, sous un bon maître, la profession
industrielle à laquelle elles se destinaient. Aussi,
n’ayant aucune direction suivie, aucun apprentissage
spécial, ne sachant si elles étaient suffisamment pré¬
parées, elles n’arrivaient, pour la plupart, alors même
que leurs études de dessin étaient bonnes, à aucune
position favorable.
Il existe encore pour la jeune fille une difficulté
plus grande, c’est de trouver de l’ouvrage. On ne sait
pas assez combien de relations et quels persistants ap¬
puis il faut à une jeune ouvrière habile pour se faire
jour et se faire connaître. Ace point de vue les femmes
ont moins de ressources que les hommes ; elles sont
plus retenues au foyer et dans la famille, les démar¬
ches de leur part sont moins aisées ; il n’existe pas
pour elles cette camaraderie, qui est aux hommes
d un si grand secours ; enfin elles sont en contact avec
beaucoup moins de gens et beaucoup moins de choses.
Les conditions naturelles de leur destinée rendent les
débuts de leur carrière industrielle pénibles et lents, à
moins qu’elies ne rencontrent un puissant appui exté¬
rieur. L’école professionnelle de la rue de la Perle
334 LE TRAVAIL DES FEMMES
avait eu le mérite de suivre les élèves après la termi¬
naison de leurs études, non pour leur imposer un gê¬
nant patronage et les soumettre à un trop minutieux
contrôle, mais pour les mettre en relation avec des fa¬
bricants ou des personnes du monde, et leur procurer
ainsi des places ou de l’ouvrage; elle faisait pour les
femmes ce que l’École Turgot fait pour les hommes;
c’était rendre également service aux ouvrières et aux
patrons, mettant toujours en face l’une de l’autre l’of¬
fre et la demande, qui dans la petite industrie souvent
s’ignorent et se cherchent réciproquement sans se ja¬
mais rencontrer, et qui souffrent gravement l’une et
l’autre de leur mutuelle absence.
Enfin nous avons compté, comme l’une des causes
du succès de l’école de la rue de la Perle, la rétribu¬
tion qui était exigée des élèves. Il y a de quoi surpren¬
dre, au premier abord, et cependant rien n’est plus
certain. Il n’y a qu’une voix parmi les déposants de
l’enquête professionnelle pour accuser les défauts con¬
sidérables et presque irrémédiables de l’enseignement
spécial gratuit h Que l’on admette le principe de la
gratuité pour l’enseignement primaire, rien de mieux;
il peut y avoir à cela une utilité sociale et politique.
On donne ainsi satisfaction à un vœu populaire très-
accentué et qu’il peut être opportun de satisfaire ; en
outre, il est bon de ne laisser aucune excuse au père
insouciant ou égoïste, qui aimerait mieux exploiter
t. Voir notammenttome I, pages 145, 156.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 335
son enfant que de le faire instruire ; il importe aussi
de faire cesser la distinction cruelle que la demi-gra¬
tuité a introduite dans la plupart de nos écoles entre
les élèves payants et les élèves admis comme indigents.
Enfin, en ce qui concerne l’instruction élémentaire,
l’on peut dire jusqu’à un certain point que la quantité
vaut mieux que la qualité, c’est-à-dire qu’il est plus
important de la voir s’étendre à un très-grand nombre
de personnes, dût-elle être un peu plus faible, que de
la rencontrer, fût-elle plus approfondie, chez un
moindre nombre. Ainsi, ce sont des raisons politiques
et sociales qui plaident en faveur de l’enseignement
primaire gratuit. Mais vouloir faire de la gratuité un
principe général et avoir la prétention de l’appliquer
aux écoles d’un enseignement un peu élevé, c’est
commettre les plus graves erreurs psychologiques et
pédagogiques ; c’est porter un coup des plus funestes
à l’enseignement que l’on croit développer. Au point
de vue psychologique, il est parfaitement certain que
l’ouvrier, comme tout homme, n’estime bien que ce
qu’il paye ; il fera infiniment mieux ce qui lui coûtera
quelque sacrifice : un amateur n’arrive jamais à rien,
c’est une vérité d’expérience ; or, un élève qui ne paye
pas est toujours en grande partie un amateur, il est
moins intéressé à l’étude et en prend plus à son aise ;
l’expérience sur ce point est incontestable et l’on ne
trouvera pas un seul homme compétent qui soit d’un
autre avis. Au point de vue pédagogique, il est cer¬
tain que la gratuité encombre les écoles spéciales d’é-
33-3 LE TRAVAIL DES FEMMES
lèves peu sérieux, peu assidus, qui sont autant d’élé¬
ments perturbateurs, et qui non-seulement n’appren¬
nent rien eux-mêmes, mais distraient l’attention de
leurs condisciples et des maîtres et entravent ainsi les
progrès de tous. Ce sont des cadres trop chargés et
alourdis. C'est comme une armée dont une grande
partie serait composée de rôdeurs, ce qui ralentirait
la marche générale. L’on arrive, avec la gratuité de
l’enseignement spécial, à avoir sur le papier un effec¬
tif considérable et en réalité un effectif nul ou insigni¬
fiant. De telles mesures sont de celles qui flattent les
instincts du peuple et nuisent à ses intérêts. Dans les
pays et les lieux les plus démocratiques, mais où l’en¬
seignement est bien organisé, l’on s’est gardé d’a¬
dopter pour les études professionnelles le principe de
la gratuité. « A Mulhouse rien n’est gratuit; il en est
de même dans presque tous les cantons suisses; à
Paris les cours de dessin les plus suivis sont ceux des
écoles municipales subventionnées, dans lesquels deux
ou trois francs sont exigés mensuellement des
élèves L » S’il faut établir une rétribution, il faut
du moins qu’elle soit légère. Le principe économique,
que toute dépense doit se rémunérer par elle-même,
ne peutici trouver son application. La rétribution doit
avoir pour objet, non de couvrir tous les frais, ce qui
est impossible, mais d’exciter les élèves et d’écarter
les simples curieux. Un droit un peu fort serait un
t. Enquête professionnelle, tome I, page 145.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. :i37
droit prohibitif; le gros de la recette doit venir de
subventions, ou mieux encore de fondations.
Comme cause accessoire du succès de l’école de la
rue de la Perle, on doit signaler encore qu’elle était
préparatoire, non pas à une seule industrie, mais à un
certain nombre. Elle formait des élèves pour le com-'
merce, elle en formait pour la couture, elle en formait
pour la gravure et aussi pour la peinture. Cette diver¬
sité est une des conditions naturelles de l’enseigne¬
ment professionnel qui se divise à l’infini; c’est aussi
un élément de vie. Notre révolution a brisé pour les
hautes études le lien qui unissait les différentes bran¬
ches d’enseignement et, sacrifiant les universités, elle
n’a plus eu que des facultés isolées. Ce fut un grand
tort, l’expérience l’a démontré. La vitalité des études
diminua, faute de cette émulation, de cet entrain, de
cette instruction toute pratique, qui ressort du seul
contact et des continuelles relations des étudiants des
différentes branches sous un toit commun et dans des
salles voisines. Du petit au grand, il en est de même
pour l’enseignement professionnel. Que les divers
métiers se touchent et parfois se mêlent, il n’en peirt
résulter que du bien : un développement plus complet
de l’esprit, une plus grande variété de connaissances,
tout cela sans plus d’efforts et à moins de frais. Les
vocations, en outre, sont de cette manière mieux
éveillées et ont plus conscience d’elles-mêmes.
Tels sont les vrais principes pour l’enseignement
professionnel des femmes. Une expérience a été ten*
29
338 LE TRAVAIL DES FEMMES .
tée dans les circonstances les plus ingrates, elle a eu
le plus éclatant succès, et cela presque immédiate¬
ment, par la force des choses, par la vertu de l’in¬
stitution même. Quelle conclusion en tirer? C’est
que cet heureux exemple doit être imité partout et
sur une large échelle. Que l’État, les sociétés et
les particuliers contribuent côte à côte à cette œuvre
féconde. Nous avons eu le mérite de fournir le
type le plus parfait pour cette œuvre de régénération
de la femme du peuple ; il n’est dans toute l’Europe
aucun établissement qui soit aussi propre à atteindre
ce but difficile : relever la condition et les salaires des
femmes en augmentant les services qu’elles rendent.
Nous voudrions que chacun des arrondissements de
Paris possédât une école de ce genre. Que l’on fasse
pour les femmes ce que l’on a déjà fait pour les hommes.
M. Marguerin, l’habile directeur de l’École Turgot,
réclamait que l’on fondât pour les jeunes filles des
écoles analogues. Que la charité privée se mette à
l’œuvre. Nous aurons l’occasion, dans les chapitres qui
suivent, d’indiquer quelques-uns des inconvénients,
parfois très-graves, des établissements charitables; il
y a des réformes à opérer dans la manière de faire le
bien; il y faut apporter plus de science. Les écoles
professionnelles pour les femmes sont un des moyens
les plus efficaces de servir les intérêts matériels et mo¬
raux de l’humanité. La meilleure sauvegarde de la
vertu, c'est la connaissance d’un métier honnête et lu¬
cratif. Préparer les jeunes filles à un travail qui les
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 339
pourrisse et les relève, c’est établir entre elles et la
débauche une solide barrière; c’est préparer l’union
des ménages et la bonne éducation des générations à
venir.
Il y a, à l’heure où nous écrivons, une tendance
prononcée vers la décentralisation : chaque ville de
province cherche à être, non plus un satellite, mais
un centre; Jes institutions locales demandent à se
raffermir et à se fortifier. Il faut que ce ne soient pas
là de vagues et stériles aspirations ; un des meilleurs
moyens de produire la décentralisation féconde et
durable, c’est la création spontanée d’établissements
d’enseignement sur tous les points du territoire.
Déjà un grand nombre de chambres de commerce et
de municipalités ont fondé des écoles pour les arts
appliqués; qu’elles n’oublient pas les femmes, qu’elles
leur ouvrent aussi des maisons d’étude et d’apprentis¬
sage. La ville de Lyon, qui possède un des plus utiles
établissements de France, l’école La Martinière, a
voulu aussi penser aux jeunes filles, elle en a préparé
un certain nombre au commerce et avec grand succès.
Mais ce mouvement ne doit pas s’arrêter à la seconde
ville de France. L’enseignement, au surplus, pourrait
être varié selon les industries : ici ce serait telle caté¬
gorie de métiers, et là telle autre.
L’industrie profiterait singulièrement de cette pro¬
pagande. S’il est une conviction que produisent
l’enquête professionnelle et les statistiques récentes,
c’est qu’on ne forme presque plus d’apprentis dans
340 LE TRAVAIL DES FEMMES
les ateliers de la petite industrie et qu’on les forme
mal. Notre .siècle est trop pressé : il y'a trop d’acti¬
vité dans l’atelier commun pour qu’on y puisse bien
apprendre un état. Puis la division du travail est
tellement grande, le morcellement de la main-d’œuvre
si excessif, qu’un enfant peut rester des années dans
nos ruches laborieuses, sans parvenir à rien savoir.
Qu’on y prenne garde, nous sommes menacés de ce
côté d’une véritable décadence : en même temps que
les procédés scientifiques se perfectionnent chaque
jour, les procédés artistiques semblent menacer de
se perdre. « L’industrie étant partagée en une infinité
de spécialités, disait M. Lequien, directeur d’une
école municipale de dessin à Paris, il faudrait une
encyclopédie de modèles : les uns voudraient ne
dessiner que tel genre ; celui-ci le paysage, celui-là
les fleurs, cet autre les animaux ; on demanderait,
comme cela m’est arrivé souvent, à ne dessiner que
du gothique, ou de- la renaissance, du grec ou de
l’égyptien ; il y a peu de temps, on m’a amené un
élève pour dessiner du chinois. « On ne fait que cela
chez mon patron, » me dit l’élève. Les élèves, les pa¬
rents et les patrons eux-mêmes ne comprennent pas
que c’est, non le genre à la mode qu’il faut apprendre,
mais bien ce qui mène à tous les genres*. » Il en va
de même pour presque tous les métiers. « Pour ter¬
miner les mouvements de pendules qui viennent de
1. Enquête professionnelle, pages 205 et 206.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 341
fabrique, un ouvrier fait Y emboîtage, un autre
Xéchappement, un troisième le remonté ; et la plu¬
part du temps aucun de ces ouvriers n’est capable
d’exécuter les trois opérations. Chacun d’eux s’intitule
horloger et fait des apprentis. On juge de la valeur de
l’instruction professionnelle que ceux-ci reçoivent 1 .»
Un autre déposant de l’enquête professionnelle ' s’ex¬
prime en ces termes : « La perfection des procédés
de fabrication, des moyens mécaniques, fait que les
états disparaissent. Ainsi il n’y a presque plus d’états
individuels. Il n’y aplus que des limeurs, des perceurs,
des tourneurs, des poseurs. L’apprenti n’est entouré
que d’ouvriers qui ne savent presque pas leur état.
En un mot l’ouvrier s'en va, l’ouvrier pour le travail
manuel n’existe plus ; il est remplacé par ces états
qui font tout. Par exemple, le repousseur repoussera
pour le fabricant d’ornements de cuivre aussi bien que
pour le bijoutier; et celui-ci n’aura plus dans ses
ateliers que des soudeurs pour réunir les pièces fa¬
briquées. Dès lors qu’est-ce qu’un enfant peut ap¬
prendre dans de pareils ateliers 2 ? » Il y a dans ces faits
une nécessité contre laquelle on ne peut lutter; mais
ils contiennent un péril, et il leur faut opposer un
contrepoids. C’est là en effet ce que l’on peut ap¬
peler le régime de la spécialité dispersive, pour nous
servir de l’expression d’un esprit sagace de notre
1. Enquête professionnelle, page 142.
2. Ibid., page 179.
29.
342
LE TRAVAIL DES FEMMES
temps. Il importe de prévenir ce que ces tendances et
ces habitudes ont de fâcheux, on ne le peut que par
des écoles professionnelles. Ainsi le service rendu aux
élèves profite à l’industrie elle-même, aux fabricants et
au public. Par les écoles professionnelles on pourrait
aussi doter la France d’industries qui sembleraient
devoir lui appartenir et où elle ne joue cependant
qu’un rôle secondaire. Nous ne venons qu’au second
rang pour l’horlogerie. Plusieurs déposants, des
hommes doués de l’expérience pédagogique comme
M. Marguerin, ou des hommes pratiques comme
M. Ernest Gouin, réclamaient dans l’enquête qu’on
fondât une école pour l’horlogerie et les instruments
de précision ; c’était aussi le vœu de beaucoup de fa¬
bricants : ainsi l’on pourrait arriver à lutter avec la
Suisse, qui nous est encore bien supérieure. Or l’hor¬
logerie peut, avec grand avantage, devenir une in¬
dustrie féminine.
En dehors du commerce proprement dit et des in¬
dustriels, il est d’autres débouchés que l’on peut ou¬
vrir aux femmes. Les grandes administrations publi¬
ques, par exemple, les pourraient employer en grand
nombre. Nos Compagnies de chemins de fer ont déjà
donné l’exemple à toute l’Europe en les prenant comme
distributrices. Il n’est personne qui ne reconnaisse
qu’elles sont parfaitement aptes à ce rôle : elles ont la
vivacité de l’esprit et des doigts qui sont nécessaires
à une pareille tâche. Les Postes aussi, et de longue
date, leur ont donné dans notre pays de nombreuses
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 343
et bonnes positions. L’expérience ayafit ainsi réussi,
on aurait pu l’étendre plus qu’on ne l’a fait encore.
Les femmes seraient d’aussi bons comptables que de
bonnes distributrices. Les grandes banques les pour¬
raient employer, comme on les rencontre déjà dans
un certain nombre de bureaux de change. Il est enfin
une administration nouvelle où on les admet à l’étran¬
ger et où. nous ne sachions pas que la France les re¬
çoive : ce sont les télégraphes. Notre pays, en excluant
les femmes de cette profession aisée, manque à
l’exemple qu’il avait donné lui-même, et avec tant
de succès, en matières analogues. La Suisse a été
l’une des premières à recruter dans le sexe féminin
une partie de son personnel télégraphique; il y a
trois ans, nous lisions dans les journaux helvétiques
un avis de l’administration centrale de Saint-Gall,
engageant les jeunes filles qui se destinaient à la
carrière télégraphique à se faire inscrire dans un
délai déterminé. L’Union américaine, l’Angleterre, la
Prusse, la Saxe, le Wurtemberg et Bade ont égale¬
ment fait une place aux femmes dans le service des
télégraphes. Il n’est pas jusqu’à la Hongrie qui n’ait
récemment suivi cet exemple L
Mais un débouché bien autrement large et fécond
pour les femmes, c’est l’instruction publique. Plus
aptes que les hommes sont les femmes à l’enseigne¬
ment. Leur esprit, qui embrasse moins que le nôtre,
1. Voir le journal Neue Bahnen 1869, tome VI, n° 5.
341 LE TRAVAIL DES FEMMES
saisit et retient mieux ; elles ont quelque chose d’ab¬
solu dans l’intelligence qui conduit à la précision et à
la clarté ; elles ont, d’ailleurs, d’instinct la connais¬
sance de l’enfance. Nos mains et nos cœurs sont trop
rudes pour la culture de ces jeunes et frêles âmes qui,
si délicates elles-mêmes, réclament tant de délicatesse
dans tout ce qui les approche : les femmes ont à la
fois la patience, la ténacité et la souplesse; elles sont
insinuantes et fermes ; elles savent mieux se faire ai¬
mer et conduire doucement l’enfant à leurs fins. Elles
n’instruisent pas seulement, elles élèvent; elles pétris¬
sent à la fois le cœur et l’esprit : au point de vue pé¬
dagogique lui-même, elles sont admirables et d’une
grande hauteur au-dessus de nous. L’expérience a été
faite sur la plus large échelle. En Amérique, presque
toute l’instruction primaire est aux mains des femmes :
dans l’état de New-York l’on compte 19,400 institu¬
trices contre 8,000 instituteurs; mais plus on s’éloi¬
gne de la côte pour s’enfoncer dans l’ouest, plus les
femmes prédominent dans l’enseignement. Il n’est pas
jusqu’aux hautes études qui ne les prennent pour in¬
terprètes. Un professeur de faculté, chargé d’une mis¬
sion en Amérique, M. Hippeau, racontait dernièrement
dans la Revue des Deux-Mondes qu’il avait entendu
des femmes traduire en chaire Xénophon ou donner
une leçon de géométrie descriptive, et avec quelle ai¬
sance, quelle clarté, quelle supériorité ! Que ces mœurs
s’introduisent en France, nous ne le demandons pas;
nous sommes plus modestes dans nos espérances et
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 345
surtout dans nos prétentions. Mais n’y a-t-il pas lieu
d’employer les femmes àl’enseignementplusque nous
ne l’avons fait jusqu’ici? Beaucoup de bons esprits le
croient. Les difficultés, il est vrai, sont grandes; elles
ne sontpas seulement pédagogiques : elles ne provien¬
nent pas seulement des préjugés et des préventions
populaires. Non, elles ont aussi leur cause, qui le croi¬
rait? dans notre organisation politique et administra¬
tive. L’expérience a été tentée, nous regrettons qu’elle
n’ait pas réussi. Dans plusieurs départements on a es¬
sayé de remplacer pour quelques communes les insti¬
tuteurs par des institutrices ; mais il y a eu générale¬
ment des plaintes. Yoici quelques faits que nous gla¬
nons dans les rapports des inspecteurs d’académie
composant l’intéressant recueil intitulé : État de
l'enseignement 'primaire. Dans la Seine-Inférieure,
la substitution d’institutrices à des instituteurs avait
été tentée dans trois communes ; elle n’avait réussi que
dans une seule. Dans les deux autres, après un essai de
quelques années, les autorités locales avaient été aussi
ardentes pour la suppression qu’elles s’étaient mon¬
trées ardentes auparavant pour l’application de cette
mesure. Les familles regardaient l’enseignement des
institutrices comme insuffisant pour les garçons. Puis
la plupart des maires ne peuvent se passer de secré¬
taires, ni les curés de chantres L Or nos communes
sont si petites — dans le Calvados par exemple il y a
1. État de l’instruction primaire en 1864, tome I, page 387.
346
LE TRAVAIL DES FEMMES
12 communes n’ayant pas 100 habitants, 101 en
ayant moins de 200, et 277 communes n’ayant pas
300 habitants; on conçoit qu’avec une population si
chétive le secrétaire de la mairie et le chantre soient
difficiles à trouver quand l’école est tenue par une
femme. Dans le département du Nord, le remplace¬
ment des instituteurs par des institutrices pour les
petites communes s’était heurté aux mêmes obstacles.
On ajoutait encore une objection : l’avantage quetrou^
vent les jeunes filles dans l’enseignement des travaux
d’aiguille et de couture est loin de compenser, disait-
on, l’inconvénient pour les garçons d’être privés de
leçons d’agriculture ou d’horticulture h II nous est
impossible d’être de cet avis. Toutes ces difficultés,
d’ailleurs, sont-elles insurmontables ? Qui empêche¬
rait, par exemple, les institutrices de tenir les regis¬
tres de la mairie? Elles ont la capacité intellectuelle
suffisante. Au surplus, il y a un certain revirement en
faveur de l’emploi des femmes dans l’éducation. IJn
des symptômes en est le prix décerné par l’Académie
des sciences morales et politiques, il y a quelques ans,
à M me Pape-Carpentier, l’intelligente directrice des
salles d’asile. « La commission a pensé, disait à cette
occasion M. Drouyn de Lhuys dans son rapport, que,
de nos jours, il y a pour la société française un infé?
rêt de premier ordre à susciter parmi les femmes, par
tous les encouragements possibles, des vocations pour
1. Etat de l’instruction primaire en 1864, page 658.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 347
l’enseignement. » Nous ne pouvons que donner à
cette opinion notre adhésion chaleureuse. Oui, il y a
là un intérêt social de premier ordre : pour les fem¬
mes, pour les enfants, pour toute la famille enfin, il
est utile qu’une part plus large soit faite aux femmes
dans l’éducation. Tout au moins, il y a une part qui
ne leur peut être contestée et qui ne fait que gagner
chaque jour, ce sont les salles d’asile. Nous sommes
encore loin, qu’on ne l’oublie pas, des célèbres jardins
d’enfants d’Allemagne (Kindergarten). Il y a, de ce
côté aussi, des progrès à accomplir.
Nous avons étudié, avec la rapidité imposée par lé
cadre de notre ouvrage, les diverses carrières que
l’on pourrait ouvrir aux femmes : arts industriels,
professions commerciales, grandes administrations,
enseignement. A supposer que l’on fît un pas dé¬
cisif en ce sens , quelle en serait l’influence sur
la situation morale de la femme, sur la consti¬
tution et la vie intime de la famille ? Elle serait fort
grande, mais il faut cependant se garder de toute
illusion.
Toutes les carrières que nous venons de passer en
revue n’auraient pas pour effet immédiat de ramener
la femme au foyer domestique. Le public, c’est sa
coutume en toute matière, fait sur ce point les plus
étranges confusions. Qu’on emploie davantage les
femmes dans le commerce, qu’on remplace par elles
une grande partie du personnel des commis de nou¬
veautés, que l’on requière leurs services sur une
348 LE TRAVAIL DES FEMMES
échelle plus large dans les imprimeries, nous nous en
féliciterons; mais il n’en est pas moins vrai qu’un
très-grand nombre des inconvénients signalés, au
sujet de l’ouvrière en général, persisteront, que quel¬
ques-uns même seront aggravés. Les femmes seront
retenues pendant un temps très-long, treize ou
quatorze heures quelquefois, loin de leurs foyers et
de leurs familles; elles vivront dans des ateliers ou
dans des études où se trouveront à côté d’elles des
jeunes gens de l’autre sexe, avec tous les défauts et
toutes les convoitises qui leur sont naturels. Elles
seront même moins surveillées ; et les intervalles
de répit que laissent de pareilles occupations, le
laisser-aller plus grand, l’absence d’une discipline
rigoureuse feront plus de place aux entreprises re¬
grettables et aux chutes irréparables. Le contre¬
maître sera remplacé par le chef de rayon, le comp¬
table en chef ou le petit patron ; cela n’en vaudra
guère mieux : la clientèle aussi aura ses dangers.
D’un autre côté, certaines de ces occupations sont
fatigantes et peuvent avoir sur les constitutions
faibles une influence pernicieuse. Enfin, dans l’impri¬
merie, par exemple, la jeune fille et la jeune femme
sont exposées à rencontrer souvent des pages immo¬
rales, quelquefois immondes, et à prêter leurs doigts
à la composition d’obscénités, ou, ce qui ne vaut
guère mieux, de révélations scientifiques et grossières.
Tous ces inconvénients, il ne les faut pas perdre de
vue, et le public en général n’en tient aucun compte.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 349
Néanmoins, il y aurait un grand avantage à ce que
ces carrières nouvelles fussent ouvertes aux femmes :
elles y gagneraient une rétribution plus élevée; elles
auraient des emplois plus variés et plus dignes, im¬
posant ou permettant une tenue et des habitudes
moins communes et moins abandonnées. Ce sont là
des sauvegardes contre le vice : elles ne sont pas
toujours efficaces, mais elles sont puissantes; elles
ne garantissent que celles qui veulent être garanties,
c’est déjà beaucoup. Enfin, le marché de la cou¬
ture et des professions à l’aiguille se trouverait
dégagé et la main-d’œuvre y pourrait hausser.
On se fait aussi des illusions relativement à l’impor¬
tance des arts industriels : on ne nous accusera pas
d’avoir passé trop légèrement sur l’éducation profes¬
sionnelle et d’en avoir méconnu les avantages, mais
il importe d’être précis et de tenir compte des chiffres.
Les industries des articles de Paris n’occupent en¬
semble dans notre capitale que25,698 ouvriers, parmi
lesquels 10,742 hommes seulement : que l’on y joigne
la boissellerie où l’on trouve 4,390 ouvriers, dont
3,176 hommes; les instruments de précision et l’hor¬
logerie, qui comprennent 11,828 travailleurs; l’or,
l’argent et le platine, ainsi que l’imprimerie, la gra¬
vure et la papeterie, qui occupent ensemble 38,000
positions, dont 24,000 hommes, l’on aura en tout
un effectif de 80,000 positions, dont 49,000 seule¬
ment appartiennent à des hommes, 22,000 sont en
possession des femmes, et le reste entre les mains des
30
350 LE TRAVAIL DES FEMMES
enfants. En admettant que l’on puisse doubler
le nombre des femmes dans toutes ces industries,
et nous croyons aller ainsi à la limite du pos¬
sible, cela ne ferait que 22,000 places à prendre.
Triplons encore ce nombre pour toute la France,
nous arrivons au chiffre de 66,000 places. Assuré¬
ment, il en résulterait une notable amélioration. Mais
il ne faut pas mettre ce résultat, qui n’est d’ailleurs
que conjectural, en face des occupations si nom¬
breuses et si multipliées que la grande industrie offre
aux femmes ; et il serait insensé de prétendre trouver
dans ces menus travaux une compensation à la fer¬
meture des usines. Que l’on enseigne aux femmes la
gravure sur bois, la peinture sur porcelaine, sur
émail, etc., rien de mieux; mais ce serait une folie
de croire que ces débouchés nouveaux pourraient
tenir lieu des tissages mécaniques, des indien-
nages et des ateliers d’apprêts. Il importe d’être
pratique dans le bien et de ne pas se bercer d’illusions,
qui mèneraient fatalement à des mesures précipitées
ou à de regrettables découragements. Il faut, avant
tout, calculer avec exactitude et partir de données
précises.
Une autre remarque importante, c’est que les
ouvrières, qui s’adonnent aux arts industriels, sont
pour la plupart occupées à l’atelier, et que c’est l’ex¬
ception seulement qui travaille au foyer domestique;
cet état de choses se pourrait modifier, mais dans une
mesure limitée. Même dans ces industries artistiques
351
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
la présence à l’atelier est parfois indispensable, et le
plus souvent elle est utile : l’atelier, c’est la vie, c’est
le progrès. Le travail solitaire doit nécessairement
pencher à la routine ou à la manière.
Telles sont les difficultés de la tâche ; ayant pour
but, non de soutenir une thèse, mais d’exposer une
situation, nous n’avons pas cru les devoir dissimuler.
Quoi qu’il en soit, le bien à faire, pour ne pas être
infini, est cependant réel. Quand de nombreuses
écoles professionnelles pour les femmes auront été
fondées, ce sera une amélioration sensible, quoiqu’il
n’en faille pas attendre une transformation radicale.
Dans les grandes villes surtout, l’effet sera des plus
heureux. La misère reculera et la prostitution aussi :
la famille aura des ressources plus grandes. Les tra¬
vaux de couture seront dégagés et prospéreront mieux.
Nous avons sous les yeux une statistique, dont nous
ne pouvons garantir l’exactitude, n’en connaissant pas
l’origine. On y donne la proportion des filles non
mariées au-dessus de 40 ans et des femmes mariées
dans les plus grandes villes d’Europe. Sur 1,000 fem¬
mes de plus de 40 ans l’on trouverait :
A Vienne 459 non mariées; 408 mariées.
A Paris 264 — 592 —
A Londres 303 — 551 —
A Berlin 37 3 — 503 1 —
Paris serait plus favorisé que toutes les autres
grandes villes ; et cependant il y aurait encore dans
1. Neue Bahnen 1869, tome IV, n° 7.
352 LE TRAVAIL DES FEMMES
notre capitale plus du quart, et, si l’on y comprend les
veuves, les deux cinquièmes des femmes au-dessus
de quarante ans qui devraient pourvoir seules à leur
existence. Il est incontestable que l’emploi plus fré¬
quent des femmes dans les industries artistiques et
dans le commerce, avec l’amélioration des travaux de
couture qui en serait la conséquence, relèverait no¬
tablement dans les grandes villes la situation de ces
femmes isolées. Dans les provinces, l’effet produit se¬
rait beaucoup moins grand, parce que les arts indus¬
triels y emploient un personnel fort restreint et que
les importantes maisons de commerce y sont rares.
Nous avons recherché, en nous gardant de toute
utopie et de tout enthousiasme décevant, l’influence
possible et probable de l’enseignement professionnel
sur la condition des femmes. Nous allons examiner,
dans les chapitres suivants, les autres réformes qui
devraient servir d’auxiliaires à la précédente en la
rendant plus complète et d’une plus générale appli¬
cation.
A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE.
353
CHAPITRE II
De la concurrence faite aux ouvrières par le travail des prisons,
des ouvroirs et des femmes du monde. Des moyens d’atténuer et
de supprimer même les mauvais effets de cette concurrence.
L’instruction professionnelle, avons-nous vu, en
ouvrant aux femmes d’une manière plus large les oc¬
cupations commerciales et les arts industriels, sera
d’un puissant secours à un grand nombre d’entre elles :
mais l’immense majorité de nos ouvrières, si répandu
que l’on veuille supposer l’enseignement technique
et spécial, devra rester attachée à ces professions
plus humbles, où l’apprentissage est court, le perfec¬
tionnement limité, et qui n’exigent que peu d’études.
Peut-on aussi venir au secours de ces nombreuses lé¬
gions d’ouvrières plébéiennes, condamnées à vivre
d’un travail obscur et auquel l’art et la science n’ont
aucune part? Nous avons déjà fait pressentir que le
seul fait de l’entrée d’un certain nombre de femmes
dans les carrières du commerce ou des industries ar¬
tistiques dégagerait le marché des travaux de couture
et des autres ouvrages féminins et en relèverait dans
une certaine mesure la valeur. Une telle assertion
porte avec soi sa preuve. Mais n’y aurait-il pas d’au-
354 LE TRAVAIL DES FEMMES
très moyens plus positifs de relever la main-d’œuvre
des femmes dans les occupations les plus usuelles de
l’industrie? Nous croyons qu’il en existe, et nous en¬
treprenons de le démontrer.
On a beaucoup parlé de la concurrence faite aux
ouvrières par les prisons, les ouvroirs et les femmes
du monde. C’est une de ces questions où l’on fait,
d’ordinaire, plus d’étalage de paroles que de déploie¬
ment de raisons. Le public, qui juge avec son instinct
plus qu’avec ses connaissances, a depuis longtemps
rendu son arrêt sur ce point. Il a condamné, sans hé¬
siter, les établissements pénitentiaires et charitables,
comme coupables d’une concurrence ruineuse pour
le travail libre.
Il est de toute nécessité que les prisonniers travail¬
lent. Leur vie, sans le travail, serait matériellement
difficile, moralement insoutenable. Mais à quel genre
d’ouvrages doivent-ils se livrer, et que doit-on faire
du produit de leurs journées? ce sont là les seules
questions qu’il soit raisonnable de discuter. La con¬
naissance de la nature réelle des droits de l’Etat dans
la répression et du but que celle-ci a le devoir de se
proposer indique le genre d’ouvrage auquel les con¬
damnés doivent être conviés, et au besoin contraints.
La société a, en effet, envers les prisonniers d’impé¬
rieux devoirs, qui consistent à les relever moralement
dans la mesure du possible, et à faire en sorte que,
rendus libres après l’achèvement de leur peine, ils
puissent mener une vie honnête et ne soient plus ten-
355
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
tés de retomber dans le crime. Or, pour que les cri¬
minels soient en situation de gagner leur vie ci leur
sortie du lieu d’expiation, il faut que l’État les entre¬
tienne dans la pratique du métier qu’ils connaissent
ou, s’ils n’en connaissent aucun, qu’il leur apprenne
un métier lucratif, conforme à leurs dispositions et au
milieu dans lequel ils ont jusque là vécu et où il est
probable qu’ils retourneront. Ainsi la société n’a pas
le choix du travail qu’elle imposera aux condamnés à
temps : elle ne peut que leur faire exercer leur ancien
état, de façon qu’ils ne l’aient pas oublié quand ils
rentreront en liberté ouleur en apprendre un nouveau
assorti à leurs habitudes et, dans une certaine mesure,
à leurs goûts. Yoilà ce que dicte à l’État son devoir en
même temps que son intérêt. Ce serait de sa part une
grande faute de ne considérer en pareille matière que
ses propres convenances ou les facilités du service.
■ Comme les professions humaines sont infinies en
nombre et qu’il n'en est guère où le vice et le crime
ne lèvent un contingent, il en résulte que le travail
dans les prisons doit être excessivement varié. L’on a
compté jusqu’à cinquaDte-quatre industries différen¬
tes qui sont exercées dans les maisons centrales, c’est-
à-dire dans les établissements qui contiennent les
condamnés à l’emprisonnement pour plus d’un an, à
la réclusion et à la détention, ainsi que les femmes
condamnées aux travaux forcés. Ce chiffre de cin¬
quante-quatre industries ne peut avoir rien de fixe, et,
dans la pratique, il n’est pas absolu, car sous le nom
356 LE TRAVAIL DES FEMMES
d’industries diverses on range tous les métiers qui
n’occupent qu’un petit nombre de détenus. Ainsi les
prisons ne sont pas et ne doivent pas être des ateliers
homogènes livrés à la production en gros de quelques
articles en petit nombre. Tels sont les vrais principes
et, à tou» égards, il serait dangereux de ne les pas
observer.
L’on a proposé de convertir tous les prisonniers en
ouvriers agricoles, et de les employer à défricher les
terres incultes ou à des travaux d’utilité publique. Ce
serait une réforme analogue à celle qui a été accom¬
plie pour les bagnes : nous croyons qu’elle est impra¬
ticable pour les condamnés à temps. Car, ce que l’on
ne doit jamais perdre de vue, quand il s’agit de ces
derniers, c’est qu’ils retourneront dans la société et
qu’ils auront besoin d’v vivre de leur travail. Or, si
l’on ne les a pas entretenus dans la pratique du métier
qu’ils avaient jusqu’alors exercé, si Ton n’a tenu au¬
cun compte de leurs aptitudes, de leurs habitudes et
de leurs goûts, si d’un tailleur ou d’un bijoutier l’on
a voulu faire un laboureur ou un manœuvre, il n’y a
aucun doute que l’on n’ait augmenté les chances de
récidive contre lesquelles les institutions pénitentiaires
ont précisément pour but de lutter.
Ici se présente la seconde question ; que doit-on
faire des produits du travail des prisonniers et quelles
mesures doit-on prendre pour que ces produits ne se
vendent pas au rabais, faisant ainsi concurrence à
l’industrie libre?'H y a d’abord une proposition que
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
357
l’on doit écarter et qui ne peut être considérée comme
sérieuse. C’est celle de détruire ou de laisser perdre
les articles travaillés parles détenus. Le travail humain
est une chose trop noble, les produits une chose trop
rare, pour qu’il soit permis de les gaspiller. Les jour¬
nées des prisonniers doivent être des journées vrai¬
ment productives, c’est-à-dire ayant une utilité éco¬
nomique et contribuant à accroître la somme de ser¬
vices et de produits dont jouit l’humanité. Le meilleur
plan, selon nous, serait d’employer à des travaux
d’intérieur et à l’approvisionnement même des prisons
et des autres administrations publiques tous les déte¬
nus exerçant un métier qui pourrait avoir cette desti¬
nation ; ainsi, les tailleurs, les couturières, devraient
être occupés de préférence à faire les vêtements et le
linge dont les maisons de détention ou les adminis¬
trations publiques peuvent avoir besoin. Quant aux
métiers qui ne seraient pas susceptibles d’être exploi¬
tés de cette manière, il faudrait les faire travailler
pour le compte des fabricants du dehors.
Si l’on observait ces règles, nous croyons que la con¬
currence faite par les prisons aux ouvrières libres se¬
rait à peu près nulle et tout à fait négligeable. Àujour-
dhui, au contraire, elle est assez grave en certains
cas, et voici de quelle manière. Les pénitenciers agri¬
coles, quoiqu’ils aient été dernièrement développés ,
sont trop peu nombreux, eu égard à l’importance de
l’élément rural dans le recrutement des prisons.
D’après une des dernières statistiques, celle de 1866,
LE TRAVAIL DES FEMMES
publiée en 1868, la proportion des ouvriers agricoles,
journaliers, domestiques des campagnes et des vil¬
les 1 , au nombre total des détenus dans les maisons
centrales, était de 42, 71p. 100 pour les hommes et
de SS, S8 pour les femmes; or, sur 18 maisons cen¬
trales pour les hommes, l’on n’en comptait que $
dont les trois pénitenciers de la Corse et en outre Fôn-
tevrault et Clairvaux, où les prisonniers fussent appli¬
qués à des travaux extérieurs. Ainsi, un très-grand
nombre des détenus appartenant à la population ru¬
rale sont employés à des occupations industrielles.
On leur fait faire l’apprentissage d’un métier;l’on
augmente ainsi le nombre des personnes vouées aux
professions urbaines. Ce n’est là qu’une petite partie
du mal. Mais quel métier va-t-on choisir pour l’ap¬
prendre à ces détenus qui n’en ont pas? On ne se
préoccupe pas assez dans ce cas de l’avenir du prison¬
nier, non plus que des droits des ouvrières libres. On
ne s'inquiète, croyons-nous en général, que des faci¬
lités de l’apprentissage et des convenances du service.
En parcourant la liste des métiers exercés dans les
prisons et des produits de chacune d’elles, on est ef¬
frayé de la place qu’y tiennent la chaussonnerie, la
1. Il est très-regrettable que l’on ait rangé en un seul groupe
toutes ces professions dont quelques-unes n’ont presque rien de
commun entre elles. Il n’y a absolument aucun rapport comme habi¬
tudes, éducation, genre de vie, entre une femme de chambre pari¬
sienne et une fille de ferme. Des groupes aussi compréhensifs et
contenant des éléments aussi hétérogènes que celui que nous citons
dans le texte sont presque dépourvus d’enseignement.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 359
sparterie, le rempaillage des chaises, la vannerie.
Dans la vie libre, ces métiers n’occupent qu’un petit
nombre de bras. Or, ils tiennent le premier rang dans
le travail des prisons. Dans les maisons centrales
pour les hommes, qui comptaient, au 31 décembre
1866, 12,850 prisonniers, l’on en trouve 1,001 oc¬
cupés àla chaussonnerie et ayant fourni 258,024 jour¬
nées de travail; seule, Industrie des tailleurs a un
chiffre plus elevé ; les travaux de paille et de sparterie
ont occupé en outre 166 hommes fournissant 34,217
journées de travail; la vannerie en employait 286 et
93,678 journées; si 1 on veut y joindre la brosserie,
pour laquelle on compte 130,310 journées et 424
travailleurs, l’on a pour ces professions infimes, dans
les seules maisons d’hommes, un total de 1,877 ou¬
vriers et de 486,229 journées de travail : c’est plus
du cinquième du nombre des travailleurs et des jour¬
nées dans toutes les maisons centrales d’hommes, si
l’on néglige les pénitenciers de Corse où les détenus
sont employés à des travaux agricoles, et si l’on dé¬
duit le nombre des prisonniers qui, dans nos maisons
de terre ferme, sont occupes aux services d’intérieur.
Si, des maisons centrales, l’on passe aux maisons
d’arrêt, de justice et de correction des départements,
l’on voit que la chaussonnerie figure encore pour 8
p. 100 dans le produit total en argent des industries
exercées, et, si l’on y joint la sparterie, le rempaillage
des chaises et la fabrication de paillassons, tous ces
métiers pris ensemble donnent 12 p. 100 environ de
360 LE TRAVAIL DES FEMMES
]a production estimée en valeur, c’est-à-dire, à cause
du bas prix des ouvrages de sparterie et de chausson-
nerie, environ 25 ou 30 p. 100 des journées de tra¬
vail. Nous ne craignons pas de dire qu’il y a là un
abus grave, et que, dans ce cas, la concurrence est
fatale aux ouvrières libres. Reportons-nous, en effet,
à la statistique de 1860 sur l'industrie de Paris. Ar¬
rêtons-nous à l’industrie de la chaussonnerie, cata¬
loguée sous le numéro 73 et comprise dans le groupe
du vêtement; voici ce que nous y lisons : «Les chaus¬
sons en lacet et les chaussons de lisière se fabriquent,
en grande partie, dans les prisons où la main-d’œu¬
vre est de 20 p. 100 meilleur marché qu’en ville, » et
si nous examinons le salaire des ouvrières chaus-
sonnières de Paris, nous voyons qu’il est extrême¬
ment minime, 1 fr., 1 fr. 25, ne s’élevant que par
exception au-dessus de 1 fr. 50. La même réflexion
s’applique à la sparterie, à la vannerie et au rem¬
paillage des chaises. Il est aisé' de comprendre, en
effet, que la concurrence de plusieurs milliers de
prisonniers et de plus d’un million de journées de
travail soit désastreuse pour les ouvrières libres de ces
petites industries, qui n’ont qu'un champ d’emploi
fort limité et ne comptent qu’un effectif peu considé¬
rable. On dira peut-être que c’est aux ouvrières à se
garer et à ne pas confier leur existence à un travail si
peu rémunérateur. Cela n’est vrai que dans une cer¬
taine mesure. Il n’est pas si aisé à une vieille femme
de changer de métier, et l’on ne peut raisonnablement
AU DIX-NEUVIEME SIÈCLE. 361
exiger qu’elle le fasse. Quoique sa rémunération
devienne plus chétive d’année en année, elle reste at¬
tachée à son travail que le salaire abandonne, comme
le mollusque au rocher d’où la mer se retire. L’on a
donc le droit de reprocher à l’administration des pri¬
sons d’encourager sur une si grande échelle la prati¬
que, et surtout l’apprentissage d’un métier qui rend
si peu. C’est, en outre, pousser presque les condam¬
nés à la récidivé, quand ils seront en liberté et n’au¬
ront plus que le revenu de ces misérables industries
pour les faire vivre. L’observation que mous avons
faite sur la chaussonnerie pourrait aussi bien s’appli¬
quer à la boutonnerie, qui occupe dans les maisons
centrales d’hommes 653 détenus fournissant 180,000
journées de travail, et qui est en outre une des. in¬
dustries les plus exercées dans les maisons d’arrêt, de
justice et de correction. C’est faire une concurrence
fâcheuse aux malheureuses ouvrières libres, que le
défaut d’éducation ou que leurs antécédents ont en¬
gagées dans cette profession peu rétribuée. On trouve
plusieurs centaines de détenus (hommes), occupés au
bobinage, à la filature du lin à la main, au dévidage,
au coupage de chiffons. C’est une pitié; non pas que
la concurrence dans ces derniers métiers soit bien
dangereuse aux ouvrières libres, le champ d’emploi
de ces industries étant considérable, mais parce qu’il
est impossible qu'un prisonnier libéré puisse vivre
d’un pareil labeur et qu’il est ainsi poussé à de nouveaux
forfaits. Il importe donc d’abandonner ces vieux er-
362 LE TRAVAIL DES FEMMES
rements. Le but de la répression, qui doit être de
relever le condamné au moral, est aussi de le mettre,
au point de vue matériel, dans une voie meilleure : la
première condition pour y réussir, c’est de ne le pas
engager dans des métiers infimes déjà encombrés et
qui rapportent à peine un morceau de pain.
Dans les travaux de couture nous ne croyons pas
que les ouvrières aient beaucoup à craindre la concur¬
rence des prisons. L’on rencontre, il est vrai, dans
nos maisons centrales, 3,000 femmes et un millier
d’hommes peut-être occupés aux différents travaux
d’aiguille. Mais comme il n’y a pas moins de plusieurs
centaines de mille femmes en France employées dans
cette industrie, ce que l’on a appelé la concurrence de
quantité n’existe pour elles que dans une proportion
négligeable, d’autant plus que la très-grande partie de
ces prisonnières se serait livrée à la même tâche en li¬
berté. Mais existe-t-il une concurrence de prix? en d’au¬
tres termes, le seul fait que les travaux de couture sont
moins chers dans les prisons qu’à la ville a-t-il pour
résultat de déprécier tous les ouvrages d’aiguille, et
de réduire le salaire de toutes les couturières? C’est
un phénomène économique fréquent, que la présence
sur le marché de quelques objets à bas prix ou même
la simple menace de leur introduction suffise pour
faire baisser immédiatement tous les objets similaires
ayant des prix de revient plus élevés, et se trouvant en
nombre beaucoup plus considérable que les premiers.
Dans le cas qui nous occupe, y a-t-il lieu à ce phé-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 363
nomène? Nous ne le pensons pas; en voici la raison.
Pour que la dépréciation s’effectue par la présence
d’une quantité réduite d’articles ayant des prix do re¬
vient inférieurs à ceux de la généralité des articles
similaires, il faut qu’il y ait au moins possibilité de
faire arriver sur le marché, dans un prochain avenir,
une quantité considérable de ces produits à bas prix ;
mais si c’est une quantité fixe, non susceptible d’ex¬
tension et de multiplication qui se trouve ainsi sur un
marché très-important, elle n’aura sur la généralité
des prix aucune espèce d’influence. Prenons un exem¬
ple : sur une place où il se vend cent hectolitres de
blé, s’il s’en rencontre seulement dix ou vingt qui
aient un prix de revient moitié moindre que le prix
de revient des autres, qu’en résultera-t-il pour la
généralité des prix de vente? Il faut distinguer. S’il
est facile ou même possible de faire arriver sur la
place, dans un délai qui ne soit pas trop éloigné,
une quantité considérable d’hectolitres ‘de blé ayant
des prix de revient inférieurs, tout le blé sera dé¬
précié et se vendra moins cher qu’auparavant.
Mais si cette petite quantité de blé à prix de re¬
vient peu élevé est une quantité fixe, qui ne se
puisse multipüer, ni même augmenter, le prix de la
généralité du blé né sera pas altéré; il restera
identique à ce qu’il était auparavant. Or, il y a
plusieurs centaines de mille femmes qui vivent en
France des travaux d’aiguille ; trois ou quatre mille
environ travaillent à bas prix dans les prisons, le sa-
364 LE TRAVAIL LES FEMMES
laire des premières en sera-t-il affecté? Non, parce que
le nombre de ces prisonnières travaillant pour une
rémunération chétive est restreint par la nature même
des choses et qu’il ne peut s’accroître : c’est une
quantité fixe, et jamais une quantité restreinte de pro¬
duits à bas prix n'influera sur les prix généraux, si
cette quantité n’est susceptible de prochaine et consi¬
dérable multiplication.
L’on voit pourquoi la concurrence des prisons est
beaucoup moins redoutable aux ouvrières en couture
qu’aux ouvrières en sparterie, chaussonnerie, vanne¬
rie, boutonnerie.
Ce sont les femmes et les filles ignorantes, qui ont
eu l’infortune ou l’imprudence de confier leur destinée
à ces derniers métiers, ce sont celles-là qui succom¬
bent sous le poids de la concurrence des établissements
pénitentiaires. Il est un cas, cependant, où les travaux
d’aiguille dans les prisons pourraient nuire notable¬
ment aux ouvrières libres : c’est le cas où les prison¬
nières, au lieu de s’adonner aux travaux de couture
dans leur infinie variété, seraient toutes ou presque
toutes dirigées vers une branche spéciale. Supposez
que les 3,000 femmes de nos maisons centrales soient
toutes ou presque toutes employées, soit à la fabrica¬
tion des chemises fines pour hommes, soit à la fabri¬
cation des corsets : il est incontestable que les ouvriè¬
res du dehors, occupées dans ces deux branches de
l’industrie de la couture, seraient exposées à une dé¬
préciation des salaires. Les statistiques, publiées par
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 365
l’administration des prisons, ne nous permettent pas
de savoir si cette regrettable supposition se réalise.
Ce qu’il faut craindre, avant tout, c’est de pousser les
détenus dans des professions qui n’ont qu’un champ
d’emploi limité et par conséquent un effectif réduit,
ou bien encore dans celles qui sont déjà encombrées.
Or, c’est une tendance à laquelle les administrations
cèdent souvent, parce que l’apprentissage de ces pro¬
fessions est plus facile. Une autre tendance, non moins
fâcheuse, c’est celle qui porte à simplifier la surveil¬
lance, en réduisant le nombre des branches de travail
cultivées dans les établissements pénitentiaires. 11
serait, sans doute, bien plus commode de n’avoir que
deux ou trois industries dans nos prisons, la .chaus-
sonnerie, je suppose, la lingerie fine et la cordonne¬
rie ; mais cela serait désastreux pour les ouvrières du
dehors, des deux premiers métiers surtout. Il ne faut
pas oublier qu’il est excessivement difficile aux ouvriè¬
res libres, impossible même à quelques-unes, de
changer de métier.
Nous ne nions pas que l’apphcation de ces prin¬
cipes ne présente au point de vue administratif quel¬
ques difficultés. Ils demandent une ' surveillance plus
grande, une sorte de tutelle exercée individuellement
et non d’une manière collective, du discernement, de
la prévoyance, des études et des connaissances indus¬
trielles. Il importe d’autant mieux de prendre des me¬
sures, qu’on a fait depuis quelques années des efforts
nombreux et efficaces pour développer le travail des
31.
366
LE TRAVAIL DES FEMMES
prisons. L’on est parvenu à augmenter la production,
quoique le nombre des prisonniers ait diminué, du
moins dans les maisons centrales. En 1858, dans ces
derniers établissements, 19,736 détenus avaientfourni
5,946,400 journées de travail, qui n’avaient été éva¬
luées, d'après les prix du tarif, qu’à 2,883,546 fr.
40 cent. En 1866, d’après la statistique officielle ré¬
cente, le nombre des prisonniers et des journées de
travail dans les maisons centrales était inférieur d’un
quart; cependant la production était notablement su¬
périeure : il y avait, en effet, au 31 décembre, 14,795
détenus, lesquels auraient donné 4,847,086 journées
de travail ; mais ces journées étaient évaluées, d’après
les tarifs, à 3,511,957 fr. La journée de travail, qui
était en moyenne, en 1858, de 47 cent. 83 pour les
hommes et de 39 cent. 12 pour les femmes, soit en¬
semble 45 cent. 67, se trouvait s’élever, en 1866, à
67 cent. 99 pour les hommes et 67 cent, pour les
femmes, soit pour les deux sexes 67 cent. 80. Il y a là
une amélioration considérable. D’un autre côté, en
1858, les prisons de la Seine n’avaient fourni que
724,067 journées de travail, dont le produit était
de 387,711 fr. 90 cent. : les maisons de correction et
d’arrêt des autres départements n'avaient donné que
1,731,817 journées et produit que 535,450 fr. 19
cent, en tout, pour les maisons d’arrêt tant de la Seine
que des autres départements, 2,455,874 journées et
923,162 fr. 9 cent. En 1866, les mêmes établisse¬
ments ont fourni une valeur de 1,743,971 fr. 43 cent.,
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 367
d’après les tarifs, soit près du double. L’on voit com¬
bien la production des prisons s’est accrue en huit
ans : elle a augmenté de moitié, si l’on considère à la
fois les maisons centrales et les maisons d’arrêt et
de correction; elle a doublé, si l’on ne tient compte
que des dernières. C’est une raison de plus pour pren¬
dre des précautions en faveur des ouvriers libres des
industries similaires : l’administration a, sur ce point,
une grande responsabilité dont il est bon qu’elle se
préoccupe sérieusement.
Bien plus nombreux que les prisons sontles ouvroirs,
et leur production est sans comparaison plus active.
Quelle peut-être l’influence du travail de ces établisse¬
ments charitables sur le salaire des ouvrières libres ?
c’est une question grave et qui mérite d’être étudiée
de près.
L’Église a eu le mérite, au moyen âge, de conser¬
ver le dépôt des connaissances acquises et de former
les jeunes générations soit à la pratique des sciences,
soit à la culture des lettres. Il s’était constitué alors
un nombre presque infini de corporations, qui reven¬
diquaient la noble et sainte mission d’instruire les in¬
telligences en élevant les âmes et de développer la
civilisation sur cette terre tout en dirigeant l’humanité
vers le ciel. Aujourd’hui, les sciences sont devenues le
domaine de tous ; il n’est pas à craindre qu’elles péris¬
sent ou qu’elles demeurent stationnaires : l’État et les
communes ont pris à leur charge les établissements
d’instruction publique. Dans leur louable désir d’acti-
368 LE TRAVAIL DES FEMMES
vité, les corporations religieuses ont entrevu une tâche
nouvelle, immense, que les communes et l’Etat négli¬
geaient : et elles se sont emparées avec une généreuse
ardeur de ce nouveau domaine où elles ne rencon¬
traient pas de concurrence. Elles ont entrepris sur la
plus vaste échelle, et bien avant l’invention du mot,
l’enseignement professionnel des jeunes filles. Elles
ont eu le mérite de découvrir que, si le travail est un
devoir, c’est aussi une sauvegarde, et que c’est par
conséquent une œuvre sainte d’apprendre dès l’en¬
fance un métier au sexe le plus abandonné par la na¬
ture et le plu? entouré de périls dans la vie sociale.
Alors que personne n’y songeait, les corporations
religieuses ont réuni les jeunes filles dans des salles
communes pour leur enseigner la couture, le tricot et
d’autres connaissances, plus essentielles encore à la
sécurité et à la dignité de la vie de la femme que la
lecture ou le calcul. Le travail manuel a toujours été
en honneur auprès de l’Église. Il y a près de trois siè¬
cles que l’un des esprits les plus élevés et les plus sym¬
pathiques à la fois qu’ait produits le catholicisme,
saint François de Sales, prononçait ces admirables et
touchantes paroles : « Que je serais consolé si, avant
de mourir, je pouvais voir en l’Église de Dieu une so¬
ciété de filles et de femmes où l’on ne portât d’autre
dot qu’une bonne volonté et l 'industrie de gagner sa
vie du travail de ses mains , et qui pour cela n’eût
point d’autre chœur que la salle de travail; où toutes
ensemble participassent à la félicité dont parle le t Pror
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 369
phète : Vous serez bienheureux, si vous mangez le
fruit des travaux de vos mains. Mon Dieu ! la grande
consolation de manger son pain à la sueur de son vi¬
sage et de pouvoir dire avec le grand Apôtre : Voilà
des mains, qui non-seulement m’ont fourni les Choses
nécessaires, mais aussi à ceux qui souffrent la néces¬
sité. » Il semble que dans notre siècle l’immense ma¬
jorité des corporations religieuses aient été animées
de cet esprit. L’on a vu s’étendre sur le sol de la France
comme un vaste réseau d’établissements charitables
ayant pour but d’apprendre aux jeunes filles à gagner
dignement leur vie par le travail : tantôt modestement
abrités sous le toit le plus humble, tantôt fixés dans
de superbes hôtels avec le caractère de grandeur et de
faste que les fondations d’enseignement offrent dans
des pays voisins du nôtre ; réunissant ici jusqu’à 3 ou
400 jeunes filles internes; avec toutes les ressources
d’outillage que présente l’industrie moderne ; là, au
contraire, distribuant à une douzaine de pauvres filles,
qui apportent elles-mêmes leur nourriture, un ensei¬
gnement exclusif et routinier ; ici, abandonnées à
elles-mêmes et forcées de pourvoir à la plus grande
partie de leur entretien par le seul produit de leur tra¬
vail; là, dotées avec magnificence et même prodiga¬
lité. Malgré toutes ces différences dans les conditions
extérieures, ces écoles d’apprentissage et de prière
offrent les mêmes traits essentiels, la même organisa¬
tion fondamentale.
Quel est le fruit de ces généreux efforts? Est-il vrai
370 LE TRAVAIL DES FEMMES
qu’ils se retournent contre ces mêmes ouvrières qu’ils
ont pour but de secourir? Est-il vrai que toutes ces
institutions charitables aient pour effet de déprimer les
salaires? Quoi qu’il nous en coule de jeter le blâme le
plus léger sur des institutions aussi saintes par leur
esprit, aussi philanthropiques par leur but, que ces
ouvroirs, ces providences, ces préservations, nous
sommes contraint de reconnaître que, dans leur or¬
ganisation actuelle, ces établissements ont trop sou-
ven t pour effet de porter un coup funeste au travail des
ouvrières du dehors, et de réduire dans une propor¬
tion notable leur rémunération ; mais cette influence
funeste, contraire aux prévisions des fondateurs de
ces mille œuvres pieuses, n’est pas une conséquence
nécessaire et à laquelle il soit impossible d’échapper.
Il suffirait de quelques modifications dans l’enseigne¬
ment, le recrutement et les relations extérieures de
ces instituts charitables pour en faire des pépi¬
nières fécondes qui, sous une direction habile, pour¬
raient améliorer en peu d’années la condition des
ouvrières en France, et relever, en même temps
que l’habileté du travail des femmes, le taux de leurs
salaires.
Il importe, tout d’abord, de préciser l’étendue de
la concurrence que ces institutions font aux ouvrières
ordinaires. Nous n’avons poür cela qu’à dresser la
carte géographique des ouvroirs en France : c’est
une œuvre facile et pleine d’enseignements. D’après le
recensement de 1861, il y avait dans notre pays 283
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 871
communautés de femmes, comprenant 361 maisons
mères, 595 maisons indépendantes, 11,050 succur¬
sales et 90,343 membres. L’on comptait 58,883 reli¬
gieuses vouées à l’enseignement, 20,294 aux soins
hospitaliers, 8,095 à la vie contemplative, 3,073 à
la direction d’asiles ou de maisons de refuge. Un
très-grand nombre de ces maisons religieuses avaient
ouvert,' dans plus de mille localités, des ouvroirs,
dont les uns sont internes et les autres externes. De
ces communautés, les unes exercent leur action sur
toute l’étendue de la France et ont des ouvroirs aux
points les plus opposés de notre territoire. D’autres,
au contraire, nées en pro\ince, restreignent leur ac¬
tivité à un cercle de plusieurs départements autour de
leur maison mère. A la première catégorie appartient
la grande etglorieuse communauté des sœurs deSaint-
Yincent de Paul; ces saintes filles ne sont pas unique¬
ment consacrées aux soins hospitaliers ; elles s’occu¬
pent aussi de l’éducation des filles pauvres ou délais¬
sées. Un document très-récent et de bonne source 1 nous
apprend que, sur 800 maisons qui relèvent en France
de la communauté de Saint-Yincent de Paul, il y en
a plus de 400 qui comptent des internats où les tra¬
vaux à l’aiguille sont presque toujours pratiqués. Un
très-grand nombre de ces écoles sont, dans toute la
rigueur du mot, des ateliers d’apprentissage et de
1. F. Monnier. De l'organisation du travail manuel des jeunes
filles. Les internats industriels.
sn
LE TRAVAIL DES FEMMES
fabrication. Telle est la célèbre maison Eugène-Napo¬
léon (254, rue du Faubourg-Saint-Antoine); telle
aussi la Maison-Blanche (40, rue Yendrezane), et de
très-nombreux ouvroirs, entre autres ceux de Beau¬
vais, Saint-Malo, Langres, Saint-Brieuc, Lamballe,
Yerdun, etc. Plusieurs milliers de jeunes filles, au
bas mot, sont occupées dans ces établissements, aux
travaux d’aiguille pour la plupart. En partant de Paris
pour nous diriger vers l’est, puis vers le sud, remon¬
ter ensuite vers le centre et delà retourner vers le sud-
ouest pour suivre enfin la côte de la mer, depuis le golfe
de Gascogne jusqu’au nord de la Bretagne, voici
quelles sont les principales communautés religieuses
que nous rencontrons et qui se livrent à l’œuvre de
l’enseignement industriel des jeunes filles. Les sœurs
de Saint-Joseph de Cluny, qui ont 57 succursales et
919 membres, ont quelques ouvroirs, entre autres
ceux de Meaux, Maisons-Alfort, Ménil-Saint-Firmin
(Oise), Alençon. Plus importantes au point de vue qui
nous occupe sont les religieuses du Saint-Cœur-de-
Marie, àNancy. Cette communauté fut fondée, en 1842,
par Mgr Menjaud, qui en formula le but en ces termes :
« On ouvre assez de maisons pour ramener au bien
les jeunes filles qui se sont égarées, je préfère en
fonder une pour les conserver pures. On y réunira les
divers apprentissages des ouvrages par lesquels elles
peuvent gagner leur vie. » Cette congrégation a dix
succursales, auxquelles sont annexés autant d’ouvroirs.
Les sœurs de Saint-Charles se partagent la Lorraine
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 373
avec la corporation que nous venons de nommer, et ont
de grands établissements de travail dans les grandes
villes, entre autres à Nancy et à Metz. En nous écartant
un peu vers le centre, nous rencontrons les sœurs de
la Charité et de l’Instruction chrétienne à Nevers :
c’est une communauté considérable et qui dirige, sans
compter les asiles, 60 ouvroirs, dont la moitié sont in¬
ternes et comprennent 1,223 jeunes filles; l’autre
moitié est externe et se trouve visitée par 800 élèves ou
apprenties. A Nevers, à Yarennes (Nièvre), à Mâcon,
Chalon-sur-Saône, Tulle, Périgueux, Yillefranche,
Montpellier, sont les plus florissants de ces établisse¬
ments. Une communauté voisine et qui marche sur les
traces de la précédente, c’est celle de Saint-Paul de
Chartres. A Chartres même, à Châteaudun, à Meulan,
à Angerville, Arpaj on, Tour ville, Dourdan, Chatenay,
cette corporation a des ouvroirs internes ; mais le prin¬
cipal de ses établissements est l’institution de Ménars
(Loir-et-Cher),fondée eu 1840 par le prince de Chimay,
gérée à-ses frais et comptant 125 élèves. Retournons à
l’est et parcourons l’Alsace : le zèle des communautés
catholiques y rivalise avec celui des diaconesses pro¬
testantes : pour ne parler ici que des premières, voici
les filles du Divin-Rédempteur, à Niederbronn ( Bas-
Rhin). Elles ont des ouvroirs dans différentes villes
industrielles, entre autres à Mulhouse et à Guebwil-
ler. Une autre congrégation, celle des sœurs de la
Croix, a des ouvroirs considérables à Strasbourg et à
Colmar. Si nous descendons vers le sud, l’importante
32
374 LE TRAVAIL DES FEMMES
communauté des sœurs de Saint-Joseph aux Char¬
treux, à Lyon, attire et retient tout d’abord notre at¬
tention. Sans parler des salles d’asile, refuges, hos¬
pices et de nombreux pensionnats et externats, les
sœurs de Saint-Joseph aux Chartreux ont 21 ouvroirs
internes. Elles embrassent toute cette région indus¬
trielle du Lyonnais, du Forez, du Beaujolais : elles
tiennent six ouvroirs à Lyon, deux à Saint-Étienne;
elles en ont à Tarare, Bédarieux, Saint-Chamond,
Villefranche, Bességes, et en d’autres lieux encore.
Le nombre des élèves de chacun varie de 30 à 150.
Si nous poursuivions vers le sud-est, nous aurions à
mentionner, dans le Dauphiné, les religieuses des
Saints-Cœurs de Jésus et de Marie, à Recoubeau
(Drôme): mais cette congrégation se distingue par des
caractères très-marqués de celles qui précèdent ou
qui vont suivre : elle ne tient d’ailleurs pas, à pro¬
prement parler, d’ouvroirs ; elle surveille seulement
les jeunes filles occupées dans les ateliers de la soie.
En nous dirigeant de nouveau vers le centre, nous
découvrons la communauté des sœurs de la Présenta¬
tion de Marie, à Bourg-Saint-Andéoi : c’est une des
plus vieilles institutions de ce genre ; elle date de
1796, et fut établie à Thueyts (Ardèche) par les soins
d’une femme du monde. Son principal établisse¬
ment est maintenant à Bourg-Saint-Andéoi : elle a
beaucoup d’autres ouvroirs internes, entre autres
ceux d’Alais, Orange, Moulins, Aix, Milhau, Saint-
Julin, Vallon et du Puy. Le sud-ouest est moins fé-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
37b
cond en communautés se consacrant à l’instruction
professionnelle des jeunes filles : les sœurs de l’im¬
maculée Conception, à Bordeaux, ont peu d’ouvroirs
internes, quoiqu’elles aient un certain nombre d’ex¬
ternats où les travaux de couture sont pratiqués.
Mais, en remontant vers le nord, le long de la côte,
l’on rencontre les filles de la Croix, dites sœurs de
Saint-André, à Poitiers : elles ont des maisons de
providence pourvues d’ouvroirs internes à Angoulême,
Pamiers,Toulouse, Ivry, Poitiers, Niort,Bayonne, etc.
Le nombre des élèves varie dans chacun de 30 à 80.
La même congrégation a un très-grand nombre
d’ouvroirs externes : un à Poitiers, deux à Bayonne,
un à Pau, deux à Tarbes ; puis, dans la région des
Landes, à Salies-de-Béarn, à Bidache, Dax, Saint-
Paul-lès-Dax, Maubourguet, Oléron, etc. Un peu plus
au nord sont les filles de la Sagesse, à Saint-Laurent-
sur-Sèvre (Vendée). Elles tiennent quatre ouvroirs
internes à Nantes, dont l’un a 100 élèves, trois à Or¬
léans, d’autres à Saint-Nazaire, Châtellerault, Dinan
et autres lieux. En nous dirigeant vers le centre, nous
trouvons la congrégation des sœurs de la Présenta¬
tion de la Sainte-Vierge, à Tours; elle dessert avec
succès beaucoup d’autres œuvres d’apprentissage,
entre autres à Auxerre, Saint-Yrieix, Meudon, et,
dans le Midi, l’importante maison de Montbéton
(Tarn-et-Garonne), ainsi que d’autres à Montauban,
Bordeaux, etc. C’eût été chose étonnante que la Bre¬
tagne n’eût pas une corporation en propre pour l’en-
376 LE TRAVAIL DES FEMMES
geignement industriel des femmes. Les filles du Saint-
Esprit, à Saint-Brieuc, desservent une vingtaine
d’ouvroirs, dont les uns sont internes, les autres ex¬
ternes : ceux de Ploërmel, Landivisiau, Tréguier,
Lannion, Quimper, Saint-Pol-de-Léon, sont les prin¬
cipaux.
Telles sont les plus importantes des corporations
qui tiennent des ouvroirs dans nos provinces et dans
nos campagnes : autour de ces grandes maisons fonc¬
tionnent une multitude de fondations moins considé¬
rables ou isolées. Il y a aussi des œuvres d’un autre
caractère et d’un autre but moral, qui présentent les
mêmes traits industriels. Telles sont les institutions
des sœurs de Marie-Joseph, au Dorât (Haute-Vienne),
et des religieuses du Bon-Pasteur, à Angers. Ces
pieuses femmes se sont vouées à une œuvre de ré¬
demption : elles ont des maisons de refuge ou de
pénitence, soit pour les prisonnières libérées, soit
pour les filles repenties. Ces établissements comptent
en général un très-nombreux personnel : le travail ma¬
nuel y est la loi. Nous ne faisons que mentionner, en
passant, les diaconesses protestantes ; elles ont aussi,
dans l’Est et Je Midi surtout, un certain nombre d’ou¬
vroirs internes et externes. Enfin, les établissements
du même genre, mais d’origine et de direction com¬
plètement séculières, ne manquent pas non plus dans
notre pays. Pour qui voudrait voir résumer par quel¬
ques chiffres la situation que nous venons d’exposer,
voici ce que l’on pourrait dire en se tenant dans les
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 3 11
limites les plus rigoureuses de la vraisemblance:
il doit y avoir en France au moins 2,000 ouvroirs,
ayant près de 80,000 élèves; si l’on veut admettre
que la moitié de nos religieuses, qui sont au nombre
de près de 100,000, travaillent de leurs mains; si
l’on tient compte en outre de la multitude d’asiles et
de pensionnats où le travail des doigts occupe plu¬
sieurs heures dans la journée et où les articles sont
vendus, on pourra conclure, sans exagération, que la
production industrielle qui sort de toutes ces institu¬
tions représente le travail d’environ 150,000 per¬
sonnes. Ajoutons que le nombre des ouvroirs aug¬
mente tous les jours : ceux qui existent ne meurent
pas, et les âmes charitables s’empressent d’en fonder
de nouveaux.
A l’aspect de ce déploiement de la charité privée,
les premiers sentiments qui saisissent l’âme sont ceux
d’une profonde admiration et d’une ardente sympa¬
thie. Mais, si l’on passe à l’examen scrupuleux des
détails, il n’est que trop aisé de découvrir les défauts
d’un grand nombre de ces institutions. La plupart
d’entre elles ne sont pas seulement des écoles, ce
sont des ateliers : on ne s’y contente pas d’enseigner
aux jeunes filles l’exercice d’un métier et de les aider,
lorsqu’elles sont instruites, à trouver des places ou
du travail ; mais l’on vend en masse les produits à de
grandes maisons de commerce. Quelques ouvroirs
même prennent à l’entreprise et soumissionnent, en
quelque sorte, des travaux de confection pour des
378 LE TRAVAIL DES FEMMES '
industriels parisiens. En outre, ce ne sont pas seule¬
ment des enfants qui travaillent dans ces établisse¬
ments charitables : sans parler des religieuses qui
dirigent l’ouvrage, les élèves sont retenues, d’ordi¬
naire, jusqu’à vingt et un ans, c’est-à-dire bien après
avoir franchi le temps de l’apprentissage. Ainsi les
ouvroirs, ou du moins un grand nombre d’entre eux,
sont des ateliers de fabrication permanents, ayant un
personnel, dont une bonne partie possède toutes les
ressources du métier. D’un autre côté, ces établisse¬
ments, en leur qualité de fondations pieuses, relèvent
de la charité : ils sont amplement soutenus par des
subventions ; quoique le travail soit leur loi, le gain
n’est pas leur but. Il en résulte qu’ils cherchent à
s’approvisionner d’ouvrage, alors même que cet ou¬
vrage ne leur produirait aucun profit ; ils sont faciles
pour les prix et ne refusent pas des rabais aux com¬
merçants éloignés qui leur font des commandes. Les
personnes honorables, qui sont à leur tête, sontbeau-
coup moins imbues d’idées industrielles que d’idées
charitables ; elles perdent volontiers de vue la ques¬
tion mercantile et ne s’y arrêtent qu’à contre-cœur :
elles ont peine à comprendre que tout travail doit être
rémunérateur, et qu’il y a une loi impérieuse, impo¬
sée par la nature des choses et par l’humanité même
à tout atelier de travail, c’est de chercher et d’obtenir
le profit. Ce sont déjà là des conditions fort graves
pour les ouvrières du dehors ; mais voici qui est beau¬
coup plus sérieux.
379
*AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
La grande majorité des ouvroirs n’enseigne qu’un
seul métier ; ce sont des ateliers de fabrication ho¬
mogène : or, il arrive que presque tous ont adopté le
même état, la couture. Les trois quarts au moins de
' ces institutions se bornent à l’apprentissage des tra¬
vaux d’aiguille, et non pas de tous les travaux d’ai¬
guille, mais seulement d’un très-petit nombre.
« Presque tous les ouvroirs de province, dit un au¬
teur qui a étudié de près cette question, s’adonnent
en général à des travaux de confection assez sim¬
ples pour le compte d’entrepreneurs parisiens. La che¬
miserie y occupe la place principale 1 ». M. Jules
Simon a pu affirmer que, sur cent douzaines de che¬
mises qui entrent dans le commerce de Paris, les
ouvroirs en ont cousu quatre-vingt-cinq douzaines.
Cette assertion, quand on étudie les faits, paraît fon¬
dée. Ce qui mérite d’être signalé, c’est que la dépré¬
ciation des salaires dans cette industrie est reconnue
et proclamée par les institutions mêmes qui se livrent
à ce travail sur la plus grande échelle. En parlant des
établissements des religieuses du Bon Pasteur, à An¬
gers, M. Monnier écrit les lignes suivantes : « Les ou¬
vrages consistent principalement en coutures de che¬
mises pour le compte des magasins de Paris : les che¬
mises sont envoyées coupées et piquées ; une ouvrière
en termine en général deux par jour. Le produit de
I • Monnier. De l’organisation du travail manuel des jeunes filles,
380 LE TRAVAIL DES FEMMES"
ce travail, par suite de l’abaissement du prix de façon,
est tout à fait insuffisant à couvrir les dépenses d’en¬
tretien : il y est suppléé aux moyens de quêtes, de
sommes que payent les parents, dépensions faites par
les personnes charitables, etc. 1 » Quelquefois la
lingerie fine supplante la lingerie grosse : ainsi une
très-grande partie des devants de chemises sont faits
dans les ouvroirs des petites villes du Loir-et-Cher,
pour le compte de marchands chemisiers de Paris. La
rétribution n’est guère plus élevée que pour la cou¬
ture même de la chemise. Tels sont les faits incontes¬
tables, hautement avoués par les voix les plus sym¬
pathiques à ces pieuses institutions. Que l’on songe
aux conséquences. Yoici des industries qui ne peu¬
vent nourrir les ouvrières qui y sont engagées ; or,
un nombre infini d’ouvroirs élèvent des milliers de
jeunes filles dans la pratique de ces industries : ces
ouvroirs ne souffrent pas eux-mêmes de cette mau¬
vaise organisation, parce qu’ils ont ailleurs leur point
d’appui. Mais les apprenties, quand elles seront obli¬
gées de se sustenter elles-mêmes, comment feront-
elles ? On leur apprend un état qui n’est pas rému¬
nérateur, elles auront donc toujours besoin des
secours publics pour soutenir leur vie. Un homme
profondément chrétien, M. Naville, dans un fort beau
et savant livre sur la charité légale, s’élevait avec
force contre les aumônes aveugles, et il montrait
1. Monnier, page 31.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 381
comment elles ont quelquefois pour effet d’abaisser
les salaires de l’ouvrier, et de conduire à cet état de
choses, qu’il appelait d’un mot ingénieux : le paye¬
ment des salaires par la taxe des pauvres. N’est-il
pas à craindre que l’organisation défectueuse de nos
ouvroirs ne produise, pour les pauvres femmes livrées
à certains travaux d’aiguille, ce déplorable résultat?
Dieu nous garde de condamner en elle-même
l’institution des ouvroirs : la semence est bonne, elle
peut devenir féconde, il ne s’agit que de prendre les
soins nécessaires pour qu’elle porte des fruits. De¬
puis quelques années, il y a déjà progrès. Un certain
nombre d’ouvroirs se livrent à d’autres fabrications
que celle de la couture des chemises. Dans le grand
établissement de Bourg-Saint-Andéol, on forme des
trousseaux complets; les jeunes filles sont habituées,
non-seulement à la couture, mais à la coupe ; c’est
déjà une amélioration. Plusieurs ouvroirs fabriquent
des objets de brosserie pour le compte d’industriels
parisiens ; on en voit qui exploitent avec succès la
ganterie : tels sont ceux de Bidache (Hautes-Pyré¬
nées) et du Dorât (Haute-Yienne). Ici l’on fait des
ornements d’église ; là, au contraire, sur le bord de
la mer, à Dieppe, on enseigne le raccommodage des
filets de pêche. Il y a un établissement à Lyon, où de
jeunes incurables sont occupées à mettre en livraison
les Annales delà Propagation de la Foi; il n’y aurait
qu’un pas à faire pour former des ouvrières en reliure.
L enseignement artistique se glisse à la dérobée dans
LE TRAVAIL DES FEMMES
quelques-uns de ces ouvroirs : ainsi l’enluminure
d’estampes, la peinture de vignettes, miniatures,
manuscrits, l’ornementation des missels, sont ensei¬
gnées dans deux maisons, dont l’une appartient aux
sœurs de Saint-Vincent de Paul, l’autre aux reli¬
gieuses du Saint-Cœur de Marie de Nancy. D’autres
ouvroirs sont éminemment progressifs et semblent
s’être donné la mission de propager les bons procédés
et les machines utiles : tel est celui de la rue aux Ours,
à Paris, fondé par le prince Demidof, et où des ma¬
chines à coudre marchent à l’électricité parla méthode
Casai. L’on doit mentionner aussi un grand nombre
d’établissements destinés à former des filles de ferme
et des servantes ; ils sont en grande faveur depuis
quelque temps. Enfin l’on a vu naître récemment
dans l’enceinte de maisons religieuses un ensemble de
cours qui ressemble de près à une école profession¬
nelle dans toute l’ampleur du mot. Tel est le magni¬
fique orphelinat Eugène-Napoléon (254, rue du Fau¬
bourg-Saint-Antoine). Trois cents orphelines y reçoi¬
vent l’instruction d’habiles contre-maîtresses. La fa¬
brication de fleurs artificielles, la broderie en tous
genres, la passementerie, la confection en robes et les
travaux de couture les plus variés occupent les pu¬
pilles. A la Maison-Blanche (40, rue Vandrezane), qui
dépend, comme l’établissement précédent, des sœurs
de Saint-Vincent de Paul, on enseigne aussi la bro¬
derie de soie et de passementerie, la fabrication des
fleurs et des verroteries, et, en même temps, le pi-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 383
quage des bottines à la mécanique. Ce sont là des insti¬
tutions qui, bien dirigées, peuvent être fort utiles ;
leur création est un symptôme de tendances plus
éclairées que celles qui avaient jusque-là prévalu dans
les ouvroirs. Il nous paraît utile, néanmoins, de ré¬
sumer, en quelques traits, les principales conditions
de l’efficacité de ces fondations.
Il faut d’abord s’attacher à former l’esprit de la
jeune fille par un enseignement substantiel et à déve¬
lopper énergiquement sa personnalité. Toute femme,
et surtout la femme du peuple qui est exposée à plus de
luttes et de périls, doit avoir de la force de volonté et
delà fermeté de caractère. Une éducation qui n’é¬
veille pas ces facultés manque son but. Jusqu’ici l’in¬
struction générale, même primaire, a été excessive¬
ment faible dans beaucoup d’ouvroirs internes. Dans
un établissement de ce genre, l’on ne rencontre que
90 élèves sur 120 sachant couramment lire et écrire.
Dans un autre, 60 élèves sur 100 lisent couramment,
S8 écrivent assez bien et SO savent faire une dictée et
calculer. L’on est réduit à signaler comme un mérite
rare « les ouvroirs internes où l’instruction est satis¬
faisante 1 . » L’on doit ensuite se proposer d’apprendre
à la jeune fille un état vraiment productif et se garder
de l’engager dans des industries déjà encombréés.
D’un autre côté il faut éviter de retenir les enfants
jusqu’à un âge trop avancé. Il vaut mieux leur ap-
1. Monnier, page 45 (texte et note), et aussi page 16.
381 LE TRAVAIL DES FEMMES
prendre de bonne heure, dès 16 ou 18 ans au plus tard,
à se conduire elles-mêmes sous un patronage bienveil¬
lant. Un homme qui ne peut être suspect d’inimitié pour
les couvents, puisque c’est un ecclésiastique, M. Mei-
gnen, frère de la congrégation de Saint Vincent de
Paul et directeur de l’œuvre du patronage de Saint-Vin¬
cent de Paul à Paris, s’élevant dans l’enquête sur l’en¬
seignement professionnel «contre l’éducation en serre
chaude, » constatait qu’il arrive trop souvent, aux
jeunes filles, que l’on a fait élever dans des ouvroirs,
de se perdre quand elles en sortent 1 . Les internats
aussi ne devraient être, à notre avis, qu’une excep¬
tion et les externats toujours préférés. La jeune fille,
le plus souvent, pour son avenir durable, et la famille
même n’ont qu’à gagner en ne se séparant pas com¬
plètement l’une de l’autre. Une femme qui se con¬
naît en éducation, Mlle Marchef-Girard, déclarait,
dans l’enquête sur l’enseignement professionnel,
qu’elle avait vu souvent des parents grossiers subir
peu à peu l’influence de leur fille bien élevée, au point
de se métamorphoser en quelques mois. Lamême ob¬
servation était faite par d’autres déposants dans la
même enquête. Telles sont quelques r unes des règles
applicables à l’enfant. Quant à l’ouvroir lui-même,
il devrait être, selon nous, une maison d’école plutôt
qu’un atelier de fabrication ; un intermédiaire entre
les anciennes élèves et le fabricant, mais non pas un
1. Enquête, tome I, page 174,
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 3go
contractant en son propre nom. Quand il ne pourrait
pas se soumettre à ces conditions, il devrait s’imposer
sérieusement le devoir, car c’en est un, de chercher la
rémunération la plus élevée qu’il lui serait possible
d’acquérir, d’être exigeant et tenace pour la bonne
vente de ses produits et de ne jamais négliger comme
secondaire le côté mercantile.
Dans les villes importantes, les ouvroirs devraient
avoir un enseignement varié : ils pourraient devenir
de véritables écoles professionnelles de différents de¬
grés. Ils examineraient et éveilleraient les vocations,
ils susciteraient l’ardeur des élèves en les mettant
aussitôt que possible à leurs pièces ; ils ne devraient
jamais prolonger l’apprentissage au delà du temps
strictement nécessaire. Dès qu’une apprentie serait
devenue-ouvrière par son talent, il importerait de la -
traiter comme telle, de la placer au dehors ou de lui
chercher de l’ouvrage en ne conservant plus avec elle
que des relations de patronage et de direction morale.
S’ils étaient administrés dans cet esprit, les ouvroirs
auraient une efficacité pour le bien, qu’ils n’ont pas de
nos jours. Ils pourraient aisément relever la condition
matérielle de l’ouvrière en même temps que sa condi¬
tion morale : ils lui faciliteraient une conduite régu¬
lière et une bonne vie de famille en lui procurant, par
une meilleure instruction, des ressources plus grandes;
ils ne feraient pas enfin à l’industrie du dehors une
concurrence souvent insoutenable. Nous allons peut-
être étonner plus d’un lecteur; mais nous ne voyons
33
386 LE TRAVAIL DES FEMMES
pas pourquoi dans les grandes villes les établissements
religieux n’apprendraient point aux j eunes filles la tenue
des livres, la comptabilité et les autres connaissances
nécessaires pour entrer dans les professions commer¬
ciales. Par l’étendue et la qualité de leurs relations,
les communautés religieuses seraient plus propres
que toute autre puissance à ouvrir aux femmes des
carrières nouvelles. Enfin, nous aimerions à voir les
ouvroirs se faire les propagateurs des bonnes mé¬
thodes, des bons procédés, des bons instruments. Pour¬
quoi ne prêteraient-ils pas, par exemple, des machines
à coudre aux ouvrières qui en manquent ? Si un cer¬
tain nombre d’ouvroirs ont des ressources restreintes,
d’autres, en grand nombre, en ont d’illimitées. La
charité a toujours passé chez tous les peuples pour
être ingénieuse, elle peut aussi devenir savante, con¬
dition nécessaire de nos jours pour être vraiment ha¬
bile et efficace. L’éducation professionnelle des
jeunes filles est très-facile à fonder en France;
nous avons plus d’un millier d’institutions chari¬
tables, qui sont déjà | des écoles^ d’apprentissage
et qui n’ont besoin que d’améliorer leur enseigne¬
ment. C’est une force immense, si nous savons nous
en servir. Aucune nation d’Europe n’est dans une po¬
sition aussi heureuse. Nous espérons que la fondation
par le gouvernement, les municipalités, les chambres
de commerce, d’écoles professionnelles, dans le genre
de celles que nous avons décrites au chapitre précé¬
dent, inspirera de l’émulation aux nombreuses com-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 387
munautés religieuses. Pour elles, il n’y a rien à
créer; il suffit de réformer et de développer.
Reste ce que l’on a nommé la concurrence des
femmes du monde. Beaucoup de personnes n’y croient
pas, c’est que cette question est mal posée. Le monde,
pour quelques esprits, se compose uniquement de ces
régions élevées, qui forment la bonne compagnie et
où se rencontrent la richesse, l’élégance, l’éducation
et la distinction. Assurément les grandes dames opu¬
lentes, qui entrent dans cette élite de la société fran¬
çaise, n’ont pas pour habitude de vendre le produit
du travail de leurs mains. Tous ces gracieux ouvra¬
ges ne sortent pas du cercle où ils sont nés ; ils res¬
tent comme ornement de la demeure qui leur adonné
le jour; ou, s’ils la quittent, c’est pour se placer,
comme cadeaux, dans d’autres maisons heureuses, ou
pour enrichir les autels de nos églises et les humbles
chapelles de nos missions,- ou bien encore pour aller
trouver l’enfant du pauvre sur son grabat et réchauf¬
fer ses membres nus. C’est un des côtés les plus heu¬
reux de nos mœurs que cette activité laborieuse des
femmes que leur naissance et leur fortune entourent
de toutes les jouissances du luxe. Ce travail, manuel
des plus élégants boudoirs a quelque chose de saint
et de profondément respectable ; c’est, dans sa sim¬
plicité, comme un trait d’union, par la communauté
des occupations et des distractions journalières, entre
les femmeg de tout rang ; et rien n’offre un spectacle
plus consolant que de voir ces doigts patriciens trico-
LE TRAVAIL DES. FEMMES
ter modestement des bas ou bien ourler des chemi¬
ses pour l’enfant de la misère.
Mais au-dessous de ces hautes régions, il en existe
d’autres moins fortunées, que l’aisance et le besoin
semblent se diviser en parts égales, où la vie est
à couvert de la nécessité pressante, mais où les ca¬
prices, les désirs de toilette, le goût de plaire et de
briller trouvent difficilement'leur pâture : ce sont ces
couches de la petite bourgeoisie, où l’on a un pied
dans la richesse et l’autre encore dans la gêne, où
l’on doit se réduire et se restreindre sur les futilités
inutiles ou s’ingénier par tous les moyens pour être
en état de se les permettre ; c’est dans cette classe
que se rencontrent tant de femmes qui ne dédaignent
pas de tirer profit de leurs travaux d’aiguille. Femmes
ou filles d’employés, de petits commerçants, d’hum¬
bles fonctionnaires, elles brodent, elles cousent trois
ou quatre heures par jour-et elles vendent, au boutdu
mois, le produit de leurs distractions. Soit pour jeter
cet argent dans le ménage et en relever la tenue mo¬
deste, soit pour se procurer une fête, un voyage, un
spectacle, un dîner d’amis, soit surtout pour réparer
l’insuffisance de leur toilette et s’acheter un châle,
une robe ou un bijou, ces milliers de doigts n’épar¬
gnent aucune peine et luttent avec patience contre
l’ennui ou la fatigue. Et ce sont toujours les mêmes
travaux qu’entreprennent ces petites bourgeoises;
elles n’ont pas assez de simplicité de goûts pour se
livrer à des ouvrages grossiers; il faut être une
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 389
grande dame ou une ouvrière pour oser tricoter ou¬
vertement un bas ou bâtir et ourler une chemise
d’enfant. A leur comptoir ou dans leur étroit salon,
ces femmes de marchands et d’employés ont plus de
prétention ; il leur faut de la broderie fine ou de la ta¬
pisserie; presque toutes se précipitent sur ces deux
états, qui ont une apparence de dignité que compense
bien amèrement l’avilissement des produits. Elles re¬
tirent ainsi 100, ISO ou 200 francs de leur travail
annuel, rarement plus. Beaucoup sont en relations
constantes avec des fabricants de la rue Saint-Denis;
souvent c’est sur commande quelles travaillent; elles
sont douces pour les prix, elles acceptent ce qu’on
leur offre) et n’insistent pas, car elles se cachent pour
vendre et rougiraient qu’on les vît ou qu’on le sût.
Ce sont, en un mot, des ouvrières honteuses. Il s’y
joint toute cette catégorie, plus nombreuse qu’on ne
le croit, de femmes déchues ou déclassées, qui veu¬
lent faire bonne contenance, rester convenables et
dissimuler leur misère. Elles aussi sont timides à
l’excès, susceptibles surtout, elles cèdent pour un
morceau de pain ce qui leur a coûté des journées de
travail. C’est là une concurrence funeste pour les ou¬
vrières de profession. Et que l’on ne dise pas que ces
faits sont faux ou exagérés. 11 existe à Paris plusieurs
milliers de femmes adonnées à ce genre de vie. Il
n’est pas un homme au courant de l’industrie pari¬
sienne qui ne le sache, et nous en trouvons, d’ailleurs,
la preuve dansl’enquête de lachambre de commerce.
390 LE TRAVAIL DES FEMMES
Qu’on s’arrête à l’article concernant la broderie-tapis¬
serie, voici ce qu’on y lit: « On n’a pu recenser toutes
les femmes qui s’occupent de la broderie-tapisserie':
ce sont, pour la plupart , des personnes de la petite
bourgeoisie, dont le travail forme un supplément de
ressource pour leur ménage. Celles qui n'ont que ce
moyen d'existence ne sont pas heureuses. » On devrait
espérer, tout au moins, qu’avec le temps les ouvrières
professionnelles déserteraient cette industrie peu lu¬
crative pour s’engager dans d’autres plus rémunéra¬
trices ; mais voici ce que nous lisons encore dans l’en¬
quête de 1860, immédiatement au-dessous deslignes
que nous venons de citer : « 80 jeunes filles, engagées
pour huit ans, sont dans des conditions particulières;
elles font partie d’un établissement philanthropique où
elles sont nourries, logées et habillées 1 . » Ainsi, voilà
un état qui, de l’avis de tous les hommes d’expérience,
ne peut nourrir les ouvrières qui s’y livrent, et il se
trouve une institution philanthropique pour préparer
un grand nombre de jeunes filles à la pratique de cet
état même ; en vérité, c’est là une preuve qu’il faut du
discernement pour faire le bien, sinon, avec les inten¬
tions les meilleures, on court grand risque de ne
faire que du mal. Des personnes charitables auront
dépensé peut-être des sommes importantes pour ap¬
prendre à quelques centaines de jeunes filles une in¬
dustrie où, suivant l’euphémisme de l’enquête, elles
1. Voir l’enquête de 1860, industrie 94.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 391
«rie seront pas heureuses. » Quoique la broderie soit
le principal débouché de ces ouvrières qui se cachent
pour travailler et pour vendre leurs produits, il y a
aussi d’autres métiers où l’on en compte un certain
nombre. L’enquête de 1860 nous apprend, dans l'ar¬
ticle sur la bonneterie (industrie 67) que « des per¬
sonnes mariées à des employés et même des dames
vivant dans une certaine aisance travaillent acci¬
dentellement pour les fabricants de bonneterie et
ne figurent pas au tableau de recensement. D’après
les déclarations des fabricants, le nombre de ces per¬
sonnes peut être porté à 800. » Quelques autres in¬
dustries sont dans le même cas.
Ayant constaté le mal, on exigera peut-être que
nous indiquions le remède, c’est de toute justice. On
ne peut d’abord condamner, même moralement, ces
femmes à moitié aisées qui cherchent dans les occu¬
pations de leurs doigts, un supplément de ressource.
Travailler, c’est leur droit : nous dirions volontiers,
c’est leur devoir, car c’est le devoir de tout être hu¬
main sur la terre. Vendre le produit de leur travail,
c’est aussi une faculté qui ne leur peut être interdite;
c’est même un acte qu'il est impossible de blâmer.
Mais-voici ce que nous voudrions voir: nous voudrions
qu’elles eussent le courage de leurs actions ; ce qu’elles
font en cachette, nous voudrions qu'elles le fissent
ouvertement; qu’elles ne craignissent pas de débattre
les prix, de se refuser à tout salaire trop minime,
d’agir, en un mot, en ce qui concerne le produit de
392 LE TRAVAIL LES FEMMES
, leur travail, comme si elles étaient de véritables ou¬
vrières ; au lieu d’être des ouvrières honteuses, qu’el¬
les deviennent à la face de tous ce qu’elles sont en
effet, des ouvrières intermittentes; nous ne décou¬
vrons rien là qui doive paraître humiliant. On nous
dira que nous formulons un vœu plutôt que nous
n’indiquons un moyen pratique : non pas. Le remède
pratique, le voici : c’est de constituer l’enseignement
professionnel pour les femmes, et, en même temps,
de développer dans nos filles la force du caractère et
la rectitude de l’esprit. Ces deux dernières qualités
mettent au-dessus de la fausse honte. Quant à l’in¬
struction professionnelle dans ses branches les plus
élevées, n’est-ce pas à ces femmes de la petite bour¬
geoisie qu’elle devrait surtout s’adresser? Qu’au lieu
de faire toutes de la broderie et de la tapisserie, il y
en ait quelques-unes qui pratiquent un art industriel.
L’établissement sur une vaste échelle de l’enseigne¬
ment professionnel pour les femmes aura aussi cet
autre avantage : il relèvera aux yeux de tous la prati¬
que d’une profession; il rendra honorable ce qui pour
beaucoup trop de gens semble entaché de quelque
horde. Les femmes ne rougiront pas plus de travailler
de leurs mains, que les hommes ne rougissent de
travailler de leur tête ; et les uns et les autres oseront,
à ciel ouvert, vendre à leur juste prix le produit de
leur temps et de leurs efforts. Alors, ces travaux des
femmes de la bourgeoisie ne feront plus concurrence
aux travaux des ouvrières.
A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE. 393
Nous avons examiné l'influence de la production
des prisons, des ouvroirs et des salons sur le prix de
la main-d’œuvre; cette production, nous avons mon¬
tré qu’il ne faut pas essayer de l’interdire ; ce serait
une œuvre impossible, ce serait même une œuvre
coupable. 11 n’y aura jamais trop de produits : loin
d’en réduire la quantité, il faut la multiplier. Nous
avons prouvé aussi, croyons-nous, qu’on peut trouver
une direction plus habile de toutes ces forces, utiles
en elles-mêmes et qui ne compromettent des intérêts
graves que faute d’une organisation plus intelligente.
Les prisons doivent être, sans aucun doute, des
ateliers de perfectionnement et d’apprentissage. On y
doit donner aux détenus une instruction technique,
qui les mette à même de gagner leur vie aux jours de
liberté. Les ouvroirs doivent, dans la mesure du pos¬
sible, devenir des écoles ^professionnelles, conduites
avec discernement, où les occupations soient variées,
où l’on n’enseigne que les états lucratifs, où l’on ne
pousse pas des milliers de jeunes filles dans des car¬
rières ingrates, où l’on s’efforce,;au contraire, de leur
ouvrir des voies nouvelles, par un enseignement sub¬
stantiel d’abord, et ensuite par un patronage efficace.
Quant à ces ouvrières de rencontre ou d’accident, qui
n’ont que des occupations intermittentes et ne de¬
mandent à leur métier que le superflu, non le néces¬
saire, elles ont aussi leur utilité et méritent d’être
admises dans la grande armée industrielle. Qu’elles
emploient leur temps à cultiver ces métiers supérieurs
LE TRAVAIL DES FEMMES
auxquels leurs loisirs et leur instruction générale les
préparent. Ainsi, les choses seront remises dans leur
ordre naturel et économique ; le marché des travaux
d’aiguille, et surtout de certaines branches sera dé¬
gagé ; le salaire des femmes haussera, et cela, sans
nuire au consommateur, car la main-d’œuvre sera
plus habile. Il deviendra possible à la femme de vivre
dans son ménage et de gagner cependant sa vie, tous
ces ouvrages avilis de nos jours se relevant. Sans
doute, ce serait se bercer d’illusions que de croire
qu’un pareil mouvement se puisse opérer en un clin
d’œil. La science n’a pas de ces formules qui, comme
la baguette des fées,.opèrent dans le monde un chan¬
gement à vue. Il faut de la patience et de la persévé¬
rance. Tout progrès est l’œuvre du temps autant que
l’œuvre de l’homme. Mais notre pays a un grand
avantage sur tous les autres : d’un côté, il possède
plus d’un millier d’ouvroirs qui, si on les veut bien
diriger, sont autant d’embryons d’écoles profession¬
nelles; d’un autre côté, les femmes de France ont
reçu par privilège la vivacité de l’esprit et des doigts,
la souplesse, la facilité, tous ces dons qui assurent le
succès, quand ils sont soutenus par un peu de volonté.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
CHAPITRE III
Les machines à coudre, broder, piquer et tricoter.
Il est impossible aujourd’hui d’écrire un ouvrage
sur le travail des femmes, sans consacrer un article
spécial à la machine à coudre. Quelle sera l’influence
de cette invention sur le taux des salaires, sur la con¬
dition matérielle et morale de nos ouvrières et sur la
vie de famille? question grave, controversée, qui, à
tous les points de vue, mérite le plus sérieux examen.
Quel est l’inventeur de la machine à coudre? Cela a
donné lieu à des affirmations contradictoires. Tout
amour-propre national à part, nous devons reconnaî¬
tre que la première idée est venue, non d’Amérique
ou de France, selon les deux versions les plus accré¬
ditées, mais d’Angleterre au début même de ce siècle.
C’est en 1804, paraîtrait-il, que deux Anglais, Thomas
üStove et James Henderson, prirent un brevet à Paris
pour une machine à coudre. Bien entendu, le brevet
resta lettre morte : le nouvel instrument fit aussi peu
de bruit dans le monde savant que dans 1 industrie.
Un quart de siècle environ s’écoula, quand un tailleur
de Saint-Étienne, Thimonnier, né en 1793, n’ayant
39G LE TRAVAIL DES FEMMES
pas eu connaissance de l'invention anglaise, fut amené
de son côté à organiser un mécanisme du même genre.
On connaît la réputation de Tarare pour la fabrication
de la mousseline, Thimonnier vit ce travail au métier
et en fut frappé; sa machine en fut une imitation.
C’est, en effet, le mécanisme du tissage, qui se retrouve
dans cet instrument nouveau : le fil vertical du porte-
aiguille et celui de la navette sont la reproduction des
fils de la chaîne et de la trame. Comme presque tous
les inventeurs, Thimonnier fut malheureux et mé¬
connu; sans capitaux, il ne put soutenir un établis¬
sement de couture automatique qu’il était parvenu à
fonder. C’est en 1828 qu’il avait produit sa machine,
il ne réussit pas à attirer sur elle l’attention publique
et mourut dans la misère en 1857. Mais déjà les Amé¬
ricains s’étaient emparés à leur tour de la découverte
et, quoique venant en troisième ligne par ordre de
date, c’est bien à eux et à eux seuls qu’appartient
l’honneur d’avoir répandu l’usage de la machine à
coudre. En 1834, Walter Hunt perfectionnait cet in¬
strument. Un autre Américain du nom de Linger y ap¬
portait aussi quelques améliorations ; enfin, en 1844,
Elias Ilowe produisait la première machine d’un usage
pratique. Présentée d’abord à l’exposition de Londres
de 1851, elle excitait vivement l’attention publique :
à Paris, en 1855, elle avait un succès général de curio¬
sité. Des perfectionnements survinrent, une foule de
brevets furent pris. Une bonne ouvrière faisait 25 à
30 points à la minute, la machine en fit 800. Bientôt
397
AU DIX-NEUVIEME SIECLE.
elle-se répandit par toute la France : en 1860, l’on
comptait dans l’industrie de Paris 2097 machines à
coudre ; déjà les prisons en avaient un grand nombre ;
les régiments en possédaient 481. En 18S9, unevaste
usine 1 de Paris introduisait la couture à la vapeur; en
1866, l’on adaptait l’électricité à cet instrument ingé¬
nieux, et bientôt il se formait à Paris un ouvroir 2
pourvu de machines à coudre à moteur électroma¬
gnétique. On eut recours aussi dans quelques établis¬
sement au moteur Lenoir, c’est-à-dire au moteur à
gaz. Tel est l’enchaînement des améliorations que
reçut la machine à coudre dans l’espace de plus d'un
demi-siècle. Aujourd’hui son succès est assuré et à
l’abri de toutes les critiques. Elle n’est encore cepen¬
dant qu’à la période d’enfance. Il est probable que
l’avenir verra des perfectionnements nouveaux. Il est
certain que cet instrument utile deviendra d’un usage
plus général qu’il ne l’est actuellement. L’on a vu
combien il avait fallu de temps au tissage mécanique
pour prendre racine et supplanter définitivement le
tissage à bras. Il doit en être de même de la machine
à coudre : la victoire est gagnée, mais la conquête est
à peine commencée. Dans les choses de l’industrie,
les défaites sont irréparables, mais les résistances
sont acharnées. A une machine reconnue d’une utilité
sans pareille il faut encore bien des années pour ré¬
gner absolument sans rivale.
1. Lii maison Godillot,
2. L’ouvroir Demidoll, nie aux Ours.
34
398 LE TRAVAIL DES FEMMES
Faire line description de la machine à coudre et de
son ingénieux mécanisme, ce serait, en l’année 1872,
une oeuvre bien superflue. Qui n’en a vu en effet dans
de grandes usines, dans des boutiques ou dans des sa¬
lons? Elle est encore mieux connue que le métier à
tisser mécanique, qui se cache derrière les murs élevés
de nos manufactures. Ce qu’il nous importe de re¬
chercher, c’est son influence sociale. Quelle action
exerce-t-elle sur les salaires des ouvrières mécani¬
ciennes? Quelle action sur ceux des ouvrières à la
main? Quels sont ses avantages et ses inconvénients
au point de vue de la santé générale ? Quelle doit être,
en présence de ce nouvel engin, la conduite des âmes
charitables, des sociétés philanthropiques et de tous
ceux qui se préoccupent du sort des classes ouvrières
et, en particulier, de la destinée des femmes pauvres ?
Une bonne couseuse fait de 25 à 30 points à la mi¬
nute, vitesse extrême; une bonne machine en fait
800 avec aisance et atteindrait même 1000, si la mé¬
canicienne la pouvait suivre, La vitesse de l’instru¬
ment serait donc trente fois plus grande que celle de
la main la plus exercée. En pratique, il faut beaucoup
rabattre de ces données théoriques. La machine ne
peut toujours marcher de ce train uniforme : l’ou¬
vrière doit l’arrêter de temps à autre pour retirer l’é¬
toffe ou la diriger. Les fabricants les plus affirmatifs
attribuent à une bonne mécanicienne, munie d’un
bon instrument, une capacité de travail égale à celle
de douze couseuses ordinaires : il y a encore là
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 399
de l’exagération. On ne peut guère évaluer, dans
l’état actuel, le produit d’une machine au delà du pro¬
duit de six ouvrières : c’est déjà énorme. Il paraîtrait
que les machines à piquer les gros ouvrages de la cor¬
donnerie et de la sellerie auraient une capacité de tra¬
vail supérieure à celle de la machine à coudre pour les
menus ouvrages : les premières, d’aprèsles documents
les plus exacts, feraient facilement le travail de douze
hommes K Dans l’état actuel une machine à coudre
ne peut s’employer avec profit pour toutes les parties du
vêtement ou de la lingerie ; il faut souvent plusieurs
personnes pour préparer le travail et le finir : le con¬
cours de quatre personnes est nécessaire dans la géné¬
ralité des cas, par chaque machine. Ce rapport, dureste
est très-variable. La directrice des ateliers delà maison
Godillot, M lle Callerand, nous assurait dernièrement
que l’apprêtage et le finissage occupaient dix ou douze
personnes par mécanique : il est vrai que dans cette
maison l’on coud à la vapeur. Ce n’est pas là la
proportion ordinaire. Tout dépend de la nature de
l’étoffe et de la dextérité de la mécanicienne.
Si nous nous enquérons de l’influence de la ma¬
chine à coudre sur les salaires, voici les faits qui ont
quelque certitude. Il est incontestable que la rémunéra¬
tion de la mécanicienne est beaucoup pl us élevée que n ’a
jamais été celle de la couseuse à la main. Dans la mai¬
son Godillot la moyenne des salaires quotidiens des
ouvrières conduisant une machine est de 3 fr. 50 après
1. Voir l’enquête de 1860, industrie 129.
400 LE TRAVAIL DES FEMMES
un mois d’apprentissage. Dans la maison Hayem on
nous a indiqué une moyenne de 3 fr., mais les ouvrières
d’élite atteignent 5 et 6 fr. Les bàtisseuses et les finis¬
seuses ont en moyenne 2 fr. ou 2 fr. 50 et, par excep¬
tion seulement, 3 fr. ou 3 fr. 25 ; la journée de travail
à l’atelier est de onze heures. D’après M. Edwin
Chadwick, les mécaniciennes gagneraient en Angle¬
terre 16 à 25 shellings (20 à 31 fr. 25) par semaine,
quelquefois plus. La moyenne serait de 20 sh. (25 fr.),
ce qui est un peu plus de 4 fr. par jour; les bonnes
ouvrières à la main obtiendraient dans le même pays
15 shellings seulement par semaine (18 fr. 75). Il au¬
rait été reconnu que les ouvrières qui touchent les
plus hauts salaires dans ce travail à la pièce sont celles
qui procurent le plus de profit au patron : aussi celui-
ci se montre-t-il, d’ordinaire, sévère pour les ou¬
vrières qui gagnent le moins et leur demande-t-il
avec reproche pourquoi elles gagnent si peu l . C’est là
une observation, qui n’est pas particulière à cette in¬
dustrie, elle est d’une vérité générale. En Allemagne,
les mécaniciennes gagnent, en moyenne, de 3 à 4
thalers et demi (11 fr. 25 à 17 fr.)par semaine, ce qui
est considérable eu égard au prix des vivres et au
taux habituel des salaires dans ce pays 2 . L’on peut
admettre comme règle générale que la rémunération
des mécaniciennes est supérieure d’au moins un tiers,
1 . Les Unions ouvrières en Angleterre, par Edwin Chadwick.
Séances et travaux de l’académie des sciences morales et politiques,
mai et juin 1868.
2. Daul. — Die Frauen arbeit. Tome I, page 79.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE, 401
souvent de moitié et quelquefois du double, à celle des
simples couseuses. C’est là un fait indiscutable. Or,
1 on sait que l’apprentissage est très-court : en un mois,
une jeune fille habile et attentive peut connaître ce mé¬
tier, et il n’y a pas de femme qui ne doive en être com¬
plètement maîtresse après deux ou trois mois au plus.
La grande question, c’est de savoir si l’introduction
de la machine n’a pas ou ne doit pas avoir pour effet
de réduire la demande des ouvrières dans l’industrie
delà couture. S’il en était ainsi, ce serait chose terri¬
ble; mais nous croyons pouvoir affirmer que rien de
pareil n’a eu lieu jusqu’ici et que de semblables ap¬
préhensions pour l’avenir sont peu fondées. 11 faut
d’abord remarquer que des craintes analogues se sont
produites à l’occasion de toute invention mécanique
remplaçant avantageusement la main-d’œuvre, ou
plutôt rendant cette main-d’œuvre infiniment plus pro¬
ductive. Assurément, quand Heargraves et Arkwright
constituaient par leurs ingénieuses mécaniques la
grande industrie, l’on n’eût obtenu aucune créance
si 1 on.avait prédit que les fileuses et les tisseurs de
1 époque du petit rouet pourraient tous trouver place
dans les manufactures de coton ; et cependant il n’est
que trop certain que leur nombre s’est depuis lors
multiplié en Angleterre. Quand l’on songea à éta¬
blir dans toute l’Europe un réseau de chemins de
fer, il y eut bien peu d’hommes à ne pas croire que,
1 industrie chevaline courait un grand danger. Il est
inutile de remonter plus loin dans le passé et de parler
34.
402 LE TRAVAIL DES FEMMES
des vaines alarmes des copistes à la découverte de
l’imprimerie. Tant d’expériences devraient avoir mûri
nos esprits et les préserver des futiles terreurs. Nous
devrions savoir, une fois pour toute, que l’effet ordi¬
naire d’un perfectionnement mécanique est d’augmen¬
ter et non pas de diminuer la demande de la main-
d’œuvre. Mais, puisque la question est controversée
pour la machine à coudre, entrons dans les détails et
examinons les choses de plus près et à loisir : aussi
bien en valent-elles la peine.
Il n’est pas besoin d’être très au courant du déve¬
loppement et des perfectionnements de l’industrie dans
les temps modernes pour savoir que ce sont surtout
le vêtement et l’ameublement qui ont été modifiés par
eux. Assurément, chaque homme, aujourd’hui, à quel¬
que condition qu’il appartienne, se nourrit un peu
mieux que ne le faisaient nos ancêtres il y a quelques
générations et surtout il y a plusieurs siècles ; mais c’est
principalement le vêtement qui s’est amélioré : le
linge, la flanelle, les bas, les souliers, ce sont là
toutes choses, autrefois luxueuses, aujourd’hui com¬
munes'; et de même pour Tameublement, les sièges
rembourrés, capitonnés, les tapis, les rideaux: ce sont
des objets que l’on voyait autrefois dans les seuls pa¬
lais, et que Ton rencontre aujourd’hui dans la maison
de l’ouvrier. C’est par les progrès mécaniques etpar
le bas prix, qui en était la conséquence naturelle, que
ces produits sont devenus d’un usage aussi général.
Or, remarquons qu’il y avait quelque chose de contra-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 403
dictoire et presque d’illogique dans le développement
des inventions mécaniques relativement au vêtement
et à l’ameublement. Jusqu’à ces dernières années,
c’est seulement à la production des étoffes que l’on
avait pu appliquer les procédés automatiques : quant
à la dernière façon, à la coupe, à la couture, il fallait
recourir à la main humaine presque désarmée. C’était
là un grand obstacle au développement ultérieur
de la production des tissus. Il y avait beaucoup de
matières textiles qui ne se trouvaient pas employées,
parce que, à cause de leur qualité inférieure, les étoffes
qu’on aurait pu faire avec elles n’auraient pas valu les
frais de coupe et de couture. Cette observation n’est
pas de nous ; elle provient d’hommes fort compétents
et expérimentés : elle a été faite par le D r Àrnstein,
dans un rapport officiel sur la participation de l’Au¬
triche à l’exposition de Londres'en 1862 : « Les ma¬
chines à coudre, dit-il, augmenteront la consomma¬
tion des matières premières ; tous les articles en coton
à bon marché que Ton ne produisait qu’en petite
quantité, parce que la seule couture eût dépassé le
prix de l’étoffe entière, pourront désormais être pro¬
duits sur une bien plus grande échelle. » Que l’on
veuille réfléchir, jeter les yeux autour de soi et con¬
sidérer les besoins existants, est-il une industrie dont
le champ soit aussi illimité que celui de la couture ?
Le haut prix des produits ést le seul obstacle à sa plus
grande extension. Tout le monde est-il assez vêtu et
a-t-il des meubles assez confortables? non certes ;
404 LE TRAVAIL DES FEMMES
c’est que les produits sont encore trop chers. Leur de¬
mande augmentera dans une proportion énorme si
leur prix baisse ; on aura plus de chemises, plus de
draps, plus de mouchoirs, plus de rideaux, une plus
grande variété de vêtements, plus de chaussures, etc.,
si on peut se procurer ces objets à meilleur compte.
Or, la machine à coudre a cet effet, tout en élevant la
rémunération de l’ouvrière qu’elle emploie, de faire
baisser le prix des articles. Yoyez les souliers : on les
fabrique à la mécanique, ils tombent de prix et tout le
monde en porte ; l’artisan lui-même abandonne le
vieux soulier napolitain pour des bottines qui couvrent
mieux ses pieds et lui tiennent plus chaud. Il en sera de
même pour tous les objets où la couture a sa part.
11 y a plusieurs centaines de mille femmes occupées en
France par les travaux d’aiguille, il n’y en a pas une
qui ne puisse trouver place dans cette industrie trans¬
formée par la mécanique.
La transition est difficile, nous l’accordons. Si la
mécanicienne gagne plus que n’a jamais gagné la
couseuse à la main, celle-ci, quand elle n’a aucune ha¬
bileté spéciale, quand elle ne sait qu’ourler et faire les
ouvrages les plus simples, est exposée avoir sa rému¬
nération décroître. C’est une conséquence nécessaire.
Lorsque la mulljenny fut découverte, les fîleuses au
rouet ou à la quenouille arrivèrent bientôt à ne plus
gagner qu’un morceau de pain. Pour éviter ce mal¬
heur aux couseuses à la main, quel expédient ou quel
remède employer? Il est facile. Lorsqu’il y a plus de
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 405
trente ans la situation des tisserands à la main ( hand~
loomweavers) attira l’attention de l’Angleterre, M. Se¬
nior, rapporteur d’une enquête parlementaire, indi¬
quait comme seul et unique remède, l’éducation. Pour
que les couseuses à la main ne souffrent pas de la dé¬
couverte de la machine à coudre, il y a un moyen
bien simple : les transformer en mécaniciennes ; leur
apprendre à se servir de la machine et mettre une
machine à leur disposition. En Amérique, en Angle¬
terre, en Allemagne même, une foule de sociétés phi¬
lanthropiques , charitables, religieuses, s’emploient
uniquement à donner aux pauvres filles des leçons de
couture à la mécanique, à leur vendre des machines '
à coudre à bas prix ou à les louer moyennant une re¬
devance modique. C’est là une œuvre sainte et judi¬
cieuse. Il serait trop long de citer beaucoup d’exem¬
ples : il en est un, cependant, que l’on ne peut passer
sous silence: c’est le Queeris Instituée à Dublin fondé
en 1861. On y enseigne sur une grande échelle la
couture automatique ainsi que la .coupe du vête¬
ment. En Allemagne, un nombre infini de sociétés, s’il
faut en croire le journal N eue Bahnen , organe de
l’émancipation industrielle des femmes, se proposent
le même but. Nous lisions dernièrement qu’un habi¬
tant de Kœnigsberg léguait 10,000 thalers pour ache¬
ter des machines à coudre afin de les prêter aux filles
et aux femmes de la classe pauvre. Nous voudrions voir
nos sociétés de charité entrer dans cette voie. Nous
avons écrit un long chapitre sur les ouvroirs, c’est à
LE TRAVAIL DES FEMMES
eux qu’incomberait principalement le devoir de ré¬
pandre ces connaissances et ces instruments. Il faut
désormais que toute ouvrière couse à la machine ou
qu’elle soit d’une grande habileté pour faire à la main
les ouvrages difficiles. Sinon, c’est la misère qui l’at¬
tend. Que les âmes pieuses et philanthropiques se
mettent donc à l’œuvre. Ou l'expérience de l’huma¬
nité n’est bonne à rien, ou il faut faire la charité au
dix-neuvième siècle autrement qu’on ne la faisait au
dix-huitième. On doit profiter des enseignements de
la science et se convaincre que désormais le meilleur
mode de soulager et de prévenir les misères, c’est de
propager lesbonnes méthodes de travail et de répan¬
dre les bons instruments.
Contre la machine à coudre l’on a fait des objec¬
tions au point de vue sanitaire. Notons cependant
que les médecins sont loin d’être d’accord. Voici le
docteur Gardner, professeur d’accouchement à New-
York, qui, en 1860, expose les idées les plus opti¬
mistes. Dans un travail analysé par le docteur Beau-
grand, « il proclame la découverte des machines à
coudre le plus grand bienfait pour les femmes de la
chrétienté et du monde pendant le dix-neuvième
siècle : c’est l’abolition de l’esclavage des blanches. »
La fatigue des premiers jours éprouvée par l’ouvrière
se change bientôt en une vigueur exceptionnelle. «La
station debout, » existe-t-il en Amérique un appareil
qui permette ce mode de station à la mécanicienne?
« les allées et venues autour des machines sont des
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 407
conditions favorables pour la santé : aussi, rien de
plus rare qu’une interruption de travail pour maladie
parmi ces ouvrières i . » Voici, au contraire, le doc¬
teur Guibout qui signale, dans un Mémoire lu à la
Société médicale des hôpitaux, des faits d’une grande
gravité, et attribue à la machine à coudre une in¬
fluence des plus pernicieuses sur la santé et la mora¬
lité des ouvrières. Entre ces deux extrêmes, se place
le docteur Espagne qui, dans une fort intéressante
monographie 2 , absout la machine à coudre des accu¬
sations radicales portées contre elle, et ne retient que
le grief d’affaiblir les constitutions très-délicates et
d’exciter les sens des femmes exceptionnellement
nerveuses. Les inconvénients de la machine à coudre
sont dus à l’action très-fâcheuse, dans quelques cas,
des mouvements des pieds agissant alternativement
sur les pédales ; ou bien encore aux effets de la tré¬
pidation de l’instrument, laquelle se .propage parles
membres supérieurs à la cavité thoracique et même
à toute l’économie. Or, il est à remarquer que ces
effets de la trépidation sont atténués et presque sup¬
primés par les perfectionnements progressifs apportés
à la machine à coudre. Quant aux inconvénients pro¬
venant du mouvement des pédales par l’action des
pieds de l’ouvrière, il est encore plus facile d’y remé¬
dier. D’abord l’on peut faire et l’on fait des machines
1. Annales d’hygiène publique et de médecine légale 1861 , 2 me
swie. Tome XVI, page 437.
2. De l’industrie des machines à coudre à la maison centrale de
Montpellier , par le d r Espagne.
LE TRAVAIL DES FEMMES
408
à' une seule pédale, lesquelles donnent beaucoup
moins d’excitations sensuelles et nerveuses..Ensuite
dans tous les grands établissements Ton fait mouvoir
la machine à la vapeur, et l’ouvrière peut avoir les
pieds immobiles, ne perdant pas, d’ailleurs, la faculté
d’arrêter la machine à son gré. Enfin, pour les ma¬
chines isolées, destinées à être utilisées à domicile,
l’on est parvenu à employer à peu de frais l’élec¬
tricité. M. Casai, ingénieur civil, a inventé un méca¬
nisme ingénieux, qui fonctionne depuis plusieurs
années dans l’ouvroir de la rue aux Ours. On sait que
les machines électriques consomment énormément :
elles mangent par l’intermédiaire de la pile autant de
zinc que la machine à vapeur absorbe de houille. Le
travail qu’elles produisent coûte trente fois plus cher
environ que le travail à la vapeur. Mais, lorsqu’il
s’agit de forces insignifiantes, la dépense n’en est pas
moins minime, et n’empêche pas l’application indus¬
trielle de l’électricité. M. Casai, en attelant directe¬
ment à l’outil un petit moteur, supprime les transmis¬
sions ordinaires, qui absorbent la force en pure perte
el abaisse encore l’effet à produire. Quatre éléments
Bunsen suffisent pour mettre en mouvement ce
moteur ; chacun d’eux consomme environ dix cen¬
times de zinc par heure. Avec ces quatre éléments
Bunsen, l’on peut aisément faire marcher deux ma¬
chines à coudre l . Or, si l’on pense que la machine à
coudre exige des intervalles de répit pour préparer ou
1. Henri de Parville. — Causeries scientifiques.
. ' AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 4(9
achever l’ouvrage, la dépense n’est plus que de quel¬
ques sous par jour, et elle est amplement compensée
par l’épargne des forces de l’ouvrière, ainsi que par
le besoin d’une alimentation moins substantielle.
A tout considérer, la couseuse à la machine électro¬
magnétique gagne, tous frais déduits, un salaire qui
est de moitié supérieur à celui de la couseuse à la
main; et elle n’éprouve absolument aucune fatigue.
D’ailleurs les machines Casai ne coûtent pas plus
cher que les machines ordinaires. Depuis que ces
lignes ont été écrites, de nouveaux perfectionnements
ont eu lieu dans la construction des machines à
coudre. Dans sa séance publique annuelle de 1872,
l’Académie des sciences a décerné un prix Monthion
de 2,000 fr. pour les arts insalubres à M lle Garcin et
àM. Adam, inventeurs d’une couseuse automatique.
Quelle peut être l’influence des machines à coudre
sur la vie de famille? Elle doit être excellente. Par
elles l’atelier domestique, qui était perdu, pourra se
reconstituer, au grand profit non-seulement delamo-
rale, mais encore de la situation matérielle et pécu¬
niaire de la famille. Comme l’on voyait autrefois, dans
nos chaumières ou dans nos mansardes, le père, la
mère, les enfants groupés autour d’un métier à tisse¬
rand et se partageant les «tâches: ainsi l’on pourra
voir la mère, les filles, l’aïeule aussi, car la machine
ne fatigue pas la vue, travailler ensemble, qui à bâtir
l’ouvrage, qui à le finir, qui à coudre à la mécanique.
Le plus grand développement des machines amé-
35
410
LE TRAVAIL DES FEMMES
nera le rétablissement de l’industrie domestique.
Que l’on ne craigne pas, d’ailleurs, l’excès de pro¬
duction., en matière d’ouvrages de couture. L’abais¬
sement des prix, nous l’avons dit, ouvrira un mar¬
ché chaque jour plus considérable. A la machine à
coudre se joint la machine à piquer les cuirs ; c'est
là aussi une industrie extensible et qui n’attend que
le bon marché pour se développer. Beaucoup d’au¬
tres machines encore, celles à tricoter par exemple,
ne sont-elles pas susceptibles du même emploi domes¬
tique, surtout si on les fait marcher à l’électricité?
Que les sociétés et les âmes charitables comprennent
donc leur temps, au lieu de le décrier, comme c’est
souvent l’habitude, et qu’elles propagent ces méca¬
nismes ingénieux, outils de régénération morale et
matérielle. Que l’on en soit bien convaincu, le progrès
moral doit être attendu, non pas d’un retour en ar¬
rière, mais d’un pas en avant : l’industrie, à la longue,
est comme la lance d’Achille, elle guérit d’elle-même
les blessures qu’elle a faites. 11 s’agit seulement de
s’en servir avec discernement.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
411
CHAPITRE IV
Les internats industriels.
En cherchant les moyens de rendre les femmes à
la vie de famille, il peut paraître extraordinaire que
l’on s’arrête avec insistance sur ces internats manu¬
facturiers, où des jeunes filles passent dans le travail
plusieurs années, soumises à un régime qui tient de
la pension et du couvent. C’est, au premier abord,
une étrange manière de reconstituer le foyer domes¬
tique que de lui arracher l’enfance et l’adolescence,
pour les séquestrer dans l’enceinte d’établissements
qui sont à la fois des fabriques et des pensionnats.
Et cependant, l’institution que nous allons étudier, si
l’on sait bien la diriger, est une des plus propres à
atteindre le but que toute société se doit proposer, la
consolidation de la famille.
Il y a trente-cinq ans, M. Michel Chevalier, attirait
l’attention de l’Europe industrielle sur la ville de
Lowell en Amérique. Cité de 40,000 âmes, comptant
une population ouvrière de 15,000 personnes, dont
10,000 femmes, Lowell offrait l’un des types les plus
parfaits d’organisation du travail. L’immense majo¬
rité des ouvrières étaient des jeunes filles des campa¬
gnes voisines qui venaient consacrer quatre, cinq,
412 LE TRAVAIL DES FEMMES
six ou dix ns au plus au travail des manufactures
pour s’amasser une dot. Elles vivaient groupées par
dix ou quinze dans de petites maisons tenues par des
femmes respectables, elles y apprenaient à tour de
rôle les soins du ménage; elles y étaient en liberté,
mais sous un patronage bienveillant; et elles n’en
sortaient que pour rapporter chez elles avec leurs
vertus et leurs qualités primitives une somme plus
grande d’expérience, d’énergie morale et d épargne
pécuniaire. Ainsi la jeune fille travaillait dans 1 usine,
pour que la femme et la mère pût rester dans son
ménage. Le nom de Lowell devint bientôt célèbre et
son exemple porta des fruits.
L’Amérique présentait, d’ailleurs, plusieurs échan¬
tillons de ce modèle. Dernièrement encore, à l’expo¬
sition universelle de 1867, le jury spécial pour le
nouvel ordre de récompenses signalait avec admiration
les établissements de M. William Chapin à Laurence
(Massachusetts). L’usine du Pacific Mills est un im¬
mense tissage de laine et de coton, qui occupe
3600 personnes, sur lesquelles on compte 1700 fem¬
mes, dont 825 sont sous le régime de l’internat. Les
jeunes filles pensionnaires sont réparties en dix-sept
habitations placées sous la direction matérielle et mo¬
rale d’autant de surintendantes, femmes âgées, choi¬
sies avec soin par le chef de l’établissement. Ces ha¬
bitations sont distribuées en chambres bien meublées,
ventilées et éclairées, et dont chacune est occupée
par deux ouvrières. Le salaire de l’ouvrière interne
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
413
est le même que celui de l’ouvrière externe, mais il est
divisé en trois parts, dont l’une, retenue par la maison,
couvre les dépenses de logement et de nourriture; la
seconde est réservée pour constituer le pécule de
l’ouvrière à sa sortie de l’établissement ou sa dot en
cas de mariage ; la dernière est remise chaque mois à
la jeune fille pour subvenir à ses dépenses de vête¬
ment, blanchissage et menus frais. La liberté de ces
jeunes filles reste entière; mais les abus entraîne¬
raient d’abord une réprimande, puis pour récidive un
impitoyable renvoi. Comme annexe à ces pensions
d’internes est un vaste établissement de lecture, avec
des salles réservées aux femmes et aux jeunes filles;
on y trouve une bibliothèque de 4,000 volumes. Ces
pièces sont ouvertes de 6 heures du matin à 10 heures
du soir tous les jours, parfaitement éclairées et
chauffées et pourvues de journaux et de revues. On y
donne fréquemment des conférences. Sous ce ré¬
gime, les jeunes filles cessent de bonne heure d’être à
charge à leurs familles; elles sont à même de s’amas¬
ser une dot, qui au bout de quelques années est impor¬
tante, et elles continuent en même temps leur éduca¬
tion. On cite une ouvrière qui a employé ses épargnes
à défrayer les études en médecine de son fiancé.
Nid doute qu’il n’y ait dans ce tableau des traits
complètement exotiques et qu’il serait puéril de vou¬
loir transporter dans notre vieille Europe. Ce patro¬
nage si efficace et, cependant si peu tyrannique ;
cette liberté, qui ne conduit presque à aucun abus ;
414. LE TRAVAIL DES FEMMES
ce décorum, cette tenue, cette dignité, cette pré¬
voyance, cette sagesse chez des jeunes filles maîtresses
d’elles-mêmes ; tout cet ensemble si rare de vertus,
de qualités et de circonstances heureuses ne peut se
rencontrer que dans un pays où l’éducation est de
vieille date merveilleusement répandue; où les prin¬
cipes religieux ont une influence plus forte que la
contrainte matérielle ; où le respect profond de la
femme est le trait le plus accentué des mœurs na¬
tionales ; où, d’un autre côté, les bras étant rares, les
salaires sont très-élevés. Mais est-il possible dans
notre Europe, où les classes populaires sont si igno¬
rantes, si sceptiques parfois, si dénuées du sentiment
de la dignité vraie; où la jeune femme, loin d’inspi¬
rer aucun respect sincère, excite chez tous les hommes
les plus grossières convoitises ; où, dans certaines
localités, parla force des choses et les nécessités de
la concurrence, les salaires sont misérables ; est-il
possible, dans un pareil pays, en s’ingéniant, en fai¬
sant provision de persévérance, en s’v reprenant à
plusieurs reprises, de faire de cette image idéale une
faible copie, si imparfaite qu’elle soit?
A l’honneur de notre nation, plusieurs fabricants
l’ont cru et ont osé le tenter; et ce ne sont pas des
essais isolés, œuvres disséminées, sans précédents,
sans analogies et sans avenir: c’est tout un ensemble
de fondations nombreuses, répandues sur une grande
partie du territoire ; c’est comme un système nouveau
d’organisation du travail, qui a grandi, s’est fortifié,
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 415
s’est propagé chaque jour et a presque accaparé l’une
de nos plus importantes et certainement la plus na¬
tionale de nos industries. C’est par centaines que
l’on compte aujourd'hui dans le midi de la France les
manufactures internats ; l’on a pu affirmer que qua¬
rante mille jeunes filles étaient soumises à ce régime
et que la plus grande partie des filatures, des mou¬
linages et des tissages mécaniques de la soie étaient
compris dans ce système. Dans la Drôme, l’Ardèche,
le Yaucluse, la Haute-Loire, la manufacture internat
est la forme la plus usuelle de la grande industrie.
Le type le plus étudié de ce genre d’établissements,
c’est la manufacture fondée il y a plus de trente ans
à Jujurieux, petite communedudépartementde l’Ain,
par M. Bonnet, dont le nom et les magnifiques taffe-
tashoirs sont bien connus de toutes les femmes élé¬
gantes. Ce fut d’abord une filature de soie, puis un
moulinage; l’on y joignit ensuite des ateliers de tis¬
sage mécanique. A force de se perfectionner et de
s’étendre, cette grande usine huit par comprendre
toute la série des opérations de la soie depuis le dé¬
vidage jusqu’aux apprêts. Les hommes sont exclus
de tous ces travaux ; des jeunes filles seulement y
participent: toutes sont internes. Elles sont astreintes
sun genre de vie qui les sépare du monde et les pré-
serve, bon gré mal gré, de toute tentation et de tout
péril. C’est la discipline conventuelle dans toute sa
rigueur qui règne dans cet établissement. Quatre
conts ouvrières environ y sont renfermées, elles y
410 LE TRAVAIL DES FEMMES
entrent à l’âge de treize ou quinze ans. Le travail
commence à cinq heures un quart du matin et finit
à huit heures un quart du soir. Deux heures à peine
sont accordées pour les repas et les récréations. Le
travail effectif est donc de treize heures. Le diman¬
che est rempli par des exercices religieux, par quel¬
ques cours élémentaires et par une promenade, qui
est trop souvent supprimée en hiver. Ce sont des
religieuses qui ont, dans toutes les circonstances, la
surveillance de la maison; les ateliers, comme les re¬
pas, sont sous leur direction. Les ouvrières ne peu¬
vent sortir que toutes les six semaines pour voir leurs
familles ; elles sont traitées en véritables pension¬
naires, nourries, logées et entretenues dans 1 établisse¬
ment ; elles reçoivent en outre un gain annuel de
80 à 150 francs suivant la nature du travail et les de¬
grés de l’apprentissage. Des primes mensuelles peu¬
vent l’augmenter dans une proportion légère. La plus
grande partie de ces gages et de ces primes constitue
une épargne, qui sert à l’ouvrière de dot, quand elle
se marie. Le mariage lui est relativement facile. Les
jeunes filles de Jujurieux sont recherchées par les arti¬
sans et les campagnards ; elles font d’excellentes
femmes de ménage et mères de famille. Tel est le
type le plus connu de ces internats manufacturiers.
11 se distingue par la rigueur de sa règle. C’est, à
tout considérer, un véritable cloître industriel. D’au¬
tres institutions du même genre font un peu plus de
place à la liberté et aux relations de l’ouvrière avec sa
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 417
famille ; d’autres aussi ont des combinaisons plus in¬
génieuses, plus propres à développer le caractère et
l’intelligence des jeunes filles, à stimuler leur travail
et à les former aux luttes delà vie. Depuis quelques
années de grandes améliorations se sont produites
dans certains de ces établissements, à la rubanerie de
laSéauve, par exemple, et dans les filatures de soie
du-Dauphiné. En nous arrêtant aux plus remarqua¬
bles de ces institutions, nous allons examiner les rè¬
gles qui nous semblent le plus propres à leur faire
atteindre le but moral qu’ils se sont proposé.
La rubanerie de la Séauve, appartenant à M. Col-
combet, nous paraît supérieure au point de vue de
l'organisation philanthropique, à l’établissement de
Jujurieux : c’est surtout depuis une réforme, qui date
de quelques années à peine, que la Séauve mérite ces
éloges. C’est aussi un internat de jeunes filles, sur¬
veillées par des religieuses; ce sont les sœurs de Saint-
Joseph qui président à l’atelier de dévidage, à l’ate¬
lier de canetage comme à l’école. Voici les innova¬
tions heureuses : M. Colcombet a supprimé les salai¬
res à la journée et le système des primes arbitraires,
pour mettre les jeunes filles à leurs pièces, lia pro¬
duction des ateliers et le gain des ouvrières se
sont immédiatement accrus. Les salaires, dans ce
régime à la tâche, flottent entre 15 et 18 francs par
semaine et cependant ce sont presque des enfants,
tout au moins des adolescentes, qui travaillent dans
l’usine, et elles sont en outre logées et chauffées. La
LE TRAVAIL DES FEMMES
418
plus grande partie du salaire va donc à la caisse d e-
pargne pour constituer une dot : l’on a vu trois sœurs
gagner ainsi entre, elles, en trois ans, une somme de
4,767 francs 85 centimes. La maison fournissait au¬
trefois aux ouvrières la nourriture. M. Colcombet,
avec grand sens, selon nous, a abandonné ce soin ; il
se borne à mettre à la disposition des jeunes filles, sous
la surveillance des sœurs, des fourneaux économiques
où elles préparent elles-mêmes les aliments placés
dans leurs besaces chaque dimanche par leurs fa¬
milles. À cette méthode il y a bien des avantages.
Les jeunes filles sont mieux initiées à l’économie do¬
mestique et plus préparées à tenir dans la suite leur
ménage. Les relations des ouvrières avec leurs fa¬
milles sont fréquentes ; elles se rendent chaque di¬
manche dans la chaumière de leurs parents. La durée
du travail est moins grande à la Séauve qu’à Juju-
rieux, et l’on en profite pour l’instruction scolaire
ainsi que pour l’enseignement des travaux d’aiguille,
La manufacture de rubans de velours de M. Sarda,
aux Mazeaux, se rapproche beaucoup de la Séauve. Le
travail y est partout à la tâche, sauf au moulinage, où
l’on éprouve des difficultés pour mettre l’ouvrier aux
pièces. La durée de la journée est de dix heures; les
salaires sont élevés, étant, en moyenne, de 12 fr. par
semaine pendantles premiers sixmois,et de 14 fr. pen¬
dant les mois qui suivent. Des fourneaux alimentaires
sont mis à la disposition des jeunes filles pour cuire
elles-mêmes leurs aliments, avec l’assistance d’une
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 419
cuisinière : elles sont d’ailleurs logées et chauffées. Ce
ne sont pas des religieuses qui dirigent les ateliers, ce
sont des contre-maîtresses ourdisseuses et dévideuses.
Les filatures et les moulinages du Dauphiné ont une
organisation plus libre. Les établissements de MM. Du¬
rand frères, de Lyon, fabricants d’étoffes de soie,
foulards et crêpes, à Yizille (Isère), et au Cheylard
(Ardèche), sont principalement dignes d’attention.
La fondation de l’usine du Péage, près Yizille, re¬
monte à 1839. Les ouvrières se logeaient alors dans
des baraquements affreux. Aujourd’hui, tout est
transformé. Autour de spacieux ateliers de décreu¬
sage, de carderie, de filature de déchets de soie, de
moulinage et de tissage, l’on trouve des dortoirs et
des réfectoires destinés à 300 jeunes filles internes;
puis, à l’extérieur, de nombreuses habitations aména¬
gées sur le modèle de Mulhouse, pour contenir 400
ouvrières et 200 ouvriers : le tout forme une véritable
petite ville, ayant son éclairage au gaz et sa télégra¬
phie. Au Cheylard, 700 ouvriers, dont un tiers de
femmes et de jeunes filles, sont spécialement em¬
ployés à l’impression et à la teinture. Ce qui distingue
ces internats, c’est l’esprit spécialement pratique qui
s’y fait jour. Des religieuses de la Sainte-Famille sont-
préposées aux soins des dortoirs et des réfectoires, à
la surveillance des jeunes filles pendant les heures de
récréation, et à la tenue de l’école ; mais elles ne jouent
aucun rôle dan s les ateliers. L’établissement a une cha¬
pelle, où un aumônier fait un service quotidien, mais
420 LE TRAVAIL DES FEMMES
les internes sont libres de s’y rendre ; on y célèbre
l’office chaque dimanche, mais le public des environs y
est admis. Ainsi l’esprit religieux tient dignement sa
place dans ces établissements, mais l’esprit claustral
en est banni. Seules, les instructions préparatoires à
la première communion sont obligatoires. Le travail
est suspendu le samedi dans l’après-midi, pour que
les élèves puissent rentrer de bonne heure dans leurs
familles, et y passer le dimanche. Les jeunes ouvrières
profitent des cours d’instruction complémentaire qui
leur sont ouverts tous les jours pendant une heure.
Tels sont, en France, les principaux modèles de
manufactures-internats. Elles se répartissent, comme
on le voit, en deux systèmes : dans l’un, la disci¬
pline est excessivement sévère, les jeunes filles sont
traitées en recluses, on leur interdit, autant que pos¬
sible, toute relation avec le dehors, même avec leurs
familles, elles sont nourries à l'établissement, gagées
à l’année , leur existence est surtout passive. Jujurieux
est le type le plus accompli de ce genre. Dans l’autre,
la vie est plus libre : l’ouvrière passe tous les diman¬
ches chez ses parents ; elle travaille aux pièces ; elle
prépare elle-même sa nourriture ; une part plus large
est faite à l’enseignement : les religieuses y ont seule¬
ment la direction morale et non l’administration des
ateliers ; ce sont des contre-maîtresses, choisies parmi
les anciennes ouvrières, qui distribuent les tâches et
surveillent le travail : les manufactures du Dauphiné
sont les principaux modèles de ce système. L’établis-
AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 421
sement de LaSéauve s’en rapproche. Si nous avions à
choisir entre ces deux régimes, nous nous prononce¬
rions pourle dernier, sans la moindre hésitation : l’ou¬
vrière y est plus Active ; elle est soumise à une vie moins
artificielle, elle s’y développe davantage. Mais il ne
faut pas l’oublier : de telles institutions, même quand
elles appartiennent au premier type, sont toujours un
progrès relativement à l’état de choses antérieur. Elles
doivent être acceptées avec reconnaissance, comme
des bienfaits. La critique serait ici déplacée. D’ailleurs,
il faut faire la part des milieux et des industries : sui¬
vant la moralité des populations avoisinantes, tel ré¬
gime doit être adopté de préférence. C’est une pensée
consolante que celle des services rendus par ces insti¬
tutions à près de 40,000 jeunes filles, qui y grandis¬
sent modestement et efficacement, en force/le carac¬
tère, en habileté professionnelle, et qui se préparent
des ressources pécuniaires et un fond de résistance
morale pour subvenir aux devoirs ultérieurs de la vie.
C’est surtout dans l’industrie de la soie que ces
manufactures-internats se sont acclimatées ; on en
trouve pourtant dans d’autres branches de produc¬
tion. Les papeteries leur ont été spécialement favo¬
rables. Ainsi la papeterie de Vidalon-lès-Annonay
(Ardèche), appartenant à M. de Canson Montgolfier,
est un excellent modèle de cette organisation du tra¬
vail. L’on trouve dans l’établissement deux internats,
l’un de filles, l’autre de garçons. Le premier com¬
prend ISO jeunes filles, admises après leur première
36
422 LE TRAVAIL DES FEMMES
communion, et employées aux travaux de satinage,
glaçage, collage, pliage et réglure. Il est admirable¬
ment disposé : les jeunes filles sont réparties en cham¬
brées de trois à six lits, sous l’autorité de contre-maî¬
tresses ; des religieuses de Saint - Joseph tiennent
l’infirmerie et les écoles; l’alimentation est laissée au
compte des ouvrières, qui ont à préparer elles-mêmes
leurs repas. On peut encore citer dans ce genre la pa¬
peterie de MM. Breton frères, à Pont-de-Clais (Isère),
celle deBlacons (Drôme), et de Fontenay (Côte-d’Or).
L’Allemagne, l’Angleterre et la Suisse présentent
aussi quelques spécimens, mais en moins grand
nombre, de cette organisation industrielle. Ce qui
les distingue, c’est qu’ils se rapprochent plus des lo¬
gements de Lowell, et présentent moins le caractère
claustral. La filature de lin de MM. Schœller, Mœvis-
sen et Bucklers, à Duren (Prusse rhénane), en est un
exemple. L’on y trouve deux internats , l’un pour les
garçons, l’autre pour les filles. Le dernier compre¬
nait, en 1867, 315 jeunes filles. Pour faciliter la dis¬
cipline des dortoirs, sans s’écarter trop de la vie de
famille, les chefs de l’établissement ont organisé un
système de petites salles, placées au premier et au
second étage de diverses habitations, dont le rez-de-
chaussée a été donné en logement à la famille d’un
contre-maître, qui a la responsabilité des dortoirs de
la maison. Une salle d’études réunit le soir librement
150 jeunes filles, qui reçoivent de l’instituteur un en¬
seignement complémentaire. La fabrique de^ soies à
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 423
coudre de M. Metz, à Fribourg, en Brisgau, et le dé¬
vidage de soie de M. Richter-Linden, à Schoren, près
de Bâle, se signalent par l’heureuse alliance d’un pa¬
tronage bienveillant et d’une liberté très-grande ac¬
cordée aux jeunes filles qui trouvent abri dans ces
internats manufacturiers. En Angleterre, à la filature
de lin de Gildford-Mills (Irlande), les chefs d'établisse¬
ment ont choisi dans leur personnel un certain nom¬
bre de familles particulièrement recommandables,
et ils placent chez elles les jeunes filles sans parents
dans la localité. Le même système se rencontre dans la
fabrique de toiles de Carnoustic (Forfarshire, Écosse).
Ces dernières institutions commencent à s’éloigner
des types que nous avons décrits, Juj urieux, la Séauve
et autres. Quel est l’avenir réservé aux manufactures
internats? Ce système s’est propagé dans le Midi, en
peu d’années, avec une rapidité et un succès, qui dé¬
montrent combien il était approprié aux circonstances
locales, aux exigences de l’industrie de la soie et aux
mœurs des populations. Pourra-t-il émigrer vers le
Nord et s’y implanter avec succès? Les populations de
Normandie, de Picardie, de Flandre, d’Alsace n’ont-
elles pas un instinct de personnalité trop développé
pour se plier à ce régime conventuel? Chaque pays a
sa manière de faire le bien : une imitation servile, qui
ne tiendrait pas compte des différences matérielles et
morales, indiquerait un zèle maladif et une ardeur
inexpérimentée. D’ailleurs la laine, le coton, le lin ne
sont pas des industries qui puissent, comme la soie,
424 LE travail des femmes
se passer de bras masculins. Il faut des hommes dans
nos grandes filatures du Nord et de l’Ouest, il en faut
dans nos ateliers d’apprêts. En outre, le régime des
manufactures pour la soie est né.d’hier : on créait,
on pouvait donc innover sans crainte; on taillait en
plein drap et l’on pouvait donner à l’étoffe la forme
préférée. La grande industrie dans le Nord est de¬
puis longtemps adulte ; elle a pris une forme qu’elle
peut améliorer, perfectionner progressivement, mais
non pas brusquement changer. C’ést au moyen d'é¬
coles, par une propagande morale, d’un effet qui se
fait attendre, mais qui est sûr, que l’on doit poursui¬
vre le but si heureusement atteint dans le Midi par
ces internats industriels.
Ce qui importerait avant tout, ce serait de dévelop¬
per dans l’enfant et l’adolescente le goût de l’épargne.
Combien cela est difficile, nous ne l’ignorons pas.
Dans nos tissages mécaniques, une jeune fille de seize
ans peut faire un gain considérable, 3 francs, 4 francs
même par jour ne sont pas des salaires sans exemple
pour de jeunes ouvrières. La moitié, à cet âge, se
peut mettre de côté ; c'est au bout de quelques an¬
nées une dot et même une dot importante. Il est quel¬
ques établissements qui ne veulent avoir qu’un per¬
sonnel de jeunes filles et qui renvoient toute ouvrière
qui contracte mariage : c’est une mesure un peu sé¬
vère; sans doute, il est à désirer que les jeunes mères
restent dans leur ménage, mais c’est par la persua¬
sion, par l’amélioration des mœurs et des ressources
425
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE.
de la famille que l’on doit tendre à ce but ; on ne sali¬
rait l’atteindre par des règlements prohibitifs.
Pour rendre les mères à.la famille, l’un des meil¬
leurs moyens, c’est donc de faire travailler les jeunes
filles à l’usine de 14 à 22 ou 25 ans; cela peut paraître
rude, mais cela est souvent nécessaire; à cet âge, la
jeune ouvrière peut amasser un petit pécule : dans cet
espace de temps, qui comprend de cinq à dix années,
il lui est facile, si elle est un peu énergique, d’épargner
sur son salaire 1,500, 2,000 fr. ou même le double.
C’est assez pour lui rendre l’indépendance et assurer la
prospérité de la famille à venir. Que si l'on a pris soin,
comme dans quelques-uns des établissements que
nous avons étudiés, de lui apprendre, dans les heures
de repos, quelque travail sédentaire, celui de la ma¬
chine à coudre ou à piquer, par exemple, elle aura dans
son intérieur une source de profits, qui, se joignant
à ceux de son mari, donneront l’aisance à la famille..
Déjà la filature, le moulinage et le tissage automa¬
tique de la soie sont presque uniquement desservis
par des jeunes filles de treize à vingt-cinq ans ; nous,
avons vu, d’autre part, qu’en Angleterre les manu¬
factures d’épingles et les papeteries contenaient fort
peu de femmes mariées et presque uniquement des
adolescentes. 11 peut en être un jour ainsi de la plupart
de nos industries. La jeune fille s’amassant une dot
dans la fabrique pour rester chez elle étant mariée,
et élever sa famille dans de bonnes conditions : c’est
là le vrai.progrès et le seul pratique.
36 .
LE TRAVAIL DES FEMMES
426
CHAPITRE V
D’une meilleure économie industrielle des manufactures.— De ce
que l’on peut attendre de perfectionnements nouveaux dans la
mécanique. — Des moyens propres à développer la bonne tenue
des ménages d’ouvriers.
Dans les chapitres qui précèdent, nous nous som¬
mes efforcé de mettre en lumière les principaux
remèdes à la triste situation des femmes travaillant à
domicile : nous avons indiqué aussi dans les manu¬
factures internats une institution qui, en occupant
utilement et moralement les jeunes filles, en leur per¬
mettant d’épargner une dot, les met en état de rester
plus tard dans leurs familles et de soigner leur mé¬
nage quand elles sont devenues épouses et mères. Il
n’en est pas moins vrai, quelle que soit l’efficacité de
ces efforts pour rendre la femme tout entière à son
foyer, qu’un grand nombre d’ouvriers de tout âge
devront encore s’adonner aux travaux manufacturiers.
Croire qu’on arrachera à l’usine toutes les mères qui
y sont actuellement occupées, c’est là une évidente
utopie, quelles que soient d’ailleurs les compensations
qu’on se croie à môme de leur offrir. Puisque plusieurs
centaines de mille femmes sont destiné*és jusqu’à un
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 427
très-lointain avenir à travailler dans les manufactures,
ne peut-on pas, du moins, sans trouble ni désordre,
inaugurer un régime industriel, qui, sans être préju¬
diciable àla production, soit plus favorable àlafemme
et à la famille? Nous pensons que de ce côté des amé¬
liorations considérables sont possibles et même
qu’elles sont probables.
La grande industrie, c’est une observation capitale,
ne fait que de sortir de la période de l’enfance. Après
bien des tâtonnements et bien des désordres, elle
s’organise sur un plan meilleur. Il y a eu, au début,
beaucoup d’inexpériences, d’erreurs et d’abus, que la
pratique et la leçon du temps ont une tendance à cor¬
riger. L’un de ces abus les plus criants, c’était l’ex¬
cessive longueur de la journée de travail. Il y a trente
ans, presque toutes les manufactures d’Europe exi¬
geaient de leur personnel la présence dans les ateliers
pendant quatorze heures au moins et souvent pendant
quinze, seize heures, quelquefois même dix-sept : on
ne laissait ainsi aux ouvriers que le temps stricte¬
ment nécessaire à la satisfaction des besoins les plus
immédiats et les plus impérieux, l’alimentation, le
sommeil. Il arrivait même que l’éloignement des
logements d’ouvriers, qui se trouvaient parfois à six
ou sept kilomètres de l’usine, ne laissaient plus aux
travailleurs qu’un temps évidemment insuffisant pour
la réparation de leurs forces. C’était là une détestable
économie industrielle ; l’on n’avait ainsi qu’un per¬
sonnel épuisé, à bout de force, qui ne pouvait faire
428
LE TRAVAIL DES FEMMES
qu’un détestable ouvrage. On croyait obtenir plus en
retenant les ouvriers plus longtemps, et, à tout con¬
sidérer, l’on obtenait moins. Quelques hommes de
sens et d’initiative s’en aperçurent et donnèrent la dé¬
monstration qu’une journée de travail réduite vaut
mieux pour la production qu’une journée excessive.
11 y a plus de cinquante ans, alors que ces mau¬
vaises méthodes étaient dans toute leur force, un ma¬
nufacturier des bords de la Clyde, en Écosse, Robert
Owen, réduisit tout à coup à dix heures et demie le
travail de ses ateliers : c’était un tiers de moins que
ses concurrents; ce coup d’audace réussit; la fortune
d’Owen s’accrut malgré cet essai qui semblait la de¬
voir détruire. Dès lors, l’opinion publique en Angle¬
terre se prononça en faveur des courtes journées. Les
ouvriers de la manufacture d’Owen adressèrent une
pétition touchante au parlement anglais pour deman¬
der, en montrant les avantages qui en résultaient
pour le fabricant, que l’on voulût bien étendre le bien¬
fait de la journée de dix heures et demie à tous les
ouvriers des filatures d’Angleterre. Le parlementresta
d’abord sourd à ces prières ; mais bon nombre d’in¬
dustriels se risquèrent successivement à faire le même
essai, en dépit des arithméticiens qui avaient calculé
qu’une heure de réduction devait faire perdre 13 p.
100 aux.fabricants.
La démonstration fut bientôt complète, comme le
prouve l’extrait suivant d’un rapport de M. Léonard
Borner, inspecteur général des manufactures anglai-
A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE. 429
ses : M. Robert Gardner possédait à Preston une
grande manufacture, qui réunissait la filature et le
tissage de coton par des métiers à la vapeur. La force
à vapeur était de 80 chevaux, servie par 668 ouvriers.
La réduction du travail de douze heures à onze avait
commencé le 20 avril 1844, et l’expérience durait de¬
puis douze mois lorsque M. Horner vint en faire une
étude complète. « J’entrepris cette enquête, dit
M. Horner, avec le désir d’en faire connaître le succès,
mais en même temps avec la peur et presque la certi¬
tude d’y découvrir quelque erreur inaperçue. Pour
que l’épreuve comparative eût quelque valeur, il fal¬
lait prouver qu’on n’avait modifié ni la vitesse du sys¬
tème des mécaniques, ni la puissance des moteurs,
ni la qualité des matières premières, ni celle des pro¬
duits définitifs. Je me disais qu’un manufacturier in¬
telligent devant nécessairement donner à ses ma¬
chines, comme allure normale, la vitesse qui fournis¬
sait le maximum d’avantages dans chaque cas parti-,
ticulier, il était impossible qu’on changeât ce maxi¬
mum de vitesse, puisqu’il était reconnu le plus avan¬
tageux et que la même vitesse pût donner autant de
produits avec onze heures qu’avec douze heures de
travail. Je pensais aussi qu’un ouvrier à ses pièces de¬
vait faire tous les efforts qui lui étaient possibles pour
travailler avec ce maximum de vitesse et que, par
conséquent, il ne pourrait pas non plus, au moins
d’une manière permanente, produire en onze heures
autant qu’en douze. Delà je concluais que toute réduc-
430 LE TRAVAIL DES FEMMES
tion sur ies heures de travail devait nécessairement
avoir pour conséquence une ré duc tion parallèle dans la
quantité ou dans la qualité des produits, pour toute ma¬
nufacture bien ordonnée. » On communiqua àM. Hor-
ner les registres de la fabrique afin de lui démontrer
que les produits annuels, loin d’avoir diminué, avaient
augmenté, ainsi quelles salaires des ouvriers payés à la
tâche. Voici la moyenne annuelle des salaires dans
les deux systèmes.
Pour la filature :
Avec douze heures de travail. 38 2/24
-Avec onze heures. 38 3/24
Pour le tissage :
Avec douze heures. 10 1/24
Avec onze heüres. 10 3/24
Quant à la vitesse, on avait seulement accru de 2 p.
100 celle de la filature; celle du tissage était restée la
même. « Les faits, poursuit M. Horner, se trouvaient
ainsi contraires à ma théorie préconçue, théorie dont
les chefs d’établissement ne niaient pas la vraisem¬
blance. Je leur demandai comment ils expliquaient
leurs résultats. Leur explication me révéla que j’avais
négligé une cause importante: c’est l’effet que la vi¬
gilance et l’attention des ouvriers même peut exercer
sur la somme des produits. Les chefs interrogés ex¬
pliquèrent ce fait par une assiduité plus grande des
ouvriers, travaillant à courte journée,par leur arrivée
à la minute précise et par le soin de ne perdre aucun
des moments que, dans la journée ordinaire de douze
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. ' 431
heures, ils dépensent souvent sans raison '. » Les faits
dans le même sens abondent : on nous saura gré d’en
citer quelques-uns. Dans certaines industries en An¬
gleterre, où jadis on travaillait quatorze heures par
jour, ditM. Lehardy de Beaulieu, on ne fait plus que
cinquante et une heures par semaine, soit huit heures
et demie par jour en comptant le chômage du sa¬
medi. S’en troùve-t-on plus mal? On s’en trouve
mieux, au contraire ; et, sans fixer d’une manière po¬
sitive le point auquel se rencontre le maximum d’effet
utile, point évidemment variable selon la nature du
travail, on a, dit le même auteur, lieu de penser
qu’il est aux environs de cette limite. Il y a vingt et
quelques années, un manufacturier de Wesserling
écrivait à M. Michel Chevalier qu’il avait diminué
d’une demi-heure le travail de ses ateliers et que les
produits avaient augmenté d’un vingt-quatrième.
Beaucoup plus récemment, dans l’enquêté sur l’en¬
seignement professionnel, M. Bourcart, de Gueb-
willer, l’un des grands manufacturiers d’Alsace et de
France, faisait une déclaration analogue. Il déposait
d’abord que la journée de douze heures était exces¬
sive et devrait être ramenée à onze : « Il serait utile,
disait-il, que l’on réduisît les heures de travail, et
surtout que l’on ne travaillât pas le samedi après
midi. Je puis conseiller l’adoption de cette mesure,
quoiqu’elle paraisse onéreuse à première vue : nous
1. Voir le Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, 1848.
432
LE TRAVAIL DES FEMMES
l’avons expérimentée dans nos établissements indus¬
triels où, depuis quatre ans, l’ouvrier ne travaille plus
toute l’après-midi du samedi, et nous nous en trou¬
vons bien. Nos ouvriers gagnent aujourd’hui autant
qu’il y a quatre ans, et la production moyenne des
établissements, loin d’avoir diminué, a, au contraire,
augmenté. » Pour montrer l’accord sur ce point des
industriels importants des différents pays, voici une
déclaration analogue d’un grand industriel belge,
M. Ottevaere de Gand ; elle est tirée d’une lettre adres¬
sée,'en 1861, par ce manufacturier àM. Alexis Joffroy,
de la chambre de commerce d’Anversï« Nos machines,
quoiqu’à peu près, les mêmes que celles des filateurs
anglais, ne produisent pas ce qu’elles devraient pro¬
duire et ce que produisent les mêmes machines en
Angleterre, quoique les filateurs anglais travaillent
deux heures de moins par jour. Cette différence, je
l'attribue à la longueur de la journée de travail qui
est de treize heures. Nous travaillons tous deux gran¬
des heures de trop ; et j’ai la conviction que si l’on
ne travaillait que onze heures, au lieu de treize, nous
•aurions la même production, et par conséquent nous
produirions plus économiquement *. J’en appelle ici
au témoignage de tous les fabricants. Lorsqu’un jour
de fête tombe dans la semaine, la production reste à
peu près la même, si parfois elle n’est pas plus forte;
ce qui prouve que l’ouvrier sait faire plus lorsque la
1. En effet la dépense en combustible, en éclairage, l’usure des
machines serait moindre pour un même résultat.
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.
433
semaine n’est pas aussi longue. C’est un point impor¬
tant à mon avis et qui mérite d’être mûrement exa¬
miné : d’un côté pour produire dans toute la perfec¬
tion possible et économiquement ; et d’un autre côt
pour avoir des ouvriers plus intelligents et moins
épuisés l . »
Nous avons voulu appuyer sur toutes ces autori¬
tés une affirmation qui, de notre part, eût pu paraître
sans valeur suffisante. Mais quand tous ces témoi¬
gnages n’auraient pas été à notre disposition, quand
nous n’aurions pu invoquer l’expérience, le simple
examen rationnel et réfléchi du rôle de l’ouvrier dans
l’industrie nous eût conduit à la même conclusion.
Ce qu’il faut à l’ouvrier, c’est d’abord une certaine
force physique plus ou moins grande selon les opéra¬
tions manufacturières ; c’est, en outre, de la présence
d’esprit, de l’attention, et, pour la femme, de la légè¬
reté dans les doigts. Il faut que le coup d’œil soit net
et sûr pour prévenir les fautes et les réparer; que la
main soit habile et vive pour rattacher les fils qui se
cassent et suivre le métier dans ses mouvements. Or
croit-on que toutes ces qualités ne soient pas suscep¬
tibles de s’affaiblir ou de s’accroître? Pense-t-on que
la fatigue et l’ennui d’une longue journée n’aient pas
pour effet d’engourdir l’esprit et les membres? L’é¬
nergie de l’attention et la promptitude des mouve¬
ments sont en raison inverse du temps que doit durer
1 . Cette lettre est citée par M. Frédéric Passy dans son livre
des Machines.
37
434 LE TRAVAIL DES FEMMES
la tâche. Il faudrait bien mal connaître le mécanisme
humain pour ne pas tenir compte de ces moments de
relâche et de détente que produisent de trop longues
heures de travail. Il en est de la force humaine comme
de la terre; on peut la cultiver d’une manière exten¬
sive ou d’une manière intensive, c’est-à-dire réduire
l’espace et le temps, et concentrer ses efforts sur un
point donné, supprimer les jachères, les pertes de
terrain et les moments d’arrêt, et obtenir ainsi plus
d’un espace réduit de terrain ou d’heures réduites de
travail, que l’on n’aurait pu tirer d’une terre plus
considérable ou d’une journée plus longue.
L’on ne sait que trop ce qu’est en France le travail
des manufactures. Tous les observateurs s’accordent
pour nous représenter les retards ou les absences
que les amendes sont impuissantes à prévenir, les
allées et venues : que l’on calcule ce qui est ainsi
perdu sur ces douze heures de travail : que l’on tienne
compte surtout des fautes qui, commises en un in¬
stant d’oubli, exigent de Fouvrière deux ou trois
heures pour être réparées, des malfaçons qui abon¬
dent par suite de l’attention trop endormie du tra¬
vailleur. Croit-on qu’avec une heure ou même deux
heures de travail de moins, le patron ou les ouvriers,
en évitant toutes ces pertes de temps, ne trouveraient
pas leur compte? N’a-t-on pas remarqué combien la
production est élastique et dépend de la volonté plus
ou moins stimulée de l’ouvrier? Quand la paye se fait
tous les quinze jours, la seconde semaine est notable-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 435
ment plus productive que la première : c’est un fait
notoire. Pour produire davantage, l’ouvrier aux pièces
n’a qu’à vouloir. Mais la volonté même ne peut con¬
server toute sa force et son intensité qu’à la condi¬
tion qu’elle n’ait pas à s’exercer pendant un temps
trop prolongé. Le perfectionnement continu des ma¬
chines n’appelle-t-il pas impérieusement une dimi¬
nution de la journée? Considérez le tissage : toutes
les améliorations ont pour effet de donner une vitesse
plus grande : Je métier qui, autrefois, ne battait que
120 coups à la minute, est arrivé à 180, 200, et
même 240 : c’est vertigineux. Est-il possible qu’une
jeune fille surveille, pendant douze heures par jour,
une marche aussi précipitée? Non, humainement
cela n’est pas possible. Aussi, à chaque instant
elle se reprend, elle s’arrête. Que la journée de
travail soit réduite, ces temps d’arrêt disparaîtront.
Ne verra-t-on pas aussi un plus grand nombre d’ou¬
vrières capables de conduire deux métiers, quand
elles n’auront qu’à concentrer sur un espace de dix
heures l’attention et l’énergie quelles devaient pro¬
longer autrefois pèndant douze?
On sait l’importance que tout manufacturier intel¬
ligent attache à son matériel : avoir des machines
du dernier modèle, les tenir toujours en bon état, ce
sont là les préoccupations quotidiennes de chaque
industriel. Mais la production d’une usine a deux fac¬
teurs, le matériel et le personnel ; et l’un n’est pas
moins important que l’autre. Un corps d’ouvriers
436 LE TRAVAIL DES FEMMES
vigoureux, intelligents, attentifs, dispos, ayant le cœur
à l’ouvrage, cela fait aussi partie d’un bon outillage
de manufacture. Que n’a-t-on pas dit ou écrit sur la
supériorité de l’ouvrier anglais relativement à l’ou¬
vrier français? Le premier, dans le même temps,
produit beaucoup plus que le second : en Angleterre,
les mêmes machines qui exigent en France trois
ouvriers n’en demandent que deux. Cette différence
dans la qualité du personnel est considérable. Atta¬
chons-nous donc à avoir ou à former un corps d’ou¬
vriers qui soient solides, adroits et bons travailleurs.
D’après une note lue par le général Morin à l’Acadé-
nie des sciences, le propriétaire d’une grande manu¬
facture de lin en Normandie aurait fait d’importants
sacrifices pour améliorer la ventilation de l’atelier
de tissage contenant 400 ouvriers : les résultats
de cette dépense intelligente auraient été excellents.
Au lieu que le dixième des ouvriers était malade au¬
paravant, on n’en trouvait plus que trois ou quatre
qui le fussent, c’est-à-dire 4 p. 100. En outre, la pro¬
duction de l’atelier se serait accrue de plus de 6 p. 100
par le seul fait d’une plus grande activité dans le
travail. C’est là une preuve, entre mille, de ce que
peuvent la santé et l’entrain de l’ouvrier. Mais croit-
on que, si la journée était plus courte, cette santé et
cet entrain ne seraient pas notablement augmentés?
Ayant plus de loisirs pour leurs distractions, leurs
promenades, leurs occupations ou leurs jouissances de
famille, n’apporteraient-ils pas à la manufacture, les
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. , 437
femmes surtout, un esprit plus alerte, plus dégagé
des inquiétudes du dehors, une attention plus soute¬
nue, des membres mieux reposés et plus dispos ? Un
grand industriel normand nous disait que dans sa
manufacture, bien que les tisseuses dussent travail¬
ler nominalement douze heures, l’on n’estimait pas
qu’elles fournissent un travail effectif de plus de
huit heures par jour, quatre heures étant prises en
partie par le montage des métiers, mais surtout par
les pertes de temps, les retards, les distractions, les
fautes à réparer. Diminuer le travail nominal, en con¬
servant ou en augmentant même le travail effectif,
c’est là le grand point.
Or supposez la journée de travail, dans la grande
industrie, ramenée à dix heures ou même à onze, de
quelle importance ne serait-ce pas pour la femme et
pour la famille? Sans doute la mère serait encore trop
longtemps absente du foyer, mais du moins elle au¬
rait quelques loisirs pour la tenue du ménage, pour
l’éducation, pour l’instruction des enfants : ce serait
une complète métamorphose ; l’ouvrière de fabrique
serait alors dans la même situation qu’une ouvrière
à la journée ou qu’une ouvrière des champs.
La grande industrie peut encore se prêter à d’au¬
tres accommodements : quelques généreux industriels
en ont donné la preuve. A la jeune mère, que les
dures exigences de la destinée forcent au travail de
fabrique, peut-on ménager le temps et les ressources
pour réparer ses forces, pour garder et allaiter son
37.
438 LE TRAVAIL DES FEMMES
enfant? M. Jean Dollfus a le premier donné en ce
sens un grand exemple qui a déjà été suivi par quel¬
ques fabricants de l’Est : c’est celui ,de laisser aux
femmes en couche leur salaire pendant six semaines,
à compter du quinzième jour après l’accouchement,
à l’unique condition quelles resteront chez elles à se
soigner et à soigner leur enfant. Auparavant elles
n’attendaient pas d’être complètement remises pour
rentrer dans l’atelier et reprendre leur travail. Il en
résultait pour la mère une débilité et un affaiblisse¬
ment général de la santé, des infirmités précoces ; et
pour l’enfant, abandonné immédiatement à des soins
mercenaires, le rachitisme le plus souvent et fré¬
quemment une mort prématurée. Le nombre des
femmes employées dans les établissements de M. Doll¬
fus était de 1150. La mortalité des enfants est en
général, à Mulhouse, de 33 à 35 p. 100 dans la pre¬
mière année, et elle s’élève même à 38 ou 40 p. 100
parmi les enfants des ouvrières de fabrique. Or le ré¬
sultat obtenu par la maison Dollfus-Mieg, ç’a été la
réduction de la mortalité des enfants de l’usine à 24
et 28 p. 100. La dépense annuelle a été de 8,000 fr.
Ainsi la mortalité des enfants s’est trouvée réduite
d’un tiers : cela se peut calculer, parce que les morts
se comptent ; mais quel a été l’accroissement de la
santé, de l’énergie, de l’entrain au travail, quelle a
été la plus-value de l’ouvrage de ces jeunes mères,
alors qu’elles sont rentrées dans l’usine complète¬
ment remises, sans inquiétudes, sans fatigue et sans
AU DIX NEUVIEME SIECLE.
regrets, voilà ce que les chiffres ne peuvent exprimer.
Quant à nous, nous croyons que si M. Dollfus a fait
ainsi une œuvre charitable, il en a été lui-même ré¬
munéré. Un salaire de six semaines sur une année,
c’est environ onze pour cent du salaire annuel. Mais
croit-on que, par la suite, la production de chaque
ouvrière, ainsi reposée et rétablie, n’ait pas été de dix
ou quinze pour cent, et de plus peut-être, supérieure à
ce qu’elle aurait été, si l’ouvrière était immédiatement
revenue à sa tâche, avec ses membres affaiblis, son
esprit inquiet et des regrets au cœur? Or, cet ac¬
croissement de la production industrielle de l’ouvrière,
ce n’est pas seulement pendant l’année qui suit l’ac¬
couchement, c’est pendant tout le reste de la vie
qu’elle se manifeste : la constitution moins éprouvée,
et totalement remise de ses secousses, en reste tou¬
jours plus solide. Ainsi le sacrifice du fabricant n’é¬
tait pas perdu pour lui-même : il servait à lui former
un personnel d’ouvrières plus vigoureuses, plus ha¬
biles, plus attentives. Or, nous le demandons, quel
est l’industriel intelligent qui ne consentît à dépen¬
ser chaque année 8,000 fr. pour un personnel de
1200 ouvrières, afin d’obtenir de celles-ci plus d’ac¬
tivité, plus d’assiduité, plus de persévérance au tra¬
vail? Et ne doit-on pas tenir compte aussi de cette
jeune génération, grandissant dans de meilleures con¬
ditions, plus à l’abri des maladies de l’enfance qui
laissent toute la vie des traces : pépinière d’ouvriers
plus vigoureux et plus capables d’un travail productif?
440 LE TRAVAIL DES FEMMES
Faire pour l’amélioration du personnel ouvrier une
très-petite partie des sacrifices que tout industriel fait
pour l’entretien ouïe renouvellement de son matériel,
est-ce là folie? n’est-ce pas au contraire une preuve
de jugement et de prévoyance?
Une ville industrielle du Midi, qui a fait de grands
progrès depuis quelques années, Mazamet, nous
offre, d’après le témoignage de M. Reybaud, une
coutume aussi touchante que féconde. D’ordinaire, à
moins de quitter les ateliers, les ouvrières ne peuvent
pas allaiter leurs enfants. Presque toutes les confient
à des nourrices : or, ce n’est pas seulement une pri¬
vation morale, c’est une dépense qui prend une forte
part du salaire de la femme. En suspendant son tra¬
vail, l’ouvrière risquerait de voir sa place occupée.
On a imaginé, à Mazamet, une combinaison qui mé¬
nage tous les devoirs, toutes les convenances et tous
les intérêts : on a créé un atelier spécial où les jeunes
mères sont employées au triage des laines et où elles
peuvent, tout en allaitant leurs enfants, continuer
leur besogne. C’est une sorte de crèche industrielle,
où tout se trouve réuni : la mère, l’enfant et le tra¬
vail. « Le spectacle en est intéressant, dit M. Rey¬
baud, soit que les enfants dorment sur les genoux de
la mère, soit qu’ils se roulent sur les déchets de laine
qui tapissent l’atelier. Il y a là plus d’une expérience
industrielle, il y a une issüe donnée à un bon senti¬
ment sous la forme la plus touchante.» Sans doute
ces jeunes femmes gagnent moins qu’.à ourdir et à
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 141
tisser, mais ell*es n’ont pas de frais de nourrice à payer,
elles ont une tâche plus facile, elles ont leur enfant
près d’elles : elles ménagent à la fois leurs forces et
leur cœur et, après quelques mois passés à cet atelier
spécial, elles reprennent leurs anciens travaux avec
plus de contentement et de vigueur. Nous savons que
la mécanique envahit tout et qu’il n’y a plus guère
d’opération industrielle qui ne soit soumise à son
empire. Mais, dans une vaste manufacture, ne peut-
on trouver pour les préparations ou pour le finissage
quelque tâche aisée qui puisse ainsi s’exécuter à part
et dans un atelier particulier? La grande industrie est
moins implacable au fond qu’elle n’en a l’apparence.
Elle sait s’adoucir et devenir clémente quand on sait
la prendre.
L’Angleterre nous offre un autre essai du même
genre, plus curieux encore, mais d’une application
plus difficile. La maison William Bartleet et fils, de
Redditch, a fondé dans sa manufacture un atelier spé¬
cial pour les jeunes mères, où les heures de travail
sont excessivement courtes et très-heureusement
combinées. L’ouvrage commence pour elles à 8 heures
et demie, ce qui leur permet de préparer leur ménage,
de lever leurs enfants et de les faire partir pour l’é¬
cole. A midi et demi, le travail cesse pour le dîner,
les mères peuvent chercher leurs enfants à l’école et
, préparer le repas avant l’arrivée du mari ; le travail
recommence à deux heures pour finir à quatre heures
et demie; ce qui permet aux mères de chercher leurs
442 ' LE TRAVAIL DES FEMMES
enfants à l’école, de veiller à ce qu’ils ne fréquentent
pas de mauvaise compagnie, de faire une promenade
avec eux ou de leur faire des lectures, de tenir la mai¬
son propre pour l’arrivée du père, de raccommoder
les vêtements. Ainsi ce n’est qu’un travail de six
heures et demie par jour : c’est bien peu ; le chef de
la maison déclare qu’une expérience de quatre ans
lui a prouvé, de la façon la plus décisive, que les
jeunes mères, en général, employées ainsi à la tâche,
gagnent autant que si elles faisaient la journée habi¬
tuelle de travail ; et il explique cette anomalie appa¬
rente par l’amélioration de leur santé, la disparition
des absences et des retards, la plus grande vivacité
du travail et l’extrême rareté des maladies. Dans l’in¬
térêt du manufacturier il faut, pour suivre un pareil
système, réunir les jeunes mères dans un atelier spé¬
cial, afin que la force motrice ne desserve les métiers
qu’elles occupent que pendant leurs heures de pré¬
sence. C’est là une complication considérable qui
rend ce système moins susceptible d’extension. Aussi
lui préférons-nous un expédient indiqué par M. Doll-
fus.
Cet éminent manufacturier a proposé d’employer
les jeunes mères seulement une moitié de journée et
de leur laisser l’autre pour rester à leur foyer et
prendre soin de leur ménage et de leur famille. La
seule difficulté que rencontre cette mesure, c’est
pour la concilier avec le travail aux pièces, qui pré¬
domine actuellement et avec grande raison dans
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 443
presque toutes les opérations industrielles ; mais cette
difficulté n’est pas insurmontable : elle s’était pré¬
sentée déjà dans certaines fabrications pour les enfants
que l’on voulait diviser en relais. Il est certain que
l’on ne peut mutiler les tâches pour renfermer cha¬
cune d’elles dans un espace de six heures : il faut
beaucoup plus de temps pour tisser une pièce de
toile ou de drap, et la pièce de drap ou de toile est
l’unité qui sert à établir le travail de l’ouvrière. Mais
plusieurs femmes unies par une communauté de sang
ou d’intérêt, la mère et la fille par exemple, ou bien
encore deux sœurs, ne pourraient-elles s’entendre
pour travailler chacune une demi-journée au même
métier et se partager le salaire total ? Ce n’est pas là
une chose tellement extraordinaire qu’on doive dé¬
sespérer de la voir se réaliser. Certaines industries
nous offrent des exemples de ce mode d’association
entre ouvrières. Il existe à Paris un atelier pour le
tissage des châles, où trente ouvrières sont employées.
Tout métier y est occupé par deux femmes associées
à conditions égales, et dont chacune fait alternative¬
ment une heure de lançage et une heure de tissage,
ce qui leur permet de travailler plus rapidement et
avec moins de fatigue. Le salaire se partage par moi¬
tié 1 . Une organisation analogue résoudrait le pro¬
blème que nous avons posé pour le tissage mécani¬
que, et permettrait aux jeunes mères de ne faire
1. Ouvriers des deux. mondes, t. I, page 358.
444
LE TRAVAIL DES FEMMES
qu’une demi-journée de travail. Or, il faut considérer
qu’il n’y a rien d’élastique comme la production d’un
métier de tissage : une bonne ouvrière produit et
gagne autant dans sa journée que deux ouvrières mé¬
diocres. On peut supposer, croyons-nous qu’une
femme qui ne travaillerait que six heures par jour se
conduirait pendant ce temps comme une ouvrière
d’élite, c’est-à-dire qu’elle gagnerait presque autant
en cette demi-journée que les'ouvrières médiocres
en une journée complète.
Telles sont quelques-unes des combinaisons qui
ont été imaginées ou pratiquées par quelques hommes
d’expérience, par de grands manufacturiers. On voit
qu’ainsi comprise et ainsi conduite, l’industrie à la
vapeur, malgré ses apparences de rigidité, sait se plier
à toutes les exigences et qu’elle peut se rendre com¬
patible avec les devoirs et les convenances de la vie
des femmes.
Les moteurs mécaniques, non-seulement ne sont
pas aussi hostiles à la vie de famille qu’on se plaît à
le croire, mais ils peuvent même servir à sa restaura¬
tion. L’assertion peut paraître audacieuse, nous allons
essayer d’en démontrer la vérité.
C’est une croyance universelle que l’industrie ifié-
canique demande d’énormes capitaux et ne peut
réussir qu’exercée sur une grande échelle. Cela est
parfaitement vrai des filatures, ce n’est pas exact pour
les tissages. Un tissage mécanique peut être établi
dans des conditions de grande économie, à peu de
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 445
frais, en pleine campagne, et néanmoins prospérer.
M.Reybaud nous a raconté l’histoire frappante de ces
maîtres ouvriers en soie de la Prusse Rhénane qui,
lors de l’invasion des métiers mécaniques et de la
création de vastes usines, entreprirent de défendre
leur situation à armes égales et opposèrent aux puis¬
santes machines de trente à trente cinq chevaux, ani¬
mant quatre ou cinq centé métiers, des machines plus
petites de six et huit chevaux, faisant marcher vingt,
trente ou quarante métiers. Dans l’industrie de Paris
il y a des machines à vapeur de la force de deux ou
trois chevaux, cela suffirait pour alimenter un atelier
campagnard. Pour le tissage, le village ou le bourg
peuvent lutter avec la ville, le petit commerçant ou
une association d’ouvriers avec le grand capitaliste.
L’on connaît l’asile de Sainte-Marie aux Mines, où
huit métiers sont exploitées par treize jeunes filles,
sous la conduite'd’un contre-maître. Cette organisa¬
tion simple a produit, à tous les points de vue, les
meilleurs effets. Le terrain à la campagne est moins
cher, les vivres aussi, la proximité des matériaux
rend souvent l’installation moins coûteuse. Un petit
atelier a des indulgences et des accommodements
qu’une grande usine ne saurait accepter. De même
que l’on voit souvent dans le pays où se fabrique la
dentelle, plusieurs familles se réunir le soir pour tra¬
vailler en commun et épargner les frais d’éclairage,
ainsi l’on pourrait, dans les pays de tissage, voir les
jeunes filles du. village et des environs rassemblées
446 LE TRAVAIL DES FEMMES
dans un atelier modeste, surveiller une vingtaine de
métiers mis en mouvement par une petite machine à
vapeur. Ces établissements se rapprocheraient de
tous ceux qui ont été créés dans le Midi pour la fa¬
brication de la soie et qui abritent, selon des chiffres
authentiques, environ40,000 ouvrières.
Un inspecteur des manufactures d’Angleterre,
M.Robert Baker, dans son rapport de 1867, dit avoir
vu à Conventry, en dehors des grandes manufactures
de rubans, environ 400 maisons dans chacune des¬
quelles un homme et sa femme, aidés quelquefois de
deux ou trois autres ouvriers, pratiquaient le tissage
à la vapeur, soit qu’ils produisissent eux-mêmes la
force motrice au moyen d’une faible machine, soit
qu’ils T'empruntassent à des usines contiguës. On a eu
des exemples, en effet, de grands établissements autour
desquels étaient agglomérés une foule d’habitations
ouvrières, dont chacune recevait à l’intérieur, par des
arbres de couche et de transmission, une partie de la
force mécanique produite dans la manufacture cen¬
trale. Il s’est constitué en Hollande des sociétés de lo¬
cation de force motrice, qui ont pour but de détailler
et de mettre à la portée de tous -cette puissance de
la vapeur [steampower ), qui n’a jusqu’ici été à la
portée que des établissements importants.
Mais la vapeur n’est pas la seule force mécanique
dont l’homme puisse faire usage -, elle peut avoir des
suppléants et des rivaux dans l’électricité et dans le
moteur Lenoir. Malheureusement la force produite de
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 447
ces deux dernières manières est encore coûteuse, et il
faudra des perfectionnements nouveaux dans les pro¬
cédés pour qu’elle puisse devenir d’un usage général.
Cependant, depuis dix ans, des progrès considérables
ont été accomplis pour tirer parti à bon marché des
moteurs électro-magnétiques. Dès 1858, un Italien,
du nom de Ponelli, était parvenu à appliquer l’élec¬
tricité au métier à la Jacquard : cette invention, qui
n’est encore qu’à sa première période, a cependant
réussi dans une certaine mesure ; et l’on voit à Paris,
à Lyon, principalement à Gênes, des métiers qui tis¬
sent à l’électricité. Nous avons déjà parlé, dans un des
chapitres qui précèdent, de l’appareil Casai, pour
mettre en mouvement les machines à coudre ; il pour¬
rait servir aussi avec quelques modifications pour le
tissage. Quant au moteur Lenoir, il a pour principe la
grande tension de la vapeur d’eau au moment où
elle se forme par la combinaison du gaz combustible
et de l’oxygène. Ce moteur est d’un usage des plus
commodes. Il n’est point encombrant, il donne instan¬
tanément le mouvement et, ce qui est infiniment pré¬
cieux, il cesse de consommer dès qu’il cesse de pro¬
duire ; c’est surtout dans les travaux intermittents
qu’il rend aujourd’hui des services ; mais, si l’on peut
un jour l’établir dans des conditions économiques,
il sera, plus que tout autre, utile à la famille ou¬
vrière.
Sans doute ces institutions ou ces organisations
que nous venons de décrire sont actuellement à l’état
448 LE TRAVAIL DES FEMMES
d’exception : dans le présent elles n’ont qu’un intérêt
de curiosité. Mais n’est-il pas possible qu’elles se dé¬
veloppent et se perfectionnent ? La force motrice
mise à la portée de tous, est-ce un rêve que l’on
puisse dès l’abord déclarer irréalisable, alors que
nous nous en approchons sans cesse? Quant à nous,
nous attendons tout du progrès de la science et rien
des prescriptions arbitraires du législateur. Nous re¬
gardons l’avenir avec confiance,parce que nous croyons
que les découvertes merveilleuses accomplies depuis
un siècle auront des compléments nécessaires. Nous
pensons que la famille ouvrière n’est pas incompa¬
tible avec les progrès de la mécanique, et nous pres¬
sentons le jour où un développement ultérieur de nos
connaissances mettra dans chaque chaumière et dans
chaque mansarde cette force motrice qui n’appartient
aujourd’hui qu’aux usines importantes.
Pour la reconstitution delà famille ouvrière, il y a
des moyens plus immédiats. Il faut d’abord augmen¬
ter les ressources, il faut aussi accroître l’attrait du
foyer. Les ressources, ce n’est pas seulement le sa¬
laire et l’épargne réalisés, ce sont aussi les qualités,
les connaissances, les vertus, qui facilitent la tenue
du ménage, qui assurent l’emploi utile des sommes
les moins importantes, qui permettent avec peu d’ar¬
gent de faire beaucoup pour le bien-être et la dignité
de la vie. De ce côté, il y a toute une éducation à
faire. Pour que chaque ouvrière puisse devenir une
ménagère efficace, pour qu’elle sache avec économie
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 449
organiser son intérieur, préparer la nourriture com¬
mune, acheter et raccommoder les vêtements, soi¬
gner les enfants nouveau-nés, pour toutes ces choses
si capitales dans l’existence, il faut une instruction
qui n’existe pas, une initiation, une préparation, dont
on rencontre à peine quelques traces dans certaines
localités privilégiées. On nous dit que dans le seul
canton de Zurich il y a 320 écoles de travail tenues par
d’habiles contre-maîtresses et que, grâce à ces cours si
utiles, on ne voit presque aucune jeune fille du canton
qui ne sache coudre, tricoter, marquer, broder, laver
et repasser, apportant ainsi en dot à son mari tous
ces talents variés si essentiels à la bonne tenue du
ménage *. Ces écoles de travail de la Suisse commen¬
cent à attirer sur elles l’attention. Un journal alle¬
mand nous apprend que le gouvernement de Bade
vient de nommer une commission chargée d’en étu¬
dier le fonctionnement. Nous les avons imitées dans
une bien faible mesure en instituant des leçons de
couture dans chacune de nos écoles de filles. Ainsi
l’on revient de cette vieille erreur, qui faisait de l’é¬
cole primaire un simple cours de lecture, d’écriture,
de calcul, d’orthographe et de géographie. Dans une
société comme la nôtre, l’école doit former les élèves
auxbonnes habitudes, aux bons procédés, aux bonnes
méthodes. Un peu moins d’orthographe et de calli¬
graphie, un peu plus de ces sciences pratiques autre-
1. Deseilligny. Influence de la moralité et de l'instruction sur le
450 LE TRAVAIL DES FEMMES
ment indispensables à la sécurité et à l’honnêteté de
l’existence : quelques notions d’économie domestique
et là, où les circonstances s’y prêteront, de cuisine;
des connaissances d’hygiène surtout, qui dissiperont
tant de préjugés, épargneront tant de forces perdues,
préviendront tant de maladies et laisseront à la fa¬
mille ouvrière ces sommes encore assez considéra¬
bles, employées chaque année en médicaments et en
consultations de médecins, ou plus souvent de char¬
latans.
En dehors de cette instruction pédagogique, il y
a mille autres manières de venir avec efficacité au
secours de la famille ouvrière. Il y a, avons-nous dit,
toutes sortes de procédés et de méthodes économiques
à propager. Que de progrès n’a-t-on pas faits pour
mettre à la portée de tous, par des ustensiles ingé¬
nieux et peu coûteux, cette aisance qui n’appartenait
autrefois qu’aux classes élevées ? Eh bien, tous ces pro¬
grès, œuvre des sciences mécaniques et chimiques ou
du perfectionnement industriel, sont en grande partie
perdus, parce que le peuple les ignore et ne sait en
tirer parti. On peut trouver aussi bien des combinai¬
sons simples et efficaces pour assurer à l’ouvrier, avec
moins de frais, une plus grande quantité de produits.
Il y a un certain nombre d’années, les fabricants de
Reims eurent l’excellente idée d’organiser pour les ou¬
vriers la vente du vin naturel en petits barils avec faci¬
lités de payement ; la consommation en augmenta à
domicile, au grand avantage de la famille, et diminua
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 451
au cabaret, au grand avantage de la société. La
société industrielle de Mulhouse s’est appliquée à
propager l’emploi de la houille dans les ménages;
elle a fait étudier par une commission les meilleurs
appareils pour ce combustible, et elle a fait vendre
à domicile et à prix réduits sept cents appareils de
chauffage. D’autres fabricants d’Alsace ont fait dis¬
poser l’écoulement de leurs eaux chaudes à l’exté¬
rieur , de manière qu’elles puissent être utilisées
par toute personne qui veut les employer au lavage.
Ce sont là toutes choses qui facilitent la vie de famille,
qui satisfont les besoins les plus importants à peu de
frais, et qui permettent ainsi avec de moindres res¬
sources une bonne tenue de ménage.
Nous voudrions voir les sociétés charitables diriger
leur activité vers ce but : propagation des bonnes
méthodes, des bons instruments, éducation de la mé¬
nagère. Nous l’avons assez répété, mais on ne saurait
trop y revenir, le bien est chose difficile à faire, il y
faut apporter du discernement, de la connaissance des
choses et des hommes, l’intelligence des besoins et
des ressources véritables. On a dit, il y a longtemps,
qu’il y a un art de faire le bien ; nous dirons, nous,
que la bienfaisance doit devenir une science, qu’elle
suppose, pour être efficace, un ensemble d’études,
de connaissances et de réflexions, faute desquelles la
charité est insignifiante dans ses effets, quand elle
n’est pas nuisible.
Toute économie dans la dépense équivaut à une
52 LE TRAVAIL DES FEMMES
augmentation de salaire ; il faut donc employer tous
ses efforts pour apprendre à l’ouvrière à savoir tout
faire avec économie. M. Revbaud nous dit, dans ses
études sur les ouvriers en fer, qu’au Creusot les mé¬
nages sont en parfait état, tout y respire la propreté
t l’aisance; et cependant les femmes ne sont pas ad¬
mises dans les travaux de l’exploitation, elles n’ont
guère pour vivre que le salaire de leur mari ; mais le
chef de cet immense établissement n’a rien négligé
depuis de longues années pour former la population
ouvrière à toutes ces connaissances indispensables, à
cet art pratique de la vie qui, s’il n’est pas à lui seul
une richesse, ale don de doubler toutes les ressources
réalisées.
On doit aussi augmenter l’attrait du foyer domes¬
tique; il ne suffît pas d’y replacer la femme et la mère,
il faut qu’il soit tel que le mari et le père puissent s’y
plaire à leur tour et qu’ils aient moins de tentation
de le quitter pour le cabaret. De ce côté l’on a fait de
louables efforts, qui ne demandent qu’à être généra¬
lisés. Que n’a-t-on pas écrit sur les maisons ouvriè¬
res, et quelle institution de notre temps mérite mieux
d’être décrite sous toutes ses formes et ses différents
types? La pensée en est plus vieille qu’on ne le croit
en général. M. Villermé déclarait en avoir vu à Mul¬
house, il y a déjà plus de trente ans. M. de Gérando,
dans un mémoire qui date de 1851écrivait les li-
1. Mémoire sur les progrès de l’industrie, considérés dans leurs
rapports avec la moralité de la classe ouvrière.
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 453
gnes qui suivent : « Nous applaudissons aux chefs
des. établissements industriels, qui ont eu l’heureuse
idée de disposer d’avance pour leurs ouvriers des ha¬
bitations saines, propres, où ils peuveut vivre en mé¬
nage; nous applaudissons plus particulièrement à
ceux qui, en élevant ces constructions, les ont dispo¬
sées de manière à ce que chaque ménage occupe une
maisonnette et un petit jardin, et qui ont pris des dis¬
positions telles, que chaque ouvrier puisse, en peu
d’années, par une retenue sur ses salaires, devenir,
s’il le désire, propriétaire de l’habitation où il est
logé : combinaison qui réunit tous les avantages. »
M. de Gérando cite MM. Davilliers dans leur fila¬
ture de Gisors, M. Grivel, à Auchy-lès-Hesdin (Pas-
de-Calais). Les petites habitations, que ce dernier
industriel avait fait construire à cette époque, étaient
placées dans le site le plus favorable et formaient un
petit village : à mesure que l’une d’elles était cédée à
un ouvrier, on en construisait une nouvelle dans les
mêmes conditions et avec la même destination.
Rapprochement curieux : le mémoire de M. de Gérando
est dédié à la Société industrielle de Mulhouse ; or c’est
cette ville qui devait, quelques années plus tard, orga¬
niser cette cité ouvrière, qui fait l’admiration de l’Eu¬
rope. Cette institution s’est propagée de proche en
proche, elle a rempli tout l’Est. Il n’y a guère d’indus¬
triel important de l’Alsace et de la Lorraine qui n ait
fait construire et mis en vente un certain nombre de
maisons d’ouvriers. M. Yéron, dans son intéressant
454 LE TRAVAIL DES FEMMES
ouvrage sur les institutions ouvrières de Mulhouse, et
le document officiel intitulé : «Enquête du groupe X à
l’exposition de 1867 » nous montrent le développe¬
ment et nous indiquent les étapes de ce mouvement
fécond, qui est appelé à avoir une si grande influence
sur notre société moderne.
L’amélioration des logements, le perfectionne¬
ment de l’instruction, les progrès des bibliothèques
populaires, des sociétés de chant, etc., ce sont là
toutes choses essentielles pour que la famille ouvrière
se reconstitue : et, en leur absence, la présence de la
femme au foyer domestique perdrait la plus grande
partie de son efficacité.
Nous avons étudié les moyens d’organiser sur une
plus solide base la famille ouvrière, dont la reconsti¬
tution est d’un intérêt primordial pour la société tout
entière. Nous nous sommes demandé comment l’on
pourrait restituer la femme à son domicile : nous
avons indiqué toutes les combinaisons vraiment pra¬
tiques, auxquelles notre industrie peut ou pourra un
jour se plier. Le développement de l’instruction pro¬
fessionnelle, l’ouverture aux femmes d’un grand nom¬
bre de carrières qui ne leur sont fermées que par les
préjugés et par leur manque d’éducation, la propa¬
gation des instruments qui, tels que les machines à
coudre, à piquer, à broder, permettent à l’ouvrière
isolée un travail rémunérateur : la recherche des
améliorations scientifiques, qui pourraient mettre la
force motrice, sans trop de frais, à la portée de l’ate-
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 455
lier domestique : la création de tissages mécaniques
sur une petite échelle dans les villages et les campa¬
gnes : et, d’un autre côté, une éducation meilleure
de la femme du peuple, qui lui donnât, outre les
connaissances scolaires, les notions indispensables
à la tenue du ménage, l’usage rendu plus général
des ustensiles et des procédés économiques : tels sont
les buts que l’on se doit proposer, si l’on ne veut pas
quitter le terrain de la réalité, lequel est âpre, escarpé,
exige beaucoup de temps, beaucoup d’efforts pour
tout progrès efficace.
Nous avons montré qu’il était impossible d’exclure
les jeunes filles des manufactures: notre industrie a
besoin des bras des femmes, et les femmes ont un
impérieux besoin des salaires de la grande indus¬
trie. Si l’on veut que la mère reste à son foyer, il faut
souvent que la jeune fille travaille à l’usine : loi
cruelle, mais loi inévitable.
Nous avons décrit, d’ailleurs, quelques-unes des
réformes importantes accomplies depuis quelques an¬
nées dans notre régime industriel : ces internats ma¬
nufacturiers pour la fabrication de la soie, où gran¬
dissent 40,000 jeunes filles, qui s’amassent une dot :
ces modifications dans la journée de travail, ces com¬
binaisons ingénieuses pour les relais, ces accommo¬
dements pour les femmes en couche ou nourrices,
dont quelques-unes de nos plus importantes usi¬
nes ont donné l’exemple. La manufacture s’amé¬
liore : au point de vue matériel, elle devient plus
43G LE TRAVAIL DES FEMMES
spacieuse, mieux ventilée, plus propre, moins dan¬
gereuse par conséquent ; au point de vue moral, la
surveillance y est meilleure ; le personnel plus séden¬
taire y est moins vicieux et moins éhonté qu’à l’ori¬
gine : les écoles, au sein de l’usine, sont de plus en plus
fréquentes : l’on s'occupe aussi des logements. Enfin
quelques industriels, comme M. Adam à Nottingham,
prennent des mesures efficaces pour la préservation de
la moralité des ouvrières : ici l’on sépare les sexes :
là on n’admet que des jeunes filles: quelques fabri¬
cants ont pour les ateliers de femmes des contre¬
maîtresses et non pas des contre-maîtres : dans un
grand établissement de confections militaires, ce sont
des femmes qui sont préposées à la réception de
l’ouvrage, elles sont, nous dit-on, et nous n’avons
pas de peine à le croire, moins partiales que les
hommes. Tous ces progrès s’accomplissent avec len¬
teur, d’une manière graduelle, mais continue. C’est à
l’opinion publique de les hâter par une propagande
efficace : c’est aux sociétés charitables, à toutes les
âmes humaines de contribuer à ce mouvement pour
leur quote-part. Sans doute il faudra du temps pour
triompher de beaucoup d’abus qui survivent, mais le
temps, c’est le collaborateur indispensable de toute
œuvre pratique et qui veut être durable.
Il nous eût été plus commode d’entrer à pleines
voiles dans cet océan illimité de l’utopie, dont la fa¬
cilité trompeuse cache cependant un fond couvert
^ d’écueils. Il ne ne nous eût guère coûté de solliciter
AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 457
un article de loi pour fermer aux femmes les manu¬
factures. Nous eussions ainsi mérité l’approbation de
tous les esprits absolus et de quelques hommes hon¬
nêtes chez lesquels l’instinct du cœur étouffe la ré¬
flexion et l’expérience. Mais un publiciste sérieux ne
doit jamais réclamer des mesures qu’un homme d’É-
tat sérieux ne puisse exécuter. Or, l’on ne trouverait
pas dans toutes les assemblées d’Europe un homme
revêtu d’un mandat quelconque qui osât demander
que l’on privât des centaines de mille femmes du tra¬
vail qui assure leur vie, et que l’on enlève à notre
grande industrie la moitié des bras qui fournissent
tous ces produits à bon marché, si précieux aux classes
populaires.
Pour les questions sociales, il n’est pas, quoi qu’on
en dise, de solution radicale. On ne peut reprendre la
société par la base pour la reconstruire sur un plan
prétendu meilleur. Dans les choses de l’industrie,
l’intervention de la loi doit être spécialement déli¬
cate et mesurée : on a prévenu les abus les plus
criants par la limitation de la journée de travail :
on doit encore prohiber le travail de nuit pour les
femmes et veiller rigoureusement à l’exécution de
toutes les mesures sanitaires reconnues pratiques.
Toute intervention ultérieure risquerait d’être une
usurpation et ne produirait, selon toute apparence,
que l’universel désarroi.
Mais si l’État, en général, doit craindre de recourir à
des mesures restrictives, c’est une raison de plus aux
39
458 LE TRAVAIL DES FEMMES AU XIX e SIÈCLE.
particuliers et aux associations de ne ménager
aucun effort pour relever le sort de la femme et re¬
constituer la vie de famille dans les classes ouvrières.
Il y a là un vaste champ dont l’exploitation demande
beaucoup d’énergie, de patience et de discernement.
On a déjà fait des essais qui ont réussi : il ne reste qu’à
les généraliser. Les expériences ont eu du succès,
les bonnes méthodes sont connues, il faut les ap¬
pliquer sur une large échelle. La grande industrie
donne aux femmes un salaire élevé, mais on l’accuse
de démoraliser l’ouvrière : la petite industrie est dans
de meilleures conditions de moralité, mais ne fournit
qu’un salaire dérisoire : par divers moyens, que nous
avons indiqués en détail, on peut introduire dans
la grande industrie certaines protections tutélaires :
l’on a réussi également, sur quelques points, à aug¬
menter la rémunération de l’ouvrière à domicile en
rendant ses services plus efficaces : théoriquement,
le problème est résolu, autant du moins qu’il peut
l’être : quant à l’application pratique, ce doit être
l’objet d’une énergique propagande.
APPENDICES
NOTE SUR LES ÉCOLES PROFESSIONNELLES
DE JEUNES FILLES
La première école professionnelle s’est ouverte à Paris le
15 octobre 1862 dans un local propre à recevoir 80 élèves.
Ce nombre fut atteint en un an environ, et il fallut trans¬
porter l’école (avril 1863) dans un local, rue Turenne, 23,
qui pouvait contenir 250 élèves. Deux ans plus tard le nom¬
bre était atteint.
Une seconde école était ouverte le 25 octobre 1864, rue
de Rochechouart; une troisième le 4 octobre 1868; une
quatrième le 4 janvier 1869; une cinquième quelques mois
plus tard.
Les cinq écoles réunies comptaient environ 800 élèves
en 4 870.
Les écoles professionnelles ne reçoivent les élèves qu’à
partir de douze ans. Le prix de l’externat, qui avait d’abord
été ûxë à 8 fr. par mois, s’éleva à 10, puis à 12 fr.
Les élèves doivent être rendues à l’école à 8 heures du
matin en été, à 8 heures 1/2 en hiver. Elles quittent l’école à
6 heures en toute saison. Cette longue journée est coupée
par deux récréations : l’une de 11 heures 1/2 à midi 1/2,
pour le déjeuner; l’autre de*3 heures 1/2 à 4 heures.
La matinée, jusqu’au déjeuner,-est consacrée aux études
générales. Les élèves, divisées en trois classes, reçoivent
une bonne instruction primaire. On leur fait même un
cours de littérature et un cours de sciences (histoire natu¬
relle, physique, chimie, hygiène), mais très-élémentaire
et dans lequel on cherche surtout le côté usuel et pratique
des choses. (Voir le programme.)
L’après-midi est consacrée au travail des ateliers ou des
cours industriels.
Les ateliers ou cours spéciaux sont au nombre de six.
1° Cours de Commerce , formant des caissières et des comptables.
(Trois heures de travail chaque jour), 3 leçons de 1 heure 1/2
par semaine. .
2° Atelier de confection. Robes et manteaux pour dames. (Tra-
460
APPENDICES.
vail de midi 1/2 à 6 heures ; cet atelier a une annexe pour la
Z^Aulier de dessin (travail de midi t/2 à a heures). Études
générales de dessin ; trois leçons de deux heures par semaine.
40 Atelier de peinture sur porcelaine ou faïence (travail de midi
f /2 à 6 heures).' Trois leçons de deux heures par semaine.
5° Atelier de gravure sur bois (de midi 1/2 à G heures). Irois
leçons de deux heures par semaine.
6° Cours d’herboristerie (de midi l/2 à 3 heures 1/2). Trois
leçons de deux heures par semaine..
A ce cours est annexé un laboratoire pour la préparation des
substances que la loi permet aux herboristes de préparer et de
vendre.
Nota. Les élèves des ateliers de peinture sur porcelaine et gravure suivent les
leçons de dessin.
Le programme des cours d’herboristerie se compose ainsi :
Botanique. Hygiène et médecine usuelle.
Chimie élémentaire. Travail du laboratoire.
La durée des apprentissages est de trois années, excepté
pour la peinture sur porcelaine et pour la gravure; la
durée de ces deux apprentissages est de quatre ans.
Le personnel d’une école en plein exercice ^e compose ainsi:
Une directrice, 1
Deux sous-maîtresses, > faisant les cours généraux.
Deux élèves-maîtresses, \
Un professeur de commerce.
— d’écriture.
— de langue anglaise.
— de musique vocale.
— de dessin.
— de peinture sur porcelaine.
— de gravure sur bois.
— d’hygiène et de médecine usuelle.
_ de botanique, chimie, manipulations.
Une maîtresse de couture 1 2 .
Une maîtresse lingère.
Chaque cours industriel doit être fait par une personne
spèciale, sous peine de n’amener aucun résultat pratique.
1. Le travail des ateliers n’est qu’une mince ressource, de 1,200 à l,S00fr.
par an en plein exercice et bien dirigés.
2. Toutes les élèves qui le désirent peuvent être reçues à l’atelier de cou¬
ture de 4 heures à 6 heures.
APPENDICES.
161
Les écoles professionnelles sont fondées et maintenues
par une société dont les membres fondateurs payent une
somme de 50 fr. et les souscripteurs une somme de 25 fr.
par an. Cette société, lors de la fondation première, ne
comptait que cinquante membres et n’avait qu'un capital
de 10,C00 fr., dont une partie seulement était immédiate¬
ment disponible.
Elle compte aujourd’hui plus de cinq cents membres.
L’école de la rue de Turenne en 1869, en plein exercice,
avec tous les cours St le personnel ci-dessus, a dé¬
pensé 22,174 fr.
La dépense des autres écoles est proportionnelle au
nombre de cours en exercice.
En sortant des écoles professionnelles, les élèves se pla¬
cent facilement et réussissent ordinairement . .
L’école de la rue de Turenne compte aujourd’hui une.
vingtaine d’élèves très-bien posées dans le commerce comme
caissières ou comptables et gagnant de 1,500 à 2,500 fr.
Le cours de gravure a fourni des élèves gagnant facile¬
ment 5 à 6 francs par jour. Il en est de même pour les
autres cours.
Extrait du rapport lu par M. Dumas à l'Académie des Sciences dans la
séance publique du 25 novembre 1872.
UNE NOUVELLE’ COUSEUSE AUTOMATIQUE.
Messieurs, l’opinion que j’exprime au nom de la Commis¬
sion des Arts insalubres conduit naturellement le rapporteur
à vous parler de deux personnes, nées aussi dans la mal¬
heureuse Alsace, et qui, malgré l’amour de la terre natale
l’ont quittée pour se fixer en France, en Picardie. La, on
compte aujourd’hui M Ue Caroline Garcin, qui, avec ses eux
sœurs, tenait à Colmar une institution de jeunes filles, et
un habile horloger, admiré de tous ses compatriotes comme
constructeur de plusieurs horloges compliquées : c est
M. Adam, l’auteur de l’horloge de Colmar. , .
Caroline Garcin, émue de tout, ce qu elle entendait
dire, de tout ce quelle lisait des inconvénients pour la-
femme de l’usage des couseuses à pédale, s est dit • illaut
donner à l’ouvrière une machine quil affranchisse des mai
naissant du jeu de la pédale; il faut trouver un moyen de
APPENDICES.
mettre un mécanisme en mouvement indépendamment du
pied de l'ouvrière. Là femme généreuse, mère de cette
idée, va chez M. Adam, son concitoyen, l’habile horloger,
lui communique son idée et le persuade. Voilà, messieurs,
l’histoire de l’origine de la couseuse automatique.
Cette machine a reçu le meilleur accueil de l’industrie
alsacienne; la Société industrielle de Mulhouse en a conçu
une idée avantageuse ; même succès à Strasbourg. La ma¬
chine a été exposéd dans plusieurs villes; en ce moment,
nous avons la liste d’un nombre asdfez considérable de loca¬
lités où elle est employée.
Et ajoutons que le Conseil municipal d’Amiens, profon¬
dément touché de voir ces quatre personnes alsaciennes
quitter Colmar pour rester sur une terre française, en met¬
tant un vaste terrain à la disposition de M lle Caroline Garcin
et de M. Adam, s’est conduit de manière à mériter un re-
mercîment de gratitude de ceux qui sont vraiment patriotes!
> Ma i s J messieurs, si, comme Français et comme amis de
l'humanité* nous applaudissons vivement aux actes dont
nous parlons, d’un autre côté, nous avons des règlements à
observer ; et depuis la fondation de prix pour les Arts in¬
salubres, nous avons toujours été unanimes à ne donner des
prix qu’à des choses, à des procédés qui avaient eu la sanction
de la pratique. Nous pensons donc que, dans le moment
actuel, un prix décerné à la couseuse automate ne serait pas
conforme à nos précédents; mais aussi nous pensons, à
l’unanimité, qu’un encouragement de deux mille francs ,
donné à la respectable M lle Caroline Garcin et à son habile
associé M. Adam, aura l’approbation de l’Académie et sera
un témoignage public de nos vœux pour le succès définitif
ne la couseuse automate en particulier, et en général pour
toute machine analogue, d’un prix peu élevé, au mouvement
du laquelle le pied de la femme serait étranger. Quoi qu’on
en ait dit de 1 innocuité de l’usage des cooseuses a pédale, la
Commission pense que la suppression de la pédale est dési¬
rable, eu égard, sinon à toutes les ouvrières, du moins à un
certain nombre d’entre elles; au point de vue de l’hygiène
la Commission fait des vœux pour que l’usage d’une cou¬
seuse économique, à laquelle le mouvement cessera d’être
mprime par le pied de la femme, se répande de plus en plus.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
Dü SALAIRE ET DE L’INSTRUCTION DES FEMMES
DANS L’INDUSTRIE.
Chapitre I. — Esquisse du travail des femmes avant le
dix-neuvième siècle. — Des progrès de la mécanique dans
toutes les industries féminines. — Du développement des
manufactures aux dépens de l’atelier domestique. 1
Chapitre II. — Des salaires des femmes employées par la
grande industrie (filatures, tissages, indiennages, ateliers
d’apprêts). 50
Chapitre III. — Des salaires des femmes. — Suite. — La
broderie et les dentelles. 79
Chapitre IV. — Des salaires des femmes. — Suite. — Petite
industrie. — Métiers divers. 91
Chapitre V. —Des causes d’inégalité entre les salaires des
hommes et les salaires des femmes. — De la durée de ces
causes et de leur remède. — Considérations diverses sur
les industries féminines. 130
Chapitre VI. — De l’instruction des femmes employées dans
l’industrie. 146
DEUXIÈME PARTIE
DE L’INTERVENTION DE LA LOI POUR PROHIBER ET RÉGLEMENTER
LE TRAVAIL DES FEMMES DANS L’lNDUSTRIE.
Chapitre 1. — Discussion des principes au nom desquels
l’État peut intervenir dans les conventions conclues entre
personnes majeures...... 188
464
TABLE DES MATIERES.
Chapitre II. — De l’état physique et moral des femmes em¬
ployées par la grande et par la petite industrie. — Des
mesures législatives proposées pour améliorer et protéger
la santé et la moralité de l'ouvrière. 213
Chapitre III. — Des lois et des coutumes régissant le travail
des femmes à l’étranger et en France. 245
TROISIÈME PARTIE
DES MOYENS DE RELEVER LA CONDITION DES FEMMES
ET DE RECONSTITUER LA FAMILLE OUVRIÈRE
Chapitre I. — Du perfectionnement de l’instruction des
femmes. — Des nouvelles carrières qu’on leur pourrait
ouvrir. — De l’enseignement professionnel des femmes en
Angleterre, en Allemagne et en France. 289
Chapitre 11. — De la concurrence faite aux ouvrières parle
travail des prisons, des ouvroirs et des femmes du monde.
— Des moyens d’atténuer et de supprimer même les mau¬
vais effets de cette concurrence. 353
Chapitre III.— Des machines à coudre, broder, piquer et
tricoter. .. 395
Chapitre IV. — Des internats industriels pour les jeunes
filles. 410
Chapitre V. — D’une meilleure économie industrielle des
manufactures. — De ce que l’on peut attendre des perfec¬
tionnements nouveaux dans la mécanique. — Des moyens
propres à développer la bonne tenue des ménages d’ouvriers
et à leur permettre d’acquérir plus de bien-être avec moins
de ressources pécuniaires. — Conclusion. 426
Appendices. — Note sur la fondation et le développement des
écoles professionnelles pour les femmes à Paris. 459
Extrait du Rapport de M. Dumas à l’Académie des Sciences
(1872) sur la couseuse automatique de Mlle Garcin et de
M. Adam... 461
FIN DE LA TABLE.
Paris. — Imprimerie Viéville et Capiomonl, G, rue des Poitevins.